Maîtriser le nitrate

Les eaux sont polluées par le nitrate d’origine agricole depuis des décennies. Différentes techniques permettent aujourd’hui de mieux maîtriser l’utilisation de cet engrais qui reste nécessaire. Un problème bien plus complexe qu’on ne le croit généralement.

Sans azote, pas de cultures ! Une évidence qu’il faut peut-être rappeler au début d’un article qui traite de la gestion responsable de cet élément chimique : aucune agriculture ne peut se passer d’azote (N) et du nitrate qui en dérive (lire l’encadré). Mais il y a la forme et la manière de l’utiliser.

Conséquence… de la Première Guerre mondiale

Pendant des siècles, l’affaire a été entendue : les agriculteurs comptaient sur la minéralisation des matières organiques contenues dans le sol et donnaient un coup de pouce à la nature en épandant du fumier. Cultures et élevage étaient étroitement liés. Grâce à des bactéries, ces matières organiques délivrent alors du nitrate, assimilables par les plantes alors que, sauf exceptions, elles ne peuvent assimiler l’azote contenu dans l’air. Mais en 1909, le célèbre chimiste allemand Fritz Haber découvre le procédé de synthèse de l’ammoniac (NH3) à partir de l’azote présent dans l’atmosphère et, 4 ans plus tard, la société allemande BASF, grâce à la mise au point du procédé industriel Haber-Bosch, est capable de fabriquer des produits dérivés comme le nitrate… et surtout l’acide nitrique, précurseur de de nombreux explosifs. Une technique qui allait être abondamment utilisée pendant le premier conflit mondial ! Celui-ci terminé et la demande d’explosifs ayant diminué, les usines sont reconverties pour la production de nitrate à usage agricole. L’industrie a ainsi fait sauter un verrou qui existait depuis toujours et limitait les productions agricoles : pouvoir disposer de ce fertilisant en quantité infinie sans être limité par le phénomène naturel de minéralisation qui se produit dans le sol ni par les quantités d’engrais organiques issus de l’élevage ou l’exploitation de gisements lointains comme le fameux guano du Pérou. Les rendements ont donc commencé à croître, jusqu’à des maxima atteints avec la révolution agricole de l’après Seconde Guerre et l’instauration d’une agriculture intensive.

Surdoses

« L’ennui, précise le Professeur Richard Lambert, directeur du centre agri-environnemental de Michamps de l’UCLouvain, près de Bastogne, et membre du consortium de recherche Louvain4water, c’est que la plante répond à un apport de nitrate jusqu’à un certain niveau au-delà duquel on n’enregistre plus d’augmentation de rendement. Les agriculteurs voulaient des rendements élevés, mais ils n’avaient pas les outils pour calculer ces doses optimales. Ils avaient donc souvent tendance à en épandre plus que nécessaire ! » À cela s’ajoute le développement de l’élevage hors sol dans certaines régions avec sa production de fumier et lisier, parfois considérés comme des déchets dont il fallait se débarrasser ! Bref, pendant des décennies, on a allègrement dépassé les doses dont les plantes avaient besoin. Avec quelles conséquences ? Le nitrate est soluble dans l’eau ; s’il n’est pas absorbé par les racines, il percole vers les nappes souterraines ou vers les eaux de surface. On s’est ainsi aperçu, dès les années 1960, que sa concentration augmentait, tant dans les nappes souterraines (d’où un problème de potabilité) que dans les eaux de surface (avec les problèmes d’eutrophisation que cela entraîne).

Directive Nitrate

En 1991, L’Europe adopte donc une directive visant à réduire la pollution des eaux par le nitrate d’origine agricole ; dans la foulée, la Région wallonne transpose cette directive dans sa législation tout en créant une structure (appelée Nitrawal, devenue PROTECT’eau aujourd’hui) pour aider les agriculteurs à améliorer leurs pratiques de gestion de l’azote. L’Earth&Life Institute de l’UCLouvain, Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège) et le Centre wallon de recherches agronomiques (CRAw) sont les membres scientifiques de cette structure. « Une de nos missions, explique Marc De Toffoli, responsable de la cellule scientifique louvaniste au sein de PROTECT’eau, est la mise en place et le suivi d’un réseau de fermes de référence dans lesquelles nous effectuons des mesures d’azote potentiellement lessivable (APL), ce qui permet de définir chaque année et pour chaque culture, des normes à ne pas dépasser. » C’est ici que tout se complique en effet car une plante n’est pas l’autre, ni une saison ni un sol.

