Conservation des semences: six principes essentiels

La cinquième édition du prix bisannuel « HERA Doctoral Thesis Award », décerné par la Fondation pour les Générations Futures, a mis en valeur plusieurs membres de la communauté scientifique de l’UCLouvain. Parmi eux, Christine Frison, chercheuse au sein de l’Institut pour la recherche interdisciplinaire en sciences juridiques (JURI) et chargée de recherches FNRS. Passionnée par un Traité international qui vise à encourager la diversité des semences alimentaires dans le monde, la chercheuse a étudié pendant plus de dix ans les processus liés à sa mise en place et ses réunions à l’ONU. Dans ses analyses, elle pointe une série de disfonctionnements et en particulier le manque de représentativité des petits agriculteurs dans ces grandes réunions au sommet.

Adopté en 2001 par l’Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture - la FAO – le « Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture », a retenu l’attention de Christine Frison lors de son entrée en vigueur en 2004. « Dès sa création, ce Traité m’a passionné », explique la chercheuse qui se destinait à l’origine à une carrière de fonctionnaire internationale. Destiné à préserver les variétés de semences au niveau international, le texte rassemble 145 pays participants pour lutter contre l’insécurité alimentaire dans le monde via un système de gestion collective unique en droit international.

En 2008, Christine Frison décide de se lancer dans une thèse de doctorat sur le Traité et son implémentation. Grâce à son activité d’experte juridique pour le Centre for International Sustainable Development Law (CISDL, McGill, Montréal), elle a pu suivre chacune des réunions qui lui sont consacrées au sommet de la FAO depuis 2004. Défendue en 2016 au centre de philosophie du droit de l’UCLouvain et au « Centre for IT and IP Law » de la KULeuven, la thèse condense douze ans d’observation participante de ces négociations. Un travail de longue haleine, relevant de deux centres de recherche et de trois promoteurs différents (Tom Dedeurwaerdere, professeur à l’UCLouvain et co-fondateur de la plateforme « Recherche partenariale sur la transition écologique et sociale » LPTransition, Olivier De Schutter, professeur au centre de philosophie du droit de l’UCLouvain et membre du comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU et co-fondateur de LP Transition, Geertrui van Overwalle, professeur de droit de la propriété intellectuelle à la KULeuven et professeure invitée à l’école de droit de Sciences Po Paris).

Nominée pour le prix « HERA Doctoral Thesis Award 2019 », décerné par la Fondation pour les Générations Futures, la thèse de doctorat en sciences juridiques de Christine Frison a particulièrement attiré l’attention du jury pour l’importante place laissée aux questions de participation des acteurs du Traité. Ce prix, qui récompense tous les deux ans des thèses de doctorat toutes disciplines confondues, met en valeur des travaux qui adoptent une vision à 360° propre à un développement soutenable et qui font avancer la réflexion ou les pratiques « pour les générations futures » dans leur champ de recherche. C’est cette méthodologie « 360° » mise en place par Christine Frison qui a convaincu le jury. Reliant réalités locales et globales, cette méthodologie a identifié les difficultés rencontrées par les acteurs du Traité sur le terrain, tout en utilisant ces observations pour affiner son analyse juridique.

 
Un traité actant l’interdépendance de la diversité biologique mondiales des semences

« En droit international, les traités sont en principes des accords bi- ou multi-latéraux qui réglementent une matière entre Etats souverains suivant leurs intérêts individuels, explique Christine Frison. La particularité de celui-ci, c’est le système multi-latéral mis en place pour la gestion collective de la préservation des semences et de leurs variétés. »

Ce traité est né suite au constat alarmant de l’érosion de la diversité biologique des semences. En moins de 50 ans, l’agriculture agrochimique industrielle de monoculture a réduit la diversité des variétés de 80% en moyenne, avec des pointes à 95% pour certaines espèces. Or, à l’ère des changements climatiques, il est impératif de conserver cette biodiversité, car c’est elle qui contient les caractéristiques potentielles pour développer de nouvelles variétés qui résisteraient à ces changements. Ainsi, les acteurs du Traité se sont rendu compte de l’importance de plusieurs éléments pour la préservation des variétés de plants, à commencer par l’interdépendance : « La diversité biologique des variétés naît de leurs interconnexions multiples, souligne la chercheuse. Vouloir gérer cette diversité de manière segmentée et individuelle est un non-sens. Une gestion commune est donc impérative pour respecter cette interdépendance. »

