Message d’alerte

 

Le climat de la Terre va-t-il franchir des points de basculement au-delà desquels notre planète deviendra une ‘Hothouse’ ? Un scénario possible contre lequel des scientifiques nous mettent en garde dans un article à lire d’urgence.

 « Cet article publié dans la catégorie ‘perspectives’ des PNAS(1) ne relate pas des découvertes, prévient d’emblée Michel Crucifix, Professeur et Maître de recherches FNRS à l’Earth and Life Institute ​​​de l’UCL, mais c’est un message d’alerte basé sur une synthèse de nos connaissances des climats anciens, des points de rupture climatiques possibles et des moments où l’on pourrait franchir ces points de basculement. »

L’initiative de la publication revient au Stockholm Resilience Centre qui, comme son nom le laisse deviner, étudie les résiliences des écosystèmes : si ceux-ci sont perturbés, vont-ils se régénérer ou mourir ? Une problématique étendue ici à la Terre entière, conçue comme un seul écosystème gigantesque avec des composantes multiples qui interagissent entre elles : forêt amazonienne, calottes glaciaires, océans, déserts, etc. Que se passerait-il si le système est trop perturbé, si des points de non retour, de bascule étaient atteints ? Tel est le contexte général de la réflexion des signataires de l’article.

Mais tout d’abord, qu’entend-t-on par point de bascule ? Autrement dit quels sont les risques encourus par le système qui devraient être pris en compte ? « Il y a dix ans, explique Michel Crucifix, on a commencé à évoquer la possibilité d’un effondrement de la forêt amazonienne c’est-à-dire sa transformation en savane. C’est un risque possible de changement climatique. Une autre éventualité, plus probable, est la fonte irréversible des calottes de glace. Bien sûr, les glaces ne vont pas disparaître en dix ans, mais on peut passer un certain seuil critique au-delà duquel l’effondrement devient inéluctable, c’est un point de non retour. Autre exemple : la fonte du permafrost. Tous ces événements sont des tipping points, des points de basculement. » Les physiciens aiment étudier les systèmes dynamiques c’est-à-dire constitués par un objet qui peut être déplacé de son centre d’équilibre ; pendule et ressort en sont un bel exemple. Il en va de même pour le climat : une force -la perturbation anthropique concrétisée par les émissions de gaz à effet de serre- est exercée sur le système et il faut étudier la réponse du système – l’augmentation de température. Mais, tout étudiant en physique le sait, il peut arriver un moment où le système n’est plus linéaire (il n’y a plus de proportionnalité entre la force exercée et le résultat qu’elle produit) : à trop tirer sur le ressort, celui-ci finit par casser. « Dans ce cas, les équations auxquelles on a eu recours pour décrire le phénomène ne fonctionnent plus. C’est ça l’idée d’un point de bascule, de rupture : les équations utilisées habituellement cessent d’être correctes. C’est souvent synonyme de mauvaise nouvelle, se rembrunit Michel Crucifix.»

Vers une augmentation de 3°C

Quelle est la situation actuelle ? Il est aujourd’hui admis qu’en cas de doublement de la concentration de CO2 dans l’atmosphère, la température moyenne à la surface du globe augmentera de 3°C. Ce doublement est à calculer à partir de la situation pré-industrielle, soit lorsque la teneur en CO2 était de 280 ppm (parts par million) ; la concentration actuelle est d’environ 405 ppm avec depuis l’an 2000 une croissance de 20 ppm par décennie. Depuis 1970, la vitesse d’accroissement de la température moyenne a été de 1,7°C par siècle. Des données qui font dire aux scientifiques que la norme des 3°C pourrait être atteinte dans le futur (on est loin, ici, de l’objectif des 2°C des Accords de Paris).

Mais, après tout, est-ce grave ? Petit détour par le passé. A l’échelle très longue, le système climatique suit un cycle glaciaire-interglaciaire: période chaude, période froide, chaude, froide… C’est le cycle normal en l’absence de toute intervention humaine. Avec une condition fondamentale –et c’est un des apports de Michel Crucifix à l’article : pour connaître une glaciation, il faut une concentration en CO2 inférieure à 300 ppm. « Nous devons donc en conclure qu’on ne rentrera plus en glaciation avant longtemps, c’est un fait acquis. On n’est déjà plus dans ce cycle ‘naturel’. » Ce que peu de gens vont sans doute regretter. Le climat ‘chaud’ de l’Holocène (qui a débuté voici 11.700 ans environ) nous a été très favorable. Nous avons développé notre civilisation, modifié notre environnement et nous ne devons pas culpabiliser à ce propos. « Un monde où il n’y aurait que des dinosaures serait-il ‘meilleur’ ? On n’est pas ici dans des comparaisons de ce type. Et on peut se dire qu’un monde sans glaciation, avec un climat comme celui de l’Holocène, qui perdurerait encore 100.000 ans, ce n’est vraiment pas mortel. »  Mais nous ne sommes hélas pas dans ce cas de figure : sur les 7.000 dernières années, la vitesse d’accroissement de la température n’a en effet été que de 0,01°C par siècle…à comparer avec le 1,7°C par siècle depuis 1970 !

