Signaux corporels : ressenti et mesure

Des chercheurs de l’UCLouvain bousculent la recherche en psychologie. La conscience intéroceptive, cette capacité à ressentir les états internes impliqués dans les expériences émotionnelles, pourrait avoir été mesurée un peu trop grossièrement depuis…plus de trente ans. En examinant si des personnes particulièrement « intéroceptives » parviendraient à mieux réguler leur alimentation, les professeurs Olivier Corneille et Olivier Luminet (Institut de recherche en sciences pychologiques, IPSY) se sont aperçus du manque de validité de la traditionnelle méthode du « Heartbeat Counting Task » (HCT), un protocole lié à l’identification des battements cardiaques. Après deux récentes publications dans Biological Psychology,[1] ces chercheurs s’apprêtent à publier dans la revue Cognition & Emotion une série d’études qui remettent plus largement en cause les résultats obtenus avec cette tâche. Ils cherchent actuellement[2] des pistes de solutions pour trouver un compromis entre justesse de la mesure et mesure réalisable sur le plus grand nombre.

« La peur au ventre », « Le rose aux joues », « La chair de poule » : autant d’émotions que le corps exprime physiologiquement. Pas toujours évident de les conscientiser, les comprendre, ou de les exprimer verbalement. Ces informations, exprimées par les organes sensoriels, le cerveau les reçoit, les interprète et les traduit ensuite en mots, pensées, poèmes, peintures... Mais tout le monde n’est pas égal pour percevoir et traiter ces informations… « Certaines personnes pourraient présenter de meilleures compétences « interoceptives » que d’autres, explique Olivier Corneille, chercheur au sein de l’Institut de recherche en science psychologiques (IPSY) de l’UCLouvain. On parle « d’habilité intéroceptive[3] ». D’autres personnes seraient moins sensibles à ces signaux, y prêteraient moins attention… voire ne sauraient pas comment leur donner sens et les exprimer. On parle dans ce dernier cas « d’alexithymie[4] ».

Un retour aux sources des mesures en intéroception

Passionné par ces notions, Olivier Corneille, chercheur en psychologie des attitudes, s’est associé pour les étudier à Olivier Luminet, chercheur en psychologie des émotions. « Il y a environ cinq ans, nous nous sommes intéressés à ces notions dans le cadre d’un financement pour la recherche délivré par la région wallonne et coordonné par le professeur Nathalie Delzenne, poursuit-il. Au départ, nous nous intéressions aux liens entre comportements alimentaires et processus émotionnels. C’est en voulant examiner l’impact des émotions sur le comportement alimentaire que nous nous sommes penchés sur les problématiques intéroceptives. Nous cherchions alors à comprendre si la régulation des comportements alimentaires était bien liée à des aspects émotionnels. Nous posions l’hypothèse que de meilleures compétences émotionnelles pourraient faciliter la régulation alimentaire. »

Or, pour pouvoir connaître et réguler ses émotions, une bonne conscience de ses états corporels est nécessaire. Un lien évident pour ces chercheurs qui les conduit à encadrer une thèse de doctorat sur le sujet. Réalisée par Giorgia Zamariola, les premières conclusions viennent bousculer ces hypothèses…[5] « Tout d’abord, nous ne trouvions aucun lien entre les mesures de conscience corporelle et de conscience émotionnelle, raconte Olivier Corneille. Ensuite, alors que des recherches suggéraient qu’une meilleure conscience intéroceptive permet aux individus de mieux réguler leurs émotions, aucune des quatre expériences réalisées dans notre laboratoire ne permettait d’établir ce lien. Alors, après deux années de résultats non probants, nous avons envisagé une possibilité osée : la validité de la mesure la plus fréquente de conscience intéroceptive était peut être… douteuse. »

Des battements du cœur aux frémissements des viscères

Depuis quatre décennies, une mesure est communément acceptée au sein de la communauté scientifique comme étant une référence en matière d’évaluation de l’habileté intéroceptive. « Pour arriver à la mesurer, il faut pouvoir établir un lien entre un signal intéroceptif mesurable sur le plan biologique (expression corporelle) et la capacité de l’individu à identifier ce signal (conscience corporelle), explique Olivier Corneille. Comment évaluer objectivement la qualité de cette identification ? » Dans l’idéal pour les chercheurs, il faudrait pouvoir introduire des sondes au niveau des viscères… Mais une méthode moins intrusive est largement pratiquée : la « Heartbeat Counting Task ». Elle consiste à demander à un individu de compter le nombre de battements cardiaques qu’il ressent pendant un certain laps de temps, tout en mesurant objectivement ces battements. « Les chercheurs considèrent que plus la différence absolue entre la mesure objective et l’identification subjective est faible, meilleure est l’habilité intéroceptive de l’individu, explique le chercheur. Or, une telle différence peut traduire des processus non-intéroceptifs[6]. »

Dans 90% des scores observés par les chercheurs, les individus sous-évaluent leurs battements. « Il est très rare que les scores soient égaux ou supérieurs aux relevés, ajoute-t-il. La confiance plutôt que l’exactitude dans la perception des signaux pourrait jouer un rôle important dans les scores de performance intéroceptive. De manière plus générale, nous pensons que les individus testés ne ressentent pas grand-chose, voire rien du tout, dans les conditions habituelles de réalisation de la mesure… Ils se contenteraient d’une simple estimation intellectuelle, sur base de leurs connaissances générales. » Le chercheur ajoute : « Si l’on demande aux sujets de ne rapporter que les battements ressentis, à l’exclusion de tout calcul ou estimation non-intéroceptive, les scores à la tâche chutent de 50% ».