Un autre élément a été pris en compte dans l’élaboration de ce Traité : la nécessité d’utiliser toute la diversité des semences. Toutes les semences : « Le texte veut encourager au maximum la culture des différentes variétés. En effet, les semences disparaissent quand elles ne sont pas cultivées et non par sur-exploitation, comme c’est le cas des ressources halieutiques, par exemple ! Il faut donc mettre en place un système qui soutienne la diversité des cultures et non les monocultures. »

Une série d’analyses transdisciplinaires… et de disfonctionnements

Passionnée par ce système de gestion multi-latéral, Christine Frison a voulu en analyser le fonctionnement entre réunions au sommet de la FAO et réalités de terrain. « Au fur et à mesure de ma compréhension de ce système, je me suis rendu compte qu’il y avait une série de disfonctionnements », observe la chercheuse. Le premier étant le déséquilibre très important dans la participation des différents acteurs à ce traité. Un déséquilibre se traduisant particulièrement par la disparité de participation de certains acteurs lors des négociations – et donc au manque d’application de certains droits les touchant. « Communautés paysannes, petits agriculteurs ou industries semencières et agrochimiques ne participent pas aux négociations de la même manière, avec le même poids sur les négociations, poursuit-elle. Les grandes firmes, telles Monsanto ou Syngenta, ont souvent des représentants dans les équipes gouvernementales de certains pays développés et participent ainsi directement à la négociation des droits et obligations qui seront applicables aux Etats. A contrario, les organisations paysannes n’y sont que peu représentées et participent en tant qu’observatrices uniquement. Malgré leur rôle central dans l’alimentation mondiale, les petits agriculteurs restent en marge du système. Cette différence de représentation se répercute alors sur la reconnaissance de certains droits et sur leur mise en œuvre. Ainsi, un déséquilibre important persiste entre une forte reconnaissance nationale et internationale du droit des brevets sur les semences détenus par certains acteurs comme les multinationales de l’agro-industrie et une très faible reconnaissance des droits des petits agriculteurs, tel que le droit de ressemer le produit de leur récolte. »

Afin d’analyser ces dysfonctionnements de façon adaptée et rigoureuse, Christine Frison met en place une méthodologie de recherche inter- et trans-disciplinaire. Pour renforcer son analyse d’interprétation juridique du traité, elle entame une analyse plus politique du sujet, sur base de la théorie des communs développée par la prix Nobel Elinor Oström. Elle couple ensuite cette analyse politique à une méthodologie socio-anthropologique, via ses observations participantes aux réunions du Traité. « Forte de ces éléments, j’ai pu constater qu’il y avait un monde de différence entre le texte et ce que je pouvais voir dans les lieux d’exercice du pouvoir : les déséquilibres de reconnaissance des droits de l’intégralité des acteurs étaient évidents. Or, sans cette reconnaissance, nous ne pourrons pas avoir un système multi-latéral qui fonctionne, ni, a fortiori, aboutir à une sécurité alimentaire dans le monde. »

Six principes essentiels bientôt présentés à l’ONU

Au terme de ses recherches, la chercheuse formule des propositions d’amélioration centrées sur la notion de « bien commun », appliquée aux semences. « J’ai utilisé la théorie des communs développée par Elinor Ostrom pour proposer, à la fin de ma thèse, une série de six principes qui sont, selon moi, adaptés à la gestion commune des semences. » Six principes invariables qui apparaissent comme essentiels à leur conservation : durabilité, interdépendance, lutte contre la sous-utilisation, importance du rôle des communautés, de la diversité, et de la complexité des cultures. « Or diversité et complexité sont des notions difficiles à exprimer en droit, où l’objectif est souvent de simplifier et uniformiser la règle pour en faciliter l’implémentation. Pourtant, pour l’avenir de la planète et pour notre souveraineté alimentaire, simplification et monoculture sont des problèmes. Il faut au contraire encourager la diversité et l’échange des variétés cultivées ainsi que le développement des pratiques agricoles multiples… Cela passe nécessairement par la participation des petits agriculteurs dans les processus décisionnels. »

Des principes que la chercheuse présentera lors de la prochaine réunion du Traité en novembre prochain. L’étape suivante pour Christine Frison : « Aller plus loin, au sein même des communautés paysannes, pour tester la validité de ces principes et observer si cela correspond bien aux pratiques. J’espère ensuite retourner présenter la suite de mes travaux pour démontrer, preuves à l’appui, quelles sont les pratiques réelles à encourager. »

Marie Dumas

Entretien

La protection des végétaux à l’échelle internationale n’est pas une notion évidente. Comment protège-t-on une nouvelle variété mise sur le grand marché des plantes mondial ?

