Cendres volcaniques et agriculture ne font pas bon ménage. Début janvier, le volcan philippin Taal, un des plus dangereux au monde, est entré soudainement en éruption, causant des dégâts importants aux cultures et privant brutalement les populations locales de leur moyen de subsistance. Pierre Delmelle et Noa Ligot (ELI) se sont rendus sur place pour évaluer les pertes et poursuivent ici leurs expériences grandeur nature. Leurs recherches visent, à terme à formuler des recommandations à destination des agriculteurs et des autorités locales.
12 janvier 2020. Le volcan Taal, situé sur l’île de Luçon aux Philippines, entre en éruption. Près d’un mois plus tard, Pierre Delmelle, professeur à la Faculté des Bioingénieurs et membre de l’Earth and Life Institute, et Noa Ligot, doctorante, embarquent dans un avion. Direction : les terres agricoles situées autour du volcan Taal. “Je suis captivé par les relations étroites qui lient l’agriculture aux volcans”, confie le volcanologue, “ C’est une interface très dynamique. Dans les régions volcaniques actives, l’agriculture est un secteur d’activités économiques majeur car les sols formés sur les dépôts de cendres sont souvent fertiles. Ironiquement, les chutes de cendres qui sont responsables de cette richesse peuvent aussi conduire à sa destruction.” Ces dernières années, Pierre Delmelle s’est intéressé à l’agriculture familiale sur les flancs du Tungurahua et du Cotopaxi, en Equateur, des volcans récemment actifs. Jusqu'à l’éruption du Taal, l’un des volcans les plus dangereux au monde, début 2020...
Un sujet peu étudié
En se rendant aux Philippines, Pierre Delmelle a un objectif précis : documenter l’impact des cendres volcaniques sur les cultures. S’il s’intéresse à ce sujet, c’est parce que “l’agriculture joue un rôle central dans la définition du risque volcanique”, explique-t-il, “les terres fertiles autour des volcans sont des zones à forte densité de population. Globalement, environ un milliard de personnes sont potentiellement soumises au risque volcanique. Les impacts d’une éruption sur l’agriculture ont des répercussions directes et néfastes sur les moyens de subsistance et le bien-être des communautés paysannes, mais la reprise de l’agriculture après l’éruption va aussi permettre à ces populations de se relever une fois l’onde de choc passée. L’agriculture est donc un élément essentiel à considérer dans la réduction du risque de catastrophe lié à l’activité volcanique, mais ce sujet est encore très peu étudié.”
Des dépôts sur les cultures
Notre duo de l’UCLouvain veut contribuer à pallier ce manque de connaissances, en passant une dizaine de jours dans la zone touchée par l’éruption du Taal. “Nous avons été à la rencontre des communautés villageoises affectées par l’éruption afin de collectionner des informations sur les effets des chutes de cendres sur les cultures ”, raconte Pierre Delmelle, “Ensuite, les agriculteurs nous ont fait visiter leurs champs et nous les avons encouragés pour qu’ils nous montrent les dégâts. A force de questions et en recoupant l’information, une première image de la situation a pu être dressée.” C’est là que Pierre Delmelle et Noa Ligot ont pu constater les dégâts sur les plantations de maïs, de manioc, de tomates, d’ananas… Lors d’une éruption explosive, un volcan émet un panache de gaz et de cendres dans l’atmosphère. La dispersion de ces matériaux par les vents est à l’origine des dépôts de cendres. “Dans les zones les plus affectées par l’éruption du Taal, les dépôts atteignent plusieurs dizaines de centimètres”, témoigne Pierre Delmelle. La végétation souffre du poids des cendres qui s’attachent aux feuilles et la plante quelquefois finit par se rompre. Par ailleurs, les feuilles, recouvertes d’un dépôt de cendres, ne reçoivent plus suffisamment de lumière pour opérer la photosynthèse. Il semble aussi que même si le dépôt n’est pas épais, des sels présents à la surface des cendres peuvent « brûler » le feuillage et conduire à la mort de la plante. C’est un mécanisme qui n’a pas encore été élucidé...
Des dégâts plus étendus
Les champs dans les zones directement exposées aux chutes de cendres du Taal ont été ravagés. Les hangars, les églises, les maisons et les abris pour animaux se sont effondrés en raison de l’accumulation rapide des cendres sur les toits. Celles-ci étaient chargées d’eau, ce qui a fortement contribué à en augmenter le poids (voir encadré ci-contre). Même des manguiers en pleine force de l’âge se sont brisés. On ne dénombre pas de victimes humaines, mais plus de 200.000 personnes furent évacuées dans un rayon de 14 km autour du volcan, abandonnant leur bétail, leurs récoltes, leurs biens personnels... En s’éloignant du volcan, les impacts de l’éruption sont moins apparents, mais pourtant bien réels : “Les cultures ont également subi des dégâts qui ont engendré une perte partielle ou totale de la récolte. Les fruits et les légumes recouverts ne fusse que par une fine couche de cendres sont dépréciés et ne peuvent pas être écoulés sur les marchés. C’est une perte sèche pour l’agriculteur, et il ne recevra aucune compensation”, explique le chercheur.
Premières observations
Après avoir circonscrit la zone affectée par les chutes de cendres, Pierre Delmelle et Noa Ligot ont recensé systématiquement les impacts, en prenant des photos des cultures, en mesurant l’épaisseur des cendres, en compilant les explications des paysans, et en prélevant des échantillons. Avec l’aide des agriculteurs et des autorités locales, ils ont fait une première estimation de la perte de rendement attendue pour chaque type de culture. En vue d’établir une distribution spatiale des impacts, ces informations ont été introduites dans un système d’information géographique. Déjà sur place, certaines tendances sont apparues . “Nous avons constaté qu’il y avait de fortes différences en fonction du type de culture, du stade de croissance de la plante, et des mesures prises par l’agriculteur immédiatement après l’éruption (arrosage ou secouage des plantes). Nous avons aussi observé un encroûtement des cendres, probablement lié à la forte teneur en eau initialement présente dans le dépôt. La feuille est alors littéralement emprisonnée par ce ciment volcanique et condamnée à mourir."
Une forte teneur en sel
De retour au plat pays, nos deux scientifiques se sont empressés d’analyser leurs échantillons… avant que la crise du coronavirus les freine dans leur élan. La première découverte concerne ces fameux sels présents à la