Pourquoi nous ne consommons pas éthique

Décerné tous les deux ans, le prix interuniversitaire Philippe de Woot vise à promouvoir la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) en récompensant un mémoire de master. Parmi les trois mémoires retenus dans la sélection finale de l’édition 2018, celui de Jeanne Cassiers et Audrey Herbeuval, de la Louvain School of Management (LSM)… qui se sont posé une –bonne- question : pourquoi les consommateurs achètent-ils des produits de marques qu’ils ne trouvent pas éthiques ?

Le Professeur Philippe de Woot de Trixhe, décédé en septembre 2016, aura marqué de son empreinte des générations d’étudiants en gestion de l’UCL. Co-fondateur et doyen de ce qui s’appelait alors l’Institut d’Administration et de Gestion, devenu la Louvain School of Management (LSM), il a en effet été l’un des pionniers de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Au cours de ses 38 années d’enseignement, il a sensibilisé, grâce à sa pensée mais aussi à ses talents de pédagogue, des milliers d’étudiants à l’importance de l’humain et de l’éthique dans l’économie.

Afin de pérenniser l’œuvre de Philippe de Woot, l’UCL a créé la Chaire Philippe de Woot en Corporate Sustainable Management qui a notamment pour mission d’organiser le prix bisannuel International Philippe de Woot Award qui en était cette année à sa cinquième édition.

Si le prix a été attribué à Kristina Feldt et Judith Klein, diplômées de la Copenhagen Business School pour leur travail sur le potentiel d’amélioration des conditions de travail dans l’industrie textile éthiopienne, deux jeunes diplômées de la LSM, Jeanne Cassiers et Audrey Herbeuval, ont été sélectionnées dans le trio final(1). Leur travail pose une question intéressante, quotidienne : pourquoi les consommateurs achètent-ils des produits de marques qu’ils ne trouvent pas éthiques ?

Deux entreprises perçues comme non responsables

Promotrice de l’étude, la Professeure Valérie Swaen (responsabilité sociétale des entreprises) a réuni les deux étudiantes qui étaient venues séparément lui proposer des sujets proches, abordant à la fois le marketing et la responsabilité entrepreneuriale. L’étude prenait ainsi une dimension assez innovante dans le fait de croiser la responsabilité (ou l’irresponsabilité) sociétale d’entreprises avec le sentiment d’ambivalence que développeraient éventuellement les consommateurs à leur égard. Encore fallait-il, pour arriver à quantifier ce sentiment et son importance sur le comportement d’achat, déterminer des cas concrets. « Nous avons donc commencé par une pré-étude auprès d’un échantillon de 324 personnes, assez représentatif de la population belge francophone, explique Jeanne Cassiers, et nous leur avons posé une double question : ‘si on vous parle d’irresponsabilité, quels noms d’entreprises dont les marques sont présentes dans les supermarchés vous viennent à l’esprit ? Malgré cela, achetez-vous toujours leurs produits ? »

Croisant les réponses à ces deux questions, les noms de Coca-Cola et Ferrero sont arrivés en tête. Le choix des deux entreprises sur lesquelles porte l’étude n’est donc pas subjectif ; ce sont les consommateurs eux-mêmes qui les ont désignées. Dans le premier cas, c’est l’argument médical – l’excès de sucre- qui a prévalu mais aussi environnemental – l’épuisement des ressources en eau dans certains endroits pour fabriquer la boisson. Dans le second, c’est le non respect de l’environnement via l’utilisation d’huile de palme qui a motivé le choix. L’irresponsabilité sociétale est cependant perçue de manière différente au sein de l’échantillon. Ainsi, les plus jeunes se sentent plus concernés par l’irresponsabilité de Ferrero, les plus âgés par celle de Coca-Cola.

Pas de rejet

L’ambivalence, par contre, est un sujet plus délicat à cerner. Pour Ferrero, le sentiment d’ambivalence croît avec la perception du côté non responsable de l’entreprise. Ce qui semble logique. Mais ce n’est pas le cas pour Coca-Cola : même si la perception de l’irresponsabilité sociale de l’entreprise est grande, le sentiment d’ambivalence à son égard ne croît plus, au contraire, il diminue avec cette perception. Ce qui n’est contradictoire qu’à première vue. « Ferrero, explique Audrey Herbeuval, est à un stade où les gens commencent à ressentir l’ambivalence. Coca-Cola est en fin de courbe : les consommateurs ont eu beaucoup d’informations négatives à propos de la marque, donc ils sortent de l’ambivalence pour adopter des sentiments tranchés, négatifs. »

Qu’en est-il alors du comportement d’achat ? L’ambivalence n’empêche pas de consommer les produits ! Ce qui entre en jeu, c’est le sentiment de responsabilité. Car si les consommateurs continuent à acheter, c’est, semble-t-il d’abord parce qu’ils se sentent impuissants : ‘de toute façon, mon petit achat n’aura pas d’impact sur la société’. Par contre, plus le consommateur se sent responsable et s’éloigne de cet ‘à quoi bon’, plus cela a un impact sur son comportement d’achat. « Mais ce facteur était peu présent dans notre échantillon, concluent les auteures. Il y a une sorte de déresponsabilisation des consommateurs afin de s’autoriser un plaisir à court terme. »(2)

 

 

Henri Dupuis

(1) Outre le travail des Danoises et des Louvanistes, un troisième mémoire avait été sélectionné sur les 46 présentés, dû à Antony Simonfski de l’UNamur et KULeuven, sur le thème de la participation citoyenne aux villes intelligent 
(2) Pour la présentation lors du Prix de Woot, les deux auteures louvanistes ont réalisé une présentation animée et très percutante de leur travail : https://www.youtube.com/watch?v=S8oEh8rOEMc&feature=youtu.be

Les auteures Audrey Herbeuval et Jeanne Cassiers

 

Publié le 12 avril 2018