Il existe deux moyens juridiques principaux pour protéger une nouvelle variété. Soit par brevetage, soit par ce qu’on appelle un certificat d’obtention végétale (COV). Ces deux systèmes sont reconnus par le traité. Ils sont donc renforcés par le texte car celui-ci a été construit autour de ce système préexistant. Ce qui serait utile pour les communautés paysannes c’est d’avoir une reconnaissance équivalente pour les droits des agriculteurs à utiliser les semences que l’on a soi-même produite voire à les échanger avec de nouveaux agriculteurs. L’intérêt de l’échange des variétés est crucial. Sans échange, il n’y aurait pas de biodiversité sur la planète. Pourtant, les industries semencières n’ont pas intérêt à ce que les agriculteurs aient ces droits à leur disposition : ils craignent qu’ils ne développent ainsi un système qui serait parallèle au système commercial global actuel de semences. Pourtant, ces techniques paysannes sont à l’origine de la diversité des espèces végétales que l’on retrouve dans notre alimentation. Les techniques dites « modernes » ou « industrielles » de sélection sabrent la diversité des semences qui a chuté de 65 à 98% pour certaines variétés au cours du siècle dernier. En cause : l’agriculture industrielle agrochimique et la monoculture qui tuent la biodiversité. L’on comprend donc pourquoi il est crucial de reconnaître les droits des agriculteurs, car ces droits leurs permettent de continuer à développer, innover et conserver les variétés de semences dans le respect des humains et de la planète.

Le prix HERA a récompensé la transdisciplinarité de votre travail.

Cette recherche fait le pont entre plusieurs disciplines : droit, sciences politiques, socio-anthropologie et bien sûr agronomie… pour avoir une analyse de la situation la plus proche de la réalité possible. L’objectif étant de proposer les solutions les plus adaptées possible. C’est en sortant de son champ disciplinaire, en faisant parler tous les acteurs, que l’on peut espérer faire bouger les choses dans la bonne direction. Mais une difficulté subsiste : on peut avoir les meilleures règles juridiques ou techniques agronomiques, si la volonté politique ne suit pas… Les gens continueront de ne pas manger à leur faim.

En savoir plus en vidéos :

(1) Ma Thèse en 180 Secondes UCLouvain 2015
(2) HERA Doctoral Thesis Award 2019
(3) Université Saint Louis - Séance SIEJ du 09 octobre 2018 "le commun global de semences: outil juridique et politique d'une transition agricole et alimentaire? »

Emission « Les Éclaireurs » Radio La Première, du 18 mai 2019

Portrait de Christine Frison eéalisé à l'occasion de sa participation au concours Ma thèse en 180 secondes en 2015 :

Coup d’œil sur la bio de Christine Frison

La Dr. Christine Frison est Chargée de Recherche au FNRS, affiliée au Centre de Philosophie du Droit (CPDR) et au Séminaire de recherche en droit de l'environnement et de l'urbanisme (SERES) de l’UCLouvain. Elle est également chercheure post-doctorante au FWO, affiliée à la Faculté de Droit de l’Université d’Anvers. Elle enseigne le Droit International de l’Environnement à l’ULB et à l’Université d’Anvers.

Christine Frison est juriste de formation, spécialisée dans les thématiques du droit international de l’environnement, droit du développement durable, de la biodiversité et de la biosécurité (licence en droit de l’Université Jean Moulin, Lyon, France, et Master spécialisé en Droit International Public à l’ULB, Bruxelles, Belgique). Madame Frison a défendu sa thèse conjointement à l’UCLouvain (au CPDR sous la co-supervision du Prof. Olivier De Schutter et du Prof. Tom Dedeurwaerdere) et la KU Leuven (au CiTiP sous la supervision du Prof. Geertrui Van Overwalle) sur le thème du droit et de la gouvernance des semences pour l’alimentation et l’agriculture comme ‘bien commun’.

Elle a travaillé comme consultante pour plusieurs institutions rattachées aux Nations Unies et des gouvernements Africains dans le domaine du droit de la biodiversité, agro-biodiversité et biosécurité. Elle a représenté la Belgique lors de négociations internationales au Traité International sur les Ressources Phyto-génétiques pour l’Alimentation et l’Agriculture. Christine Frison est membre du Centre de Droit International du Développement Durable (CISDL) basé à l’Université McGill, Montréal, Canada ; elle est également membre de l’ONG SOS Faim et de l’association Fem&Law.

Enfin, elle a publié plusieurs livres et de nombreuses autres articles scientifiques, des posters et des contributions de vulgarisation en droit du développement durable, de la biodiversité et de la biosécurité.

©Elsa Verhoeven

 

Publié le 15 juillet 2019