Harcèlement scolaire : des victimes « actives »

Première source de souffrance à l’école, le harcèlement(1) scolaire est au centre des préoccupations des équipes pédagogiques depuis quelques années. Encadrée par le professeur Benoît Galand, expert en matière de harcèlement scolaire à l’UCLouvain, une récente publication dans la revue Psychologie française concentre les témoignages de 32 anciennes victimes de harcèlement scolaire. Le constat est sans appel : loin d’être passives, les victimes réagissent, parfois maladroitement certes, face au harcèlement, mais se sentent néanmoins désemparées. La preuve qu’il ne faut pas laisser les victimes seules, ni les stigmatiser dans cette position. Pour les chercheurs du Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l’Education et la Formation (GIRSEF) à l’UCLouvain, cette étude doit au contraire renforcer la réflexion sur le sujet pour chercher à développer des techniques multiples, toujours individualisées, pour réagir. S’il n’existe pas de « solution miracle », il convient de développer les formations pour adultes, la sensibilisation des équipes éducatives, et surtout, maintenir en permanence la vigilance de tous les acteurs.

« J’existais le moins possible (…), je ne répondais jamais à une question (…), j’essayais de faire le moins de trucs possibles qui pouvaient faire que, tout à coup, on me remarque un peu plus. » ; « Changer d’école, ça a changé ma vie (…) là, ça a été fini en fait, j’ai découvert que je n’étais pas plus moche qu’une autre, pas plus bête qu’une autre. » ; « J’ai retourné ça dans pas mal de sens, mais honnêtement qu’est-ce qu’un professeur aurait pu faire ? (…) C’est moi-même qui ai dû me réveiller, qui ai dû m’affirmer. »

Ces témoignages sont ceux de Justine, Laura et Dimitri. Trois des 32 anciennes victimes de harcèlement scolaire entendues par Chloé Tolmatcheff, première auteure de l’article « Stratégies et réactions des victimes et de leur entourage face au harcèlement scolaire : une étude rétrospective », aux côtés d’Elodie Klée et Florie Hénoumont. Publié dans la revue Psychologie française, cet article est le fruit de plusieurs années d’un travail entamé par ces chercheuses en fin de Master sous la direction de Benoît Galand, professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, membre du Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l’Education et la Formation (GIRSEF) à l’UCLouvain.

Deux théories opposées et pourtant… complémentaires

« Il existe peu d’études qualitatives qui se penchent sur ce que vivent les victimes elles-mêmes, explique ce dernier. Globalement, les recherches portent soit sur des études de cas – du travail qualitatif clinique – soit sur des travaux quantitatifs qui prennent la forme de questionnaires. » Le choix de recherche fait ici cherche justement à s’extraire de la dualité des méthodes et théories dans les études sur le harcèlement.

En effet, au sein de la recherche actuelle, deux conceptions s’opposent. La première est centrée sur la victime. L’approche théorique, les « stratégies coping », c’est-à-dire comment les individus vont mobiliser les ressources et acteurs disponibles pour faire face aux évènements, s’inscrit dans cette première conception. La seconde, appelée « Participant Role Approach » et développée par Christina Salmivalli, une chercheuse finlandaise, dans les années 90, considère le harcèlement d’un point de vue « groupal » : un phénomène social dans lequel différents acteurs autres que le harceleur/la harceleuse et la victime entrent en compte. « A l’origine de notre étude, nous souhaitions montrer que ces deux visions sont complémentaires et qu’il ne faut pas les séparer, ajoute Benoît Galand. En se penchant sur la victime et son passé, nous avons posé l’hypothèse selon laquelle la victime est loin d’être passive. »

Une étude rétrospective centrée sur les victimes

Cette étude rétrospective(2), basée sur les souvenirs des interviewés de leur passé, vise à explorer les réactions et stratégies mises en place par les victimes et par leur entourage(3) (pairs, enseignants, parents) pour faire face au harcèlement scolaire. Pour ce faire, 32 entretiens rétrospectifs ont été réalisés par les chercheurs. 22 femmes et 10 hommes, entre 19 et 37 ans, rapportant avoir été victimes de harcèlement en primaire (6), en secondaire (17), ou les deux (8) ont été entendus. Après avoir été recrutés sur une base volontaire, leurs témoignages ont été recueillis au moyen d’entretiens semi-directifs d’une durée de 40 à 120 minutes. « Une première étape de l’entretien consistait à questionner les participants quant aux épisodes de victimisation vécus, de manière à s’assurer qu’il s’agissait bien de harcèlement scolaire, complète le chercheur. Une seconde série de questions portait sur les réactions des participants, d’une part, et de l’entourage (pairs, enseignants, parents), d’autre part, de manière à pouvoir identifier leurs stratégies respectives et à appréhender au mieux la complexité interactionnelle de la recherche de soutien social. Un biais certain ressort de ces choix : tout est basé sur la mémoire, la participation est volontaire, une définition du harcèlement est faite dans l’annonce… C’est un choix de recherche pour lequel nous avons dû opter qui nous rendait très dépendants de ce dont les gens se souviennent, mais l’avantage ici c’est le recul que les victimes pouvaient avoir sur ce qu’il s’était passé. »

Des victimes loin d’être passives mais néanmoins désemparées

Ce choix de méthode a permis aux chercheurs de confirmer leur hypothèse principale : loin de rester passives, les victimes tentent une diversité de réponses très large face au harcèlement. « La plupart des entretiens que nous avons menés montrent combien les interviewés ont tenté différentes stratégies pour s’en sortir, observe Benoît Galand. Parfois, de façon maladroite et peu adéquates, mais c’est un fait : la victime est loin d’être passive face au harcèlement. Elle essaye de s’en sortir, même si ses stratégies ne semblent pas efficaces. Elles essayent plusieurs choses pour tenter de sortir de cette position. »

