Le soja à la trace

La plate-forme Trase à laquelle collaborent Patrick Meyfroidt et des chercheurs de son équipe est unique en son genre : elle tente de reconstituer les filières des principaux produits agricoles responsables de la déforestation. Grâce à eux (ou à cause d’eux… ), producteurs, négociants, transformateurs et distributeurs ne peuvent plus dire « on ne savait pas ». Elle vient de publier une première synthèse consacrée à la production de soja au Brésil.

De plus en plus d’associations, de particuliers mais aussi d’entreprises demandent à être informés de l’origine des produits de base qui interviennent dans la composition de produits finis. Une intention louable mais qu’il est bien difficile de satisfaire tant les filières commerciales sont le plus souvent opaques. Pourtant, une plate-forme internet, Trase, commence à lever un coin du voile. Son objectif est en effet d’améliorer la traçabilité et la transparence dans les filières de produits à fort impact environnemental et social, tel la déforestation, dans les pays tropicaux. Parmi les produits visés, on ne sera donc pas étonné de retrouver le soja, l’huile de palme, la viande bovine, le cacao ou encore le café.

Deux institutions sont à la base de Trase et en assurent l’animation : d’une part le Stockholm Environment Institute, institution de recherches en environnement qui assure également un rôle de soutien aux décideurs politiques et économiques, et d’autre part une ONG anglaise, Global Canopy, dont l’objectif est la sauvegarde des forêts tropicales. D’autres partenaires, dont des universités telle l’UCL, apportent leur expertise, mais sans assurer le leadership du projet.

Participant au projet depuis son origine en 2013, Patrick Meyfroidt, chercheur qualifié FNRS au Georges Lemaître Centre for Earth and Climate Research de l’UCL, continue à définir l’outil et à réfléchir à son utilisation tandis que deux chercheurs de son équipe participent pleinement à la construction et l’analyse des données. « Nous travaillons uniquement à partir de données disponibles publiquement, explique Patrick Meyfroidt. Nous n’avons donc pas besoin de l’accord des entreprises ou des états et pouvons travailler en toute indépendance. Récolter, analyser et croiser ces données va nous permettre de tracer les produits à une échelle relativement fine. » Prenons le cas du soja brésilien, sujet du premier yearbook publié par Trase et qui est en quelque sorte un cas d’école. D’abord par l’importance de ce secteur (le pays en sera sans doute cette année le premier producteur mondial) ensuite parce que le Brésil a un excellent réseau de données publiques, ce qui a facilité la tâche des chercheurs. « Nous sommes partis des données de production attachées aux municipalités. De là, nous avons suivi les filières jusqu’aux ports d’exportation puis aux pays de consommation en traçant les compagnies de négoce. Pour l’instant, on s’arrête là, regrette Patrick Meyfroidt. L’idéal serait d’affiner en pouvant préciser que le soja de tel cargo arrivé tel jour dans tel port finit à tel endroit dans tel produit. Mais c’est impossible pour l’instant. »

Cette absence de précision ultime ne doit cependant pas dévaloriser le travail gigantesque réalisé par les chercheurs de Trase. Le fait de connaître les compagnies importatrices oblige les sociétés connues des consommateurs (des transformateurs comme Danone, des distributeurs comme Carrefour, etc.) à ne plus se réfugier derrière un commode « on ne sait pas d’où vient notre soja, c’est trop compliqué ». Trase possède en effet toutes les données nécessaires pour leur permettre de reconstituer la filière jusqu’au lieu de production. Une information qui est évidemment capitale puisqu’il est possible d’y rattacher par exemple le nombre d’hectares déboisés, le carbone émis, le nombre d’enfants mis au travail, etc.

Arrêter la déforestation

On l’a vu, un des objectifs de Trase est l’arrêt de la déforestation. De plus en plus d’entreprises se sont engagées à le faire à des degrés divers. « Avant la plate-forme, il n’existait pas d’outils pour vérifier si ces entreprises tiennent leurs engagements, précise Patrick Meyfroidt. D’autant que les entreprises ont des positions très différentes dans les filières : si vous êtes producteur de soja, vous êtes en mesure de vérifier ce que vous faites ! Mais des compagnies très en aval dans la filière comme Danone, Nestlé… ou même des revendeurs comme Carrefour, n’avaient pas de moyen clair pour vérifier le respect de leurs engagements. Trase leur propose un outil qui permet de mesurer, de vérifier où chaque acteur se situe. » La plate-forme, en effet, ne distribue pas de certification, ni de bons ou mauvais points. Et elle n’entend pas se substituer aux entreprises ou aux associations environnementales: les données sont disponibles, à elles de les utiliser.

