Sénégal : anticiper les pénuries alimentaires grâce au Big Data

Quatre jeunes chercheurs du Laboratoire de géomatique, dirigé par le Pr Pierre Defourny au sein du Earth and Life Institute de l'UCL, ont été récompensés au Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour leur travail innovant se basant sur la circulation de l'information entre les marchés au Sénégal et son influence sur le prix du mil, denrée de base de l'alimentation dans ce pays.

Et si le Big Data permettait de venir en aide aux populations défavorisées des pays du Sud ? Il y a quelques années, le groupe Orange a lancé un challenge, Data for Development (D4D). L'idée : partager des données téléphoniques avec des chercheurs et leur proposer de créer une étude innovante permettant d'améliorer le bien-être de la population. Bingo, pour une équipe composée de quatre bio-ingénieurs du Earth and Life Institute de l'UCL et d’un économiste brésilien ! Suite à la dernière édition du challenge, la deuxième, ils ont été récompensés au Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour leur travail inédit combinant l'analyse de données satellites, de statistiques nationales, du réseau routier et de données mobiles.

Le challenge, organisé par le groupe Orange et la Sonatel (Société nationale des télécommunications du Sénégal), avec les Nations Unies et le MIT, sous le haut patronage du Ministère de l'éducation supérieure et de la recherche du Sénégal, se basait sur la fourniture de données de 2013 correspondant au nombre d'appels et de SMS captés par les antennes sénégalaises. « Des données anonymes, évidemment ! », insiste Damien Jacques, l'un des quatre chercheurs de l'UCL. « Par ailleurs, nous n'avions pas accès au contenu, seulement aux données telles que la position, la durée de l'appel, etc. Ces informations sont un important indicateur de mobilité des populations et de communautés : on peut imaginer des groupes sociaux, voir qu'un utilisateur A parle avec un utilisateur B », explique-t-il.

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Le prix des céréales comme facteur

Le projet de l'équipe de l’UCL a pour objectif de mieux comprendre le mécanisme des transferts de céréales sur les marchés en étudiant la circulation de l'information obtenue par l'analyse de données mobiles, combinées aux informations satellites et à l'analyse du réseau routier. « La sécurité alimentaire est déterminée par la disponibilité des ressources et l'accès à ces ressources, ajoute Damien Jacques. Or le prix est un facteur qui peut limiter l'accès. Nous nous sommes donc intéressés au prix du mil. C'est une céréale de subsistance qui nourrit une grande partie de la population sénégalaise. Nous avons constaté que son prix fluctuait beaucoup au cours de la saison et entre les marchés. Nous avons cherché à mieux comprendre cette évolution en étudiant l'équilibre entre l'offre et la demande à partir de la fin de la récolte. »

Une estimation de l'offre de mil disponible sur les marchés à la fin de la récolte a été réalisée sur base des statistiques de production nationale et de l'observation des images satellites. Quant à la demande, elle a été obtenue par une extrapolation des données démographiques. « Nous avons simulé les transferts de mil des zones de production vers les zones de consommation, en tenant compte du fait que la différence de prix du mil entre les deux marchés doit être plus grande que le coût du transport. C'est là que les données de télécommunications entrent en jeu : elles nous permettent de simuler la circulation de l'information sur le prix entre deux zones de marché. En effet, il se peut qu'un commerçant soit mal informé des conditions d'un autre marché, et par conséquent que certains transferts qui lui seraient pourtant profitables ne se fassent pas ».

Le modèle mis en place par les chercheurs peut prédire les prix jusqu'à 8 mois à l'avance. Un avantage certain pour les institutions concernées, qui peuvent ainsi planifier au mieux leurs interventions pour la sécurité alimentaire.

