Le numérique, nouvel outil pour familles séparées

Une chercheuse se penche à l’UCL sur comment on « fait famille » lorsqu’on ne partage pas le même lieu de résidence. Laura Merla se passionne pour ces contextes familiaux éclectiques dans lesquels l’utilisation des technologies de l’information et de la communication comme Facebook et WhatsApp deviennent des outils nécessaires de coprésence.

« Depuis une dizaine d’années, le fil rouge qui guide mes recherches, c’est la transformation des relations familiales dans un contexte de mobilité géographique », raconte Laura Merla, professeure de sociologie à l’UCL. Voilà six ans qu’elle dirige le Centre interdisciplinaire de Recherche sur les Familles et Sexualités (CIRFASE), au sein de IACCHOS, l’Institut des sciences sociales de l’UCL. Autant d’années consacrées au développement d’un programme de recherches, entre sociologie de la famille, des migrations et des nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC).

Dans l’expression « mobilité géographique », la chercheuse englobe une pluralité de réalités. Parmi celles-ci, des familles en situation de migration internationale, ou dispersées dans plusieurs pays, mais qui entretiennent un lien à distance. Ces familles « transnationales » ne sont pas les seules à être au cœur des études de la professeure Merla. La chercheuse se penche également sur la mobilité à l’intérieur des frontières, c’est à dire sur des familles que l’on appelle « multilocales », divorcées ou séparées qui mettent en place un système d’hébergement alterné. « Dans ce schéma familial, les enfants ont donc deux maisons, pointe-t-elle. Du fait de la séparation de leurs parents, ils vivent alternativement une semaine sur deux chez l’un, puis chez l’autre. Cette situation est « inédite » dans nos sociétés sédentarisées : avec deux foyers, les enfants grandissent dans deux systèmes normatifs différents. »

Un projet financé par le Conseil européen de la recherche

Actuellement, une série de recherches sur l’hébergement alterné est en cours en Belgique et en Europe. La question la plus étudiée concerne le bien-être relatif à la croissance d’un enfant dans un système de résidences alternées. « Mon approche se veut différente, et profondément ancrée dans la sociologie, souligne la professeure Merla. Je ne porte pas de jugement en termes de bien-être, mais je pars du constat évident qu’il y a environ un tiers d’enfants de familles divorcées en Belgique, dont une part importante vit en hébergement alterné. Cette situation étant une réalité, il faut comprendre si et comment ces enfants s’approprient ce mode de vie, comment s’opère leur socialisation familiale, quel sens du ‘chez soi’ ils développent, quelles pratiques et compétences ils mobilisent, sans juger. »

Pour comprendre comment ces enfants entretiennent des relations familiales lorsqu’ils évoluent dans un contexte comprenant deux foyers, un projet a été mis en place : le projet MobileKids, financé par le Conseil européen de la recherche. Cette étude regroupe deux recherches doctorales en Belgique et en France, et une recherche postdoctorale en Italie. « Nous travaillons avec un petit nombre d’enfants, détaille la professeure Merla. En sociologie qualitative, l’idée est de rencontrer les personnes dans leur lieu de vie et non de travailler sur un grand nombre via un questionnaire-type. Au contraire, nous ne cherchons pas à avoir un échantillon représentatif : il s’agit de comprendre des processus sociaux complexes en travaillant de manière approfondie au sein d’une trentaine de familles par pays, avec des profils variés. » Le dispositif mis au point a nécessité de réunir trois chercheuses respectivement sur place : Bérengère Nobels en Belgique, Kristina Papanikolaou en France et Sarah Murru en Italie.