Le travail des chercheurs se poursuit actuellement avec le soja toujours, mais cette fois en Argentine et au Paraguay. Mais aussi sur l’huile de palme en Indonésie ou le café en Colombie. Avec deux difficultés majeures. L’une est géographique : l’Afrique est largement absente à cause du manque à peu près total de données publiques. L’autre concerne deux produits particuliers : le bétail et les bois tropicaux. Le bétail parce qu’il est plus mobile qu’une culture ; les bois tropicaux à cause des coupes illégales qui échappent à toute recension.
L’élevage est cependant le terrain de recherche d’un membre de l’équipe louvaniste, Erasmus zu Ermgassen, qui a également mené le chapitre sur les engagements « zéro déforestation » du Trase yearbook 2018, et qui dans le cadre d’un post doctorat essaie d’appliquer la méthode aux troupeaux de bovins si nombreux en Amérique du Sud. « C’est difficile, explique Patrick Meyfroidt, parce que le plus souvent, les éleveurs se spécialisent dans certaines parties de la vie de l’animal : il y a ceux qui sont spécialistes de la reproduction, ceux qui n’élèvent que des veaux, etc. Donc le bétail est vendu plusieurs fois à l’intérieur d’un seul pays, d’autant qu’il existe aussi de nombreuses ventes de troupeaux pour échapper à des taxes, des amendes, etc. Donc, nous partons essentiellement de données sanitaires et celles fournies par les abattoirs. »

Le second chercheur louvaniste à travailler pour la plate-forme est un doctorant brésilien, Tiago Reis. Sa tâche est de reprendre en quelque sorte les données sur le soja mais en les analysant selon un autre angle. « On s’est aperçu, confirme Patrick Meyfroidt, que certaines entreprises font montrent d’une très forte stabilité au cours du temps : elles achètent chaque année leur soja aux mêmes producteurs, exportent via le même port, etc. D’autres, au contraire, changent tout le temps de circuits. Pourquoi ? Il est important de comprendre cette différence de comportement car la bonne gouvernance de la filière va dépendre de cette stabilité : il est en effet plus facile de suivre les engagements des entreprises qui ont un profil stable. »

Nouvelle frontière

En publiant un premier yearbook virtuel (https://yearbook2018.trase.earth/), consacré à la filière du soja brésilien, les responsables de Trase ont voulu transformer leurs données en histoires plus accessibles au grand public. Le lecteur pourra y découvrir différents chapitres consacrés par exemple aux grands acteurs du négoce, au risque de déforestation lié à leurs activités mais aussi au comportement des marchés consommateurs, etc. Et à l’émergence d’un fait peu connu : la notion même de déforestation, du moins telle que l’entend le grand public, a évolué.

« En Amazonie brésilienne, explique Patrick Meyfroidt, le pic de déforestation a été atteint en 2004, puis il y a eu une forte diminution notamment à cause des pressions sur les compagnies et des politiques publiques mises en place au Brésil. Depuis 2015, la déforestation augmente à nouveau mais surtout, depuis les débuts des années 2000 elle s’est déplacée et a gagné des régions comme le Cerrado au Brésil et le Gran Chaco, à cheval entre l’Argentine, le Paraguay, et la Bolivie. »  Il ne s’agit plus ici de forêts tropicales humides, amazoniennes mais de régions de savanes, de forêts sèches, souvent considérées comme moins importantes au niveau du climat et de la biodiversité. Ce qui n’est sans doute pas le cas tant ces biotopes ont été peu étudiés et restent donc mal connus. Qu’importe, le soja s’est trouvé une nouvelle frontière, et il s’agit donc de continuer le travail !

Henri Dupuis

 

La France couverte de soja !
Premier du genre, le Trase Yearbook 2018 met l’accent sur la filière du soja en provenance du Brésil. Il permet de mesurer l’ampleur d’un phénomène sans doute peu connu : l’explosion de cette culture et ses conséquences sur l’environnement.
La production mondiale de soja est passée de 27 millions de tonnes en 1961 à 335 millions en 2016, une croissance qui suit celle de l’élevage puisqu’il est essentiellement utilisé en alimentation animale.
Au Brésil (29% de la production mondiale en 2016, mais il rejoindra sans doute les USA comme premier producteur cette année avec plus du tiers de la production mondiale !) , sa culture s’étend sur une superficie comparable à celle de la France ! Et six compagnies seulement assurent 57% de l’exportation du soja brésilien (destiné à 60% au marché chinois). Ces six traders sont ainsi associés directement aux deux tiers des risques de déforestation liés à l’accroissement futur de la production. Selon Trase, quelque 10 millions d’hectares du Cerrado (région de savanes et de forêts sèches) devraient être convertis en cultures du soja. Enfin, le Trase Yearbook 2018 explore également les impacts des engagements de zéro-déforestation pris par certaines entreprises et certains pays européens. Il constate que, « même si ces engagements sont très prometteurs, il existe encore peu de signes de changements sur le terrain, avec des niveaux de risque de déforestation similaires pour les entreprises et les pays ayant des engagements de déforestation zéro que pour ceux qui n'en ont pas ».

 

Coup d'oeil sur la bio de Patrick Meyfroidt

2000 : Licence (master) en sciences géographiques, UCL.
2001 : Post graduat en écologie humaine (VUB).
2001-2003 : assistant chercheur, département d’anthropologie et sociologie, UCL.
2003 : DEA en sociologie, UCL.
2004-2009 : doctorant, département de géographie, UCL.
2010-2011 : chercheur post doc, TECLIM, UCL.
2013 : chercheur visiteur, Stockholm Resilience Centre.
2011-2016 : Chargé de recherches FNRS, Georges Lemaître Earth and Climate Research Centre, UCL.
2016- : Chercheur qualifié FNRS, Georges Lemaître Earth and Climate Research Centre, UCL.

Publié le 09 août 2018