S’investir dans d’autres activités scolaires ou extra-scolaires, éviter le harceleur ou la harceleuse, renforcer les liens avec les autres élèves de la classe, se résigner… Les victimes combinent différentes stratégies possibles. « Elles prouvent que, loin de rester passives, elles tentent généralement une diversité de réponses face au harcèlement, précise le chercheur encadrant. Si certaines stratégies peuvent améliorer leur état émotionnel, la plupart n’ont toutefois pas d’impact sur le harcèlement lui-même. Mais toutes permettent aux victimes de rester proactives face à la situation - et d’être dans l’action. De tenir le coup, en somme. » Un soutien émotionnel que certains trouvent dans des activités extra scolaires comme un club de sport, de danse ou un mouvement de jeunesse. Des groupes qui permettent aux victimes de se sentir mieux, de se rendre compte qu’elles peuvent aussi avoir des amis et que la situation qu’elles vivent en classe face au harceleur n’est pas de leur faute.

Des réactions de la part des adultes jugées inadéquates par les victimes

« Par ailleurs, les réactions des adultes sont souvent jugées inadéquates par les victimes, observe Benoît Galand. Je parle de la réaction des parents, mais aussi des enseignants et éducateurs à l’encontre desquels les victimes qui ont témoigné ont été les plus critiques. » Concernant les parents par exemple, si la plupart ont soutenu leurs enfants, certains sont dans un total déni, ne se rendant pas compte de la gravité de la situation. Lorsqu’ils essayent de mettre en place des solutions concrètes, les jeunes victimes disent que cela sert rarement. Considéré comme un problème au sein d’un groupe d’élèves, les parents n’ont qu’un pouvoir peu étendu en matière de résolution du harcèlement.

« Un exemple d’une stratégie indirecte intéressante : une maman qui, plutôt que de se confronter à la harceleuse et à ses parents, a cherché à faire que son enfant harcelé s’entende bien avec d’autres élèves de sa classe en les invitant dans des sorties extra scolaires, raconte le professeur Galand. Au fur et à mesure, la harceleuse s’est rendue compte que la victime était en quelque sorte « protégée » parce que d’autres élèves autour d’elle la soutenaient. »

Côté enseignants et éducateurs, une série de témoignages montrent que les réactions sont quasi inexistantes. « Les victimes sont même nombreuses à en vouloir au corps enseignant, poursuit le chercheur. Elles racontent que beaucoup d’adultes ont vu, mais n’ont rien fait. Sur les 32 témoignages, un seul évoque un titulaire qui a pris le problème à bras le corps d’une manière qui a abouti à un dénouement constructif. » Les motifs ? « On sait, par d’autres études, que certains enseignants estiment que ce n’est pas à eux de prendre en charge ce genre de situation… Surtout qu’il n’existe pas de « solution idéale »... ».

Etablir l’éventail des ressources possibles

Aujourd’hui aspirante FNRS, Chloé Tolmatcheff poursuit ses recherches dans le cadre d’une thèse, toujours sous la direction de Benoît Galand. Suite à cette étude, la doctorante travaille sur la construction et l’amélioration de projets de prévention du harcèlement. « L’idée étant de construire une cartographie des différentes façons de réagir et de proposer un éventail des prises en charge possibles, décrit le professeur Galand. Lister ce qui fonctionne, en somme, pour que les équipes éducatives aient un maximum de cordes à leur arc pour réagir de manière adaptée et individualisée à chaque cas de harcèlement. »

« Il semble néanmoins primordial de ne pas laisser les victimes seules, car elles sont prises dans un cycle d’impuissance qui les épuise, conclut-il. Nous insistons sur l’importance de considérer la victime comme un des partenaires de la solution. Il y a encore trop de situations où on laisse l’enfant ou le jeune harcelé passif, venant renforcer son sentiment de victime. »

LEXIQUE
(1) Harcèlement (bullying en anglais) : actes négatifs délibérés répétés à l'égard d'une personne qui ne voit pas comme y mettre fin. Ces actes peuvent être de nature verbale (ex. moquerie), physique (ex. bousculade), matérielle (ex. dégradation), relationnelle (ex. isolement), ou numérique (ex. image humiliante sur un réseau social).
(2) Etude rétrospective : étude basée sur les souvenirs des gens et les évènements sont passés, par opposition à une étude prospective où l’on rencontre des gens au présent en les suivant pour observer ce qu’ils font.
(3) Entourage : Personnes présentent dans les milieux de vie de l’enfant ou de l’adolescent.e (parents, équipes éducatives, camarades de classe, …), qui peuvent être témoins de ce qui lui arrive et réagir à ces évènements.

Coup d’œil sur la bio de Benoit Galand

Benoit Galand est docteur en psychologie et professeur en sciences de l'éducation à l'UCLouvain. Il est membre du Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l'Education et la Formation (GIRSEF) et membre associé du Groupe de Recherche sur les Environnements Scolaires (GRES, Canada). Ses travaux de recherche portent sur la motivation (confiance en soi, engagement, décrochage), la socialisation (sanctions, violences, harcèlement), et l'apprentissage, de l'enseignement primaire à l'enseignement supérieur. Benoit Galand est l'auteur de nombreuses publications dans des revues internationales et dans des ouvrages scientifiques. Ayant une expérience comme enseignant et comme formateur, il a également été membre du conseil d'administration d'une école. Il est membre suppléant de la commission de pilotage du système d'enseignement en Communauté française de Belgique, et assure notamment des cours sur la gestion de classe et les difficultés de comportement en milieux éducatifs.

Publié le 18 juillet 2019