La question fondamentale que pose donc l’article est : comment éviter de rentrer dans un autre univers qui sera beaucoup plus désagréable, dans lequel on aura franchi ces points de rupture ? « Nous sommes sortis de ce que nous appelons la Icehouse (celle des âges glaciaires), explique Michel Crucifix, avec le risque de rentrer dans une Hothouse, une Terre bien moins hospitalière. Si on ne fait rien, comme c’est le cas, il est vraisemblable qu’on s’y dirige à grande vitesse. »

Dépasser la logique du seuil de température

Tout est-il donc joué ? « Non, s’empresse de dire Michel Crucifix. Mais il faut dépasser cette logique qui consiste simplement à fixer un seuil d’augmentation de température moyenne à ne pas dépasser. Dans votre maison, vous avez un thermostat qui surveille des paramètres et les décisions sont prises en fonction de ce qui est observé. Il doit en être de même pour la Terre, donc il faut un mode de surveillance des points de bascule possibles et prendre des décisions en fonction de ce qu’on observe. »

Cela ne sera possible qu’à trois conditions. La première est qu’il faut comprendre comment fonctionnent les points de rupture. Quelle est la probabilité de les dépasser ? Quels sont les signaux d’alerte ? C’est un plaidoyer pour la recherche. Deuxième condition : continuer et intensifier les observations. Enfin, il faut une gouvernance mondiale qui prenne les alertes en compte. « Les premiers à payer les pots cassés seront les personnes les plus vulnérables, celles à faible revenu. C’est l’affaire de l’ONU d’autant plus qu’aucun état ne prendra d’initiatives qui pénaliseraient son économie. C’est un plaidoyer fort dans cet article et c’est pour cela qu’il est le fruit du travail des climatologues mais aussi de spécialistes des sciences sociales et politiques. Nous lançons ce message avec beaucoup de naïveté sans doute, mais c’est notre rôle. »

Si le climat n’était qu’un système physique, la solution serait simple et c’est d’ailleurs celle qui s’impose aujourd’hui : réduire les émissions, arrêter de perturber le système et il reviendra de lui-même à l’équilibre. Mais c’est insuffisant dans la mesure où l’on ne peut demander aux sociétés de changer leur économie sans leur en donner les moyens. « Donc réduire, oui, mais cela ne se fera que si c’est accompagné de solutions économiques. Nous proposons des solutions de régulation du lien entre ressources naturelles et activité économique. Je suis convaincu qu’on va dépasser les 2°C et qu’on va monter à 3°C. Il faut arrêter avec les fantasmes ; c’est sûr qu’on va encore émettre du CO2. Il faut satisfaire la demande énergétique de pays comme la Chine et l’Inde, bientôt l’Afrique. Vouloir fixer un plafond de 2°C, qui relève quand même de la méthode Coué, sans repenser l’économie est une erreur.»
Une refonte qui passe, selon les auteurs, par ce qu’ils appellent le deliberate management. Une économie où les ressources naturelles seront gérées de façon systématique, dans laquelle la gestion des points de bascule, des ressources épuisables et surtout des signaux d’alerte sera la base de la gouvernance mondiale. 

Perturber le système climatique, en soi, n’est pas un problème. Le problème c’est de ne pas associer à cette perturbation un système de contrôle et de monitoring. Le problème c’est de ne pas reconnaître qu’on a basculé d’une époque où, chasseurs cueilleurs, nous pouvions utiliser des ressources mises à notre disposition vers une autre époque où il faut gérer le lien entre ressources naturelles et communautés humaines.

Henri Dupuis

(1)Trajectories of the Earth System in the Anthropocene, Will Steffen et al. PNAS August 6, 2018. 201810141; published ahead of print August 6, 2018. https://doi.org/10.1073/pnas.1810141115

 

Coup d'oeil sur la bio de Michel Crucifix

1998: Licence en Physique, Université de Namur.
2002: Thèse de doctorat en sciences (UCL) sous la direction d'André Berger, portant sur la modélisation des cycles glaciaires-interglaciaires.
2002 à 2006 : Fonctionnaire en charge des recherches sur les paléoclimats au Met Office Britannique, au Hadley Centre for Climate Change, un centre de recherches créé sous l'impulsion de Margaret Thatcher en 1990. 
2006 : Nommé chercheur qualifié au FNRS et chargé de cours à temps partiel à l'UCL.
2015 : Promu Maître de recherches FNRS et Professeur à l’UCL.
2015 : Elu membre de l'Académie Royale des Sciences et des Beaux Arts de Belgique.

Ses recherches portent sur la variabilité du système climatique, principalement à l'échelle du Quaternaire (âges glaciaires).

Publié le 08 août 2018