De la recherche au terrain

Damien Jacques, Raphaël D'Andrimont, Julien Radoux et François Waldner, les quatre bioingénieurs de l'UCL, ainsi qu’Eduardo Marinho, diplômé de l'UCL et expert en économie rurale ouest-africaine, ont présenté leur projet à la conférence NetMob, au MIT, qui porte sur l'analyse des réseaux. Ils ont remporté le prix dans la catégorie « agriculture » et obtenu une bourse de la Bill & Melinda Gates Foundation pour poursuivre leur recherche. L'objectif : passer du projet expérimental à l'outil opérationnel, sur le terrain. Pour cela, Damien Jacques s'est rendu deux fois au Sénégal : « J'y ai rencontré un maximum de parties prenantes, afin d'expliquer notre démarche, définir quels sont leurs besoins, discuter de l'intérêt de nos travaux et voir comment nous pouvons collaborer. Au-delà du projet en lui-même, c'est une bonne expérience, qui permet de passer de la recherche au terrain. D'aller à la rencontre de la demande pour essayer d'y répondre. L'idée est de s'assurer que notre modèle est pertinent, et de créer des pistes solides pour l'utiliser en tant qu'outil d'aide à la décision utile aux autorités et à la population sénégalaise. » La démarche n'est pourtant pas si simple... « Nous sommes venus sur place chercher des données complémentaires pour valider nos résultats, mais c'est très difficile d'y avoir accès, malgré le support de la Sonatel. On s'aperçoit aussi que c'est parfois beaucoup plus trivial que ce que l'on pensait, que les vrais besoins ne sont pas forcément ceux qu'on imaginait », précise le chercheur.

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Un tableau de bord ouvert et accessible

Les échanges portent néanmoins leurs fruits, puisqu'un projet très concret est sur la table. « Nos intervenants ont montré un intérêt pour les outils de visualisation des données. Avec eux, on essaie de mettre en place un tableau de bord qui serait un outil de visualisation des données, facile, ouvert et accessible. Il devrait permettre d'analyser rapidement des données concernant la pauvreté, des épidémies, etc., grâce à des indicateurs précis. En pratique, il y a donc un aspect de management et de monitoring à l'échelle du pays, qui permettrait de voir comment gérer l'aide alimentaire, par exemple. Mais il pourrait aussi définir comment et où mettre en place certaines infrastructures, comme des espaces de stockage pour le mil ou de nouvelles routes », continue Damien Jacques. Les chercheurs comptent également créer un document de retour sur expérience mettant en avant les éléments de leur projet lié à la révolution des données. « Nous nous inscrivons dans un contexte où de plus en plus de données sont disponibles », conclut Damien Jaques. « Il existe de nombreuses bases de données qui sont mises à jour en continu et inutilisées. La recherche sur les données GSM a beaucoup d'avenir. Il est important de s'y inscrire maintenant car elle est au cœur de certaines préoccupations comme la protection de la vie privée, etc. Il faut arriver à définir un cadre cohérent pour que les gens acceptent de partager leurs données et ainsi faire avancer la recherche. »

Anne-Catherine De Bast

Coup d'oeil sur la bio de Raphaël D'Andrimont

Raphaël d'Andrimont

Raphaël D'Andrimont a été diplômé de la Faculté des bio-ingénieurs Agro Louvain en 2008. Il est aujourd’hui assistant et encadre les travaux pratiques liés aux systèmes d'information géographique, à la géomatique et à la télédétection appliquée dans le domaine de l'environnement dans la faculté des bio-ingénieurs. En parallèle, il travaille sur des projets de recherches sur le suivi agricole et des surfaces d'eau par imagerie satellitaire. 

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Damien Jacques

Diplômé bio-ingénieur depuis 3 ans, Damien Jacques réalise actuellement une thèse de doctorat sur le suivi de la sécurité alimentaire à partir, entre autre, de données d'observation de la terre. Il est également membre d'Objectif Recherche et membre fondateur de PhD Hub, le réseau des jeunes chercheurs belges (phdhub.be). Il promeut l'Open Access via son implication dans le groupe de travail dédié d'EURODOC. Il est par ailleurs membre de l'asbl GOTORO, à Liège, qui a pour but de stimuler l'entreprenariat en région liégeoise.

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Bio-ingénieur de formation, Julien Radoux a été diplômé d’un master en gestion forestière et des espaces naturels à l'UCL en 2002. Après avoir travaillé dans le domaine des Systèmes d'Information Géographique dans l'Unité d'Environnemétrie et Géomatique de l'UCL, il y a réalisé une thèse de Doctorat en télédétection. Il a ensuite travaillé sur de nombreux projets liés à la détection du changement en forêt et à la cartographie globale de l'occupation du sol. Désormais, il travaille dans le cadre de l'infrastructure de recherche pour la biodiversité (Lifewatch) grâce à un financement de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

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François Waldner

François Waldner a reçu le diplôme de bio-ingénieur en environnement à l'UCL en 2012. Après avoir travaillé sur le suivi des habitats du criquet, il réalise une thèse Doctorat en cartographie des zones cultivées à l'échelle mondiale au sein de l'Unité d'Environnemétrie et Géomatique de l'UCL.

Publié le 25 avril 2016