Chacune cherche à faire s’exprimer les enfants, là où les recherches en la matière interrogeaient prioritairement les parents. « Ceux-ci sont également interviewés, mais la focale est placée sur chaque enfant, qui est rencontré trois fois par an en moyenne, puis un an plus tard on retourne voir comment la situation a évolué. Ce dispositif, très fouillé, peut être réalisé parce qu’il se concentre sur un petit nombre de jeunes, âgés de 10 à 16 ans. » La méthode vise à offrir à l’enfant un panel varié de modes d’expression, à partir d’outils qui proviennent notamment de la géographie sociale « L’entretien se fonde sur un support ou une activité qui sert de base pour libérer la parole et ancrer la discussion dans le concret. Le principal outil est le « Socio-spatial network game» (SSNG), un jeu de plateau dans lequel on demande à l’enfant de recréer son espace de vie par le biais d’éléments à disposer. Nous l’avons importé en sociologie, c’est inédit. Certaines chercheuses utilisent également le « parcours commenté », reproduisant avec les enfants leurs trajets quotidiens afin de les amener à s’exprimer. »

Une collaboration entre universités flamande et wallonne

« Ce qui m’intéresse dans de tels contextes, c’est essayer de comprendre comment « faire famille » lorsqu’on ne partage pas le même lieu de résidence, poursuit la professeure. J’observe la manière dont ces personnes vivent ces situations et les dispositifs qu’elles mettent en place pour maintenir le contact, notamment via l’utilisation des technologies de l’information et de la communication comme Skype, WhatsApp… » Mais lorsque la professeure Merla a voulu se pencher sur la Belgique, elle s’est confrontée à une impasse.

« Il n’y avait pas de données belges qui permettaient d’établir les profils socio-démographiques et les pratiques numériques des adolescents en fonction de leur situation familiale, explique-t-elle. L’une des seules enquêtes disponibles proposant une cartographie des relations familiales des jeunes se concentrait uniquement sur la Flandre. A la KULeuven où elle se déroulait, elle portait alors le nom de « Leuvens Adolescenten- en Gezinnenonderzoek » (LAGO) et était administrée dans des écoles secondaires par des étudiants de master en sociologie. Lorsque j’ai appris que c’était le professeur Koenraad Matthijs qui dirigeait l’étude, j’ai tout de suite pris contact avec lui. Je lui ai expliqué que j’entamais un séminaire sur les pratiques numériques adolescentes avec une vingtaine d’étudiants de master en sociologie à l’UCL et que nous pourrions dès lors mener un travail d’enquête équivalent en Wallonie. Pourquoi ne pas mutualiser nos forces et élargir l’étude à la Belgique entière ? » Le professeur Matthijs était emballé. Le Cirfase dirigé par la professeure Merla s’associe alors à la FAPOS (KULeuven) pour mener cette grande enquête renommée « LAdS » pour Leuven/Louvain Adolescents Survey. L’équipe est également rejointe par Leen D’Haenens, professeure en communication à la KULeuven, et le questionnaire s’étoffe d’un nouveau module spécifiquement consacré au numérique, conçu également en collaboration avec les étudiants de la professeure Merla.

Le numérique comme pont entre deux environnements

Résultat : 1.600 jeunes entre 12 et 18 ans ont répondu au questionnaire en Fédération Wallonie-Bruxelles. Les données n’ont pas encore été croisées avec celles du côté flamand, mais elles offrent un premier regard sur les outils que les jeunes emploient pour se connecter et faire lien avec les membres de leur famille, qu’elles soient séparées ou non.

« Contrairement à ce que l’on entend dire, les jeunes continuent à utiliser Facebook, relève la chercheuse. Ils sont même 68% à utiliser ce medium pour communiquer avec les membres de leur famille. » Juste derrière Facebook, ce sont les « applications multimodales » comme WhatsApp, Skype et Facetime qui caracolent en tête avec 63% d’utilisateurs. Suit l’application SnapChat avec 53%.

Les résultats soulignent des différences majeures dans l’utilisation de ces applications. La première concerne l’âge : plus on « vieillit », plus Facebook devient le premier outil de communication en famille. Chez les 11-13 ans, ce sont d’abord WhatsApp, puis SnapChat qui sont utilisés. « Le fait que Facebook est davantage utilisé par les plus âgés pour créer des groupes ou des événements dans le cadre de leurs sociabilités adolescentes pourrait expliquer cette utilisation plus tardive », analyse la professeure Merla. Autre distinction : le genre. S’il n’y a pas de différence d’utilisation pour Facebook et WhatsApp entre filles et garçons, SnapChat est une application très « genrée » qui réunit principalement des utilisatrices. A noter qu’a contrario une part importante de garçons utilisent quant à eux les fonctionnalités de chat des jeux vidéo pour communiquer en famille. « On remarque également que les enfants de parents séparés font davantage usage de ces divers outils pour communiquer en famille. Lorsque l’on n’est plus dans l’interaction directe au quotidien, les technologies permettent d’apporter des formes de coprésence autres que le face à face, analyse la chercheuse. Ces observations sur la place du numérique dans la vie des jeunes aujourd’hui ont un objectif social clair : donner des informations aux acteurs de terrain, aux parents, aux écoles, pour qu’ils comprennent mieux la réalité quotidienne des jeunes en Wallonie et, plus globalement, en Belgique. »

