Les jeunes, leur esprit critique et la forêt

L’Académie d’Agriculture de France a décerné sa médaille d’argent 2018 à Julie Matagne pour sa thèse sur la littératie forestière. L’occasion de revenir sur une question qui résonne avec l’actualité : que comprennent les jeunes aux messages médiatiques concernant la forêt ?  

À l’heure où les jeunes Belges descendent dans la rue pour réclamer davantage de politiques environnementales, la thèse de Julie Matagne(1) offre un éclairage intéressant sur la littératie médiatique concernant la forêt. « Nous assistons à une appropriation croissante des questions et enjeux environnementaux par le public », explique cette chercheuse du Groupe de recherche en médiation des savoirs (GReMS) de l’UCLouvain. « Les idées et les représentations que le public a de l’environnement sont principalement façonnées par des messages médiatiques. Messages qui, le plus souvent, cherchent à convaincre sur un mode émotionnel(2). Ce mode de communication a un revers : il ne favorise pas l’autonomie de la pensée. C’est-à-dire la capacité à prendre du recul vis-à-vis des messages médiatiques et des émotions qu’ils cherchent à induire. » 

Qu’est-ce que l’autonomie de la pensée ?

L’autonomie de la pensée ou autonomie cognitive est ici replacée dans le contexte de l’éducation aux médias. Elle est définie – et évaluée – par 4 types de compétences :

  1. Comprendre : identifier le sens et le point de vue exprimé par le message médiatique(3).
  2. Contextualiser le message médiatique. C’est-à-dire identifier l’auteur (qui parle ?), ses publics cibles (à qui ?) et ses intentions (pour quoi ?).  
  3. Comparer un message médiatique donné à d’autres messages et comparer des auteurs entre eux.
  4. Émettre un jugement critique vis-à-vis du message médiatique, prendre position par rapport à des messages contradictoires, etc.   

« L’autonomie de la pensée est une boite à outils intellectuels », ajoute Julie Matagne. « Plus vous avez d’outils, plus votre autonomie cognitive est élevée… à condition de savoir choisir, combiner et utiliser les bons outils ! » 

Un esprit critique qui laisse à désirer

Dans le cadre de sa thèse, Julie Matagne a interrogé 183 élèves du secondaire supérieur et 120 étudiants en 1re et 2e année de master (en communication, bioingénieur ou autres). Objectif : évaluer leur autonomie de la pensée à l’égard des messages médiatiques forestiers. 
Qu’en ressort-il ? Globalement, cette autonomie de la pensée n’est pas assez développée. « Si la compréhension des messages est bonne, les trois autres compétences sont plutôt limitées, voire faibles », explique la chercheuse. « Dans la contextualisation, par exemple, les jeunes peuvent identifier les auteurs, mais beaucoup moins les institutions qui sont derrière. Or, c’est fondamental pour cerner leurs intentions. Les capacités de comparaison sont aussi (très) faibles. Quant à émettre un jugement critique, les résultats diffèrent selon le cursus. Les élèves et les étudiants qui possèdent des connaissances forestières sont plus à même de prendre du recul vis-à-vis des messages médiatiques forestiers. Quant aux étudiants en communication, ils ont mieux réussi certains tests, mais leur autonomie cognitive n’est pas notablement meilleure. »    

La forêt « intouchable » ?

Au final, la chercheuse constate une fracture entre, d’une part, l’opinion publique et, d’autre part, ceux qui gèrent ou exploitent la forêt. « Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui voient dans la forêt un symbole – intouchable – de la nature. Plus question de couper un arbre ! Or, la réalité est plus complexe. Tout le monde, y compris ceux qui exploitent la forêt (bucherons, scieries, entreprises du bois, etc.), a intérêt à ce que la forêt soit gérée de façon pérenne. Dans ce contexte, le rôle des autorités comme la Région wallonne est d’assurer un bon équilibre entre préservation et exploitation forestières. » Reste à en convaincre l’opinion publique… 

Pour une véritable éducation aux médias

Comment ? Pour Julie Matagne, c’est dans l’autonomie de la pensée que se trouve la clé d’opinions raisonnées, basées sur l’analyse des faits plutôt que sur les émotions. Dans cette optique, les acteurs forestiers auraient d’abord intérêt à renoncer à la communication publicitaire – qui utilise des messages simplistes et souvent émotionnels – au profit d’une démarche éducative. Car « plus les jeunes connaissent la forêt, plus ils sont à même de prendre du recul vis-à-vis des messages médiatiques forestiers. »
Ensuite, l’éducation aux médias devrait être renforcée dans le milieu scolaire. « Il y a des initiatives ponctuelles dans certaines écoles, mais cela ne suffit pas », estime la chercheuse. « L’école devrait renforcer significativement l’éducation aux médias dans ses programmes. Aujourd’hui, les jeunes deviennent très tôt des consommateurs et des acteurs médiatiques. Leur donner les outils qui leur permettront d’exercer et d’affiner leur esprit critique est un important enjeu de société. Enjeu qui dépasse largement le cadre de la communication forestière. »

Candice Leblanc

(1)Julie Matagne, « Littératie médiatique et environnement : évaluation de l'autonomie cognitive des jeunes envers les médias traitant des forêts », décembre 2017.  
(2)Inspirées du marketing publicitaire, ces campagnes utilisent des slogans et des visuels « forts », simplistes et destinés à provoquer des émotions (colère, pitié, tristesse, etc.).
(3)Dans ce contexte, les messages médiatiques consistent essentiellement en affiches de type publicitaire. 

 

Coup d'oeil sur la bio de Julie Matagne

Julie Matagne est chercheuse au GReMS et chargée de cours à l’Umons. Elle est titulaire d’un Master, d’un DEA et d’un doctorat en information et communication, obtenus respectivement en 2005, 2006 et 2017 à l’UCLouvain. Elle a été chargée de communication à l’administration communale de Braine-l’Alleud de 2007 à 2013 et a mené des missions temporaires au Département de la nature et des forêts à la Région wallonne (2013) et à la Société royale forestière de Belgique (2018). 

Ses recherches sur la littératie forestière ont été financées par le FNRS.

Publié le 20 février 2019