Azote potentiellement lessivable

Grâce à des prélèvements de sols effectués dans les parcelles des fermes de référence qu’ils encadrent, les scientifiques établissent des bilans prévisionnels chaque printemps. Ils mesurent tout d’abord la quantité de nitrate présent puis ils estiment celle qui va être produite par minéralisation de la matière organique du sol et enfin celle en provenance des engrais organiques (fumier, lisier) que l’agriculteur va répandre. De ces trois valeurs, les scientifiques vont alors déduire la quantité qu’il faudra apporter pour arriver à un objectif de rendement réaliste fixé en fonction de la culture et de la région. En fin de saison, après la récolte, on va réaliser à nouveau des mesures de la quantité de nitrate résiduelle, ce que l’on appelle l’azote potentiellement lessivable. Chaque année, pour chaque culture, on fixe alors des normes à ne pas dépasser. Un contrôle est effectué en fin de saison chez des agriculteurs tirés au sort, afin de vérifier qu’ils ne dépassent pas ces normes.

Pièges à nitrate

« Déterminer précisément les quantités d’azote à épandre pour satisfaire les besoins des cultures sans excès est évidemment un premier pas important, estime le Professeur Lambert. Mais ce n’est pas suffisant. Nous travaillons aussi sur la manière d’utiliser moins d’engrais chimiques en valorisant mieux les engrais de ferme, en fractionnant les apports et à mieux comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre dans le sol pour minéraliser la matière organique afin d’encore réduire ces quantités. »

Les engrais chimiques restent en effet onéreux pour les agriculteurs et leur synthèse consomme beaucoup d’énergie fossile: « si j’avais su depuis toujours ce que je sais aujourd’hui et que j’avais appliqué vos méthodes depuis le début, a avoué un jour un fermier à Richard Lambert, j’aurais pu me payer une villa à la côte d’Azur ! ». Pour diminuer le recours à ces engrais et diminuer les pertes, les moyens sont aujourd’hui nombreux. Le premier est de recourir à des cultures ‘pièges à nitrate’. « Prenez l’exemple d’une céréale qui a été récoltée tôt dans la saison, explique Marc De Toffoli. Comme la minéralisation des matières organiques du sol continue et qu’il n’y a plus de plantes pour utiliser le nitrate ainsi produit, il va s’accumuler dans le sol et être entraîné par les eaux en hiver. » L’idée est donc de semer de la moutarde après la récolte de la céréale, par exemple, qui continue à prélever le nitrate et l’empêche d’être lessivé. Cette culture est ensuite enfouie dans le sol après l’hiver et sera décomposée par les micro-organismes du sol afin de fournir un apport pour la culture principale suivante. Une pratique aujourd’hui bien rodée au point qu’un agriculteur n’a pas craint d’affirmer un jour au chercheur louvaniste : « je produis une culture pour vendre et une culture pour la terre ! »

L’évaluation la plus précise possible de l’influence de ces engrais vert est aussi une préoccupation de l’équipe louvaniste., comme d’ailleurs de celle des engrais de ferme. Dans ce domaine également, il y a longtemps que les agriculteurs ne peuvent plus faire comme bon leur semble. La législation fixe un calendrier à respecter et des doses maximums pour les épandages de fumier et de lisier. « Nous travaillons maintenant sur les normes de production d’azote des différents animaux d’élevage, précise Richard Lambert. En Région wallonne, une vache laitière, par exemple, produit en moyenne 90 kg d’azote par an dans ses déjections. Cette norme est utilisée pour calculer ce qu’on appelle le taux de liaison au sol des exploitations. » Supposons qu’un agriculteur produise plus d’azote organique que ce qu’il peut épandre sur ses terres ; il doit alors trouver d’autres agriculteurs qui lui achètent son fumier et établir des contrats qui sont transmis à l’administration wallonne. Chaque agriculteur reçoit ainsi son taux de liaison au sol chaque année. S’il est inférieur à 1, il peut valoriser son engrais dans son exploitation ; s’il est supérieur, il doit trouver des agriculteurs qui acceptent ses engrais de ferme en excès. S’il n’en trouve pas, il s’expose à des sanctions.

Des résultats qui… percolent lentement

Les quelques exemples ci-dessus montrent qu’il existe une réelle gestion durable de l’azote. Est-ce à dire qu’on peut se passer totalement des engrais chimiques onéreux et gourmands en énergie lors de leur fabrication ? Non. Et certainement pas si l’on veut maintenir les rendements actuels. Car la nature reste maîtresse du jeu. La pomme de terre en est un bon exemple. Elle a des besoins élevés en azote mais sur une période de prélèvement très brève et son système racinaire peu profond exploite mal le sol. Comme le processus de libération du nitrate à partir des engrais organiques est lent, il faudrait donc fournir de très grosses quantités d’engrais organique afin qu’il y ait assez de nitrate produit sur une période courte. Mais cela signifie aussi que la libération de nitrate se prolongera en dehors de la période de besoin de la plante. « Le mieux est donc de travailler avec une base d’azote organique et de compléter avec des engrais minéraux dont l’effet est bien plus rapide. On peut aussi appliquer l’engrais minéral précisément dans la zone racinaire ou fractionner les apports et intervenir ainsi en cours de culture, lorsque la plante a des besoins élevés », conclut Richard Lambert.