Prochaine étape : mutualiser les données avec celles obtenues du côté flamand pour construire une base de données communes à l’échelle du pays. « A plus long terme, l’enquête LAdS est vouée à être reproduite de manière régulière pour observer des évolutions dans les pratiques adolescentes », conclut la professeure Merla.

Entretien

L’inquiétude des parents relative à la sécurité de leurs enfants connectés est-elle toujours d’actualité ?
C’est souvent autour de 11-13 ans, au moment de l’entrée en secondaire, que les parents commencent à s’inquiéter…Car c’est très souvent le moment du premier smartphone autorisé. Dans notre enquête les jeunes sont 84% à cet âge-là à en avoir un. Nous avons une image souvent très alarmiste des pratiques de nos jeunes sur les réseaux. Il est important de bien les encadrer, surtout lorsqu’ils et elles se familiarisent avec ces outils. Mais les résultats montrent que dans l’ensemble nos adolescents sont loin de publier à tout va : les jeunes savent ce qu’ils font, ou en tout cas c’est l’image qu’ils renvoient dans l’enquête !

Les filles par exemple envoient moins de photos d’elles à des inconnus que les garçons : 13% le font chez les filles contre 22% chez les garçons. Elles ont intégré le message de prudence. Moins de deux jeunes sur dix envoient leurs informations personnelles à un inconnu. Ces pratiques à risque sont donc bien présentes, et doivent attirer notre attention, mais elles concernent une faible proportion de jeunes.

Les jeunes supplantent-ils le réel par le virtuel ?
Non, le numérique ne supplante pas nécessairement les relations en face à face : les deux sont complémentaires. Beaucoup de jeunes utilisent les réseaux pour entretenir des relations qui existent déjà par ailleurs. L’enquête montre que c’est un véritable outil de communication entre membres de la famille. Parfois même pour établir un contact avec un membre de la famille éloigné. 62% ont déjà accepté sur leur réseau social une personne qu’ils n’avaient pas encore rencontrée de visu... et 40% des jeunes disent avoir rencontré quelqu’un qu’ils avaient d’abord connu sur internet. Ceci montre que les réseaux sociaux remplissent également une fonction de mise en relation avec de nouvelles personnes, qui peuvent se prolonger en face à face. Ici aussi un message de prudence s’impose… mais ce quelqu’un pourrait tout simplement être la camarade de classe d’un ami… ou un cousin éloigné !

Marie Dumas

Coup d’œil sur la bio de Laura Merla

Laura Merla est professeure de sociologie à l’UCL, où elle dirige le CIRFASE, et Honorary Research Fellow à l’University of Western Australia. Après avoir étudié les sciences politiques et les sciences du travail à l’ULB, elle mène à bien de 2000 à 2006 une thèse en sociologie de la famille à l’UCL, dans le cadre d’un mandat d’assistante. Elle obtient ensuite une bourse Marie Curie qui finance une recherche postdoctorale sur les familles transnationales à la University of Western Australia et à l’Université de Lisbonne. Elle réintègre l’UCL en 2010, où elle poursuit ses travaux sur cette thématique, dans le cadre d’un double mandat BELSPO et chargée de recherches FNRS. En 2015, elle est nommée académique à l’UCL, et obtient la même année un financement ARC qui lui permet de poursuivre ses recherches sur les migrations en collaboration avec les juristes et démographes de l’UCL, et une prestigieuse bourse ERC Starting Grant dans laquelle elle explore plus avant les interconnections entre multi-localité, mobilité géographique, et mobilité virtuelle dans la sphère familiale.

Site du projet MobileKids | Site du Cirfase

Publié le 04 juillet 2018