Un saut dans l’inconnu

Alors comment évaluer avec davantage de validité cette sensibilité intéroceptive chez les individus ? Cette question est devenue le cœur du projet de recherche d’Olivier Corneille et d’Olivier Luminet, avec l’encadrement d’une seconde thèse de doctorat réalisée par Olivier Desmedt, financé par le FNRS. D’autres chercheurs, doctorants et post-doctorants, contribuent également à ce projet ambitieux sous la supervision du professeur Olivier Luminet. « Nous en sommes revenus au cœur de la notion d’intéroception en nous demandant, simplement mais crucialement : comment la définir plus précisément et la mesurer validement ? », précise Olivier Corneille. S’il existe déjà d’autres mesures de l’intéroception, le problème est de savoir à quoi se restreindre dans sa définition. Pour certains chercheurs, les mesures internes au corps sont les seules valides. Cependant, d’autres mesures sont envisageables, telles que le goût, les sensations de la peau, l’impression d’avoir chaud…Les mesures possibles sont nombreuses. Se pose également la question de l’intégration de ces différents signaux. « La mesure idéale devrait être intégrative, tout en étant peu intrusive, afin de pouvoir la réaliser facilement », ajoute le chercheur. « C’est la prochaine étape de nos recherches : essayer de développer une mesure pratique, non invasive, peu coûteuse, qui permette de faire avancer la recherche, avec des résultats solides et, in fine, cliniquement utiles. »

« On saute dans l’inconnu, en fait…, glisse le chercheur avec un sourire passionné. Cela fait plus de trente ans que des chercheurs essayent de développer ce genre de tâche. Avec Pierre Maurage, un chercheur qualifié FNRS spécialisé en psychophysiologie, qui nous a récemment rejoint sur le projet, nous ne serons pas de trop pour nous pencher sur la question ces prochaines années ! »

Marie Dumas

 

Coup d'oeil sur la bio d'Olivier Corneille

Olivier Corneille est Professeur Ordinaire à l’UCLouvain (PSP) et Chercheur Qualifié honoraire du FNRS, membre de l’Institut de recherche en sciences psychologiques (IPSY). Le cœur de ses recherches porte sur l’acquisition des préférences.

Coup d'oeil sur la bio d'Olivier Luminet

Olivier Luminet est Directeur de recherche FNRS et Professeur extraordinaire à l’UCLouvain (PSP), membre de l’Institut de recherche en sciences psychologiques (IPSY). Il est spécialiste en matière de psychologie des émotions.

 

[1] Desmedt, O., Luminet, O., & Corneille, O. (2018). The heartbeat counting task largely involves non-interoceptive processes: Evidence from both the original and an adapted counting task. Biological psychology, 138, 185-188 ;
Zamariola, G., Maurage, P., Luminet, O., & Corneille, O. (2018). Interoceptive accuracy scores from the heartbeat counting task are problematic: Evidence from simple bivariate correlations. Biological psychology, 137, 12-17.

[2] Giorgia Zamariola, Olivier Luminet, Adrien Mierop & Olivier Corneille (2019) Does it help to feel your body? Evidence is inconclusive that interoceptive accuracy and sensibility help cope with negative experiences, Cognition & Emotion, DOI: 10.1080/02699931.2019.1591345

[3] Habilité intéroceptive ou capacité à percevoir et interpréter les signaux corporels (Cameron, 2001) - The ability to detect subtle changes in bodily systems, including muscles, skin, joints, and viscera, is referred to as interoception_(Dunn et al., 2010, p. 1835). Etude relative récente en psychologie – mais grandissante). Deux dimensions importantes: objective (exactitude, avec la Heartbeat Couting Task) ; subjective (sensibilité – mesurée par questionnaire).

[4] L’alexithymie traduit le manque de conscience émotionnelle. Son intérêt est plus ancien avec des recherches datant des années 1970 : Sifneos, 1973 ou encore Taylor, Bagby, & Parker, 1999 qui identifient trois dimensions à cette notion – identifier les émotions, décrire les émotions, pensée opératoire (mesure : questionnaire TAS, Bagby, Parker, & Taylor, 1994).

[5] Publications en lien avec les recherches de Giorgia Zamariola:
• Pas de liens entre exactitude intéroceptive (HCT) et Alexithymie : Zamariola, Giorgia ; Vlemincx, Elke ; Corneille, Olivier ; Luminet, Olivier. Relationship between interoceptive accuracy, interoceptive sensibility, and alexithymia. In: Personality and Individual Differences, Vol. 125, p. 14-20 (2018). doi:10.1016/j.paid.2017.12.024.
http://hdl.handle.net/2078.1/191697

[6] • Etude psychométrique des scores (faible corrélation entre comptage et battements enregistrés dans tâche HCT ; EN PLUS, corrélation plus faible chez les participants présentant les meilleurs scores que des scores moyens d’exactitude intéroceptive ; pratiquement que de la sous-estimation dans les comptages) : Zamariola, Giorgia ; Maurage, Pierre ; Luminet, Olivier ; Corneille, Olivier. Interoceptive accuracy scores from the heartbeat counting task are problematic: evidence from simple bivariate correlations. In: Biological Psychology, Vol. 137, no. 1, p. 12-17 (2018). doi:10.1016/j.biopsycho.2018.06.006.
http://hdl.handle.net/2078.1/200261

Publié le 10 septembre 2019