Cela dit, les bonnes pratiques à l’œuvre aujourd’hui commencent à porter leurs fruits. Il est cependant encore difficile de les apprécier au niveau des nappes souterraines car le nitrate percole à raison d’environ 1 mètre par an en moyenne. Il faut donc une vingtaine d’années pour qu’il atteigne une nappe phréatique située à 20 mètres sous le niveau du sol… et autant de temps pour voir les effets des pratiques agricoles durables sur cette nappe. Et même plus car ces nappes ont des volumes importants ; il faudra donc des années avant que l’eau plus propre qui atteint la nappe ne fasse baisser la concentration en nitrate du volume global.

Un futur incertain

Mais les chercheurs craignent surtout que cet acquis ne soit remis en cause dans l’avenir. Tout d’abord à cause de changements qui interviennent dans les pratiques agricoles. Il y a en effet moins d’élevage, donc moins d’engrais organique, mais aussi moins de prairies qui sont des puits de carbone et d’azote aussi. En moyenne, la quantité d’azote d’un sol de prairie est de 5000 à 15000 kg/ha, alors qu’en terre arable, elle n’est que de 2000 à 4000 kg/ha. La destruction d’une prairie entraine une minéralisation rapide et importante de cet azote et donc une libération de nitrate en quantité souvent bien supérieure aux besoins des cultures qui suivent. Il y a aussi moins de cultures de betteraves et autres qui prélèvent longtemps et en profondeur l’azote au profit des pommes de terre qui, on l’a vu, laissent beaucoup de nitrate. Enfin, il ne faudrait pas que notre climat connaisse souvent des sécheresses comme ces dernières années. « Dans ce cas, les rendements sont plus faibles et les plantes arrivent à maturité plus rapidement donc il y a moins de prélèvement d’azote, explique Richard Lambert. Et en hiver, il y a aussi moins d’eau qui recharge les nappes et donc moins de dilution du nitrate … » Un phénomène qui n’est pas prévisible au moment d’établir les bilans prévisionnels de fertilisation azotée ! 

L’azote, le nitrate, la plante et l’eau

L’azote (N) est le composant majoritaire (78%) de l’atmosphère terrestre (sous sa forme moléculaire N2). C’est un élément chimique essentiel à la vie (il est nécessaire pour construire les acides aminés et les protéines), donc au développement des plantes en particulier. Comme la plupart des êtres vivants, les plantes sont incapables d’extraire l’azote de l’air ; elles doivent donc le trouver (ou il faut leur en fournir) sous une autre forme que le N2. Les légumineuses (trèfle, luzerne, haricot…) sont une exception : leurs racines possèdent des nodosités où vivent des bactéries (Rhizobium spp.) capables d’assimiler l’azote de l’air pour fabriquer des acides aminés. Les autres plantes absorbent l’azote principalement sous forme de nitrate apporté par les engrais de synthèse ou produit à partir des matières organiques. Dans le sol, des bactéries transforment les engrais organiques et les matières organiques contenue en nitrate (NO3-) qui est, lui, assimilé par les plantes. Cet ion nitrate est soluble dans l’eau et donc entraîné par elle (on dit qu’il est lessivable).

Une concentration trop élevée de nitrate dans l’eau la rend impropre à la consommation (au-delà de 50 mg/l selon l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé) et provoque son eutrophisation (d’où une croissance excessive d’algues).

En Wallonie, en 2015, la concentration en nitrate n’était pas bonne (>25mg/l) dans 20% des eaux de surface et environ 30% pour les eaux souterraines mais avec des situations fort contrastées. Ce sont en effet dans les régions de Comines-Warneton, la Hesbaye et le Pays de Herve que les nappes sont les plus impactées alors que les bassins de Namur, du sud Luxembourg et les Ardennes le sont beaucoup moins.

Coup d’œil sur la bio de Richard Lambert

Issu du milieu agricole, Richard Lambert a hésité à reprendre l’exploitation familiale avant de s’engager dans des études de bio-ingénieur qu’il termine à l’UCLouvain en 1989. Sa thèse de doctorat est consacrée à la croissance de l’herbe, celle des prairies, en fonction du climat et de l’azote (2001). Au sein de l’université, il travaille pour la cellule scientifique qui œuvre dans le cadre de la structure wallonne Nitrawal, devenue aujourd’hui PROTECT’eau. En 2007, il reprend la direction du centre agri-environnemental de Michamps, près de Bastogne, un centre d’analyses et de conseils en agronomie, agroalimentaire et environnement qui dépend de l’UCLouvain et de la Province de Luxembourg.

Coup d’œil sur la bio de Marc De Toffoli

Après ses études d’ingénieur industriel en agronomie et environnement réalisées à Huy, Marc De Toffoli travaille pendant 10 ans sur la mise au point de méthodes agricoles environnementales et climatiques pour la Région wallonne. Conseil au niveau des agriculteurs.

En 2008, il remplace le Professeur Lambert comme ingénieur au sein de la cellule scientifique de l’UCLouvain pour PROTECT’eau.

Publié le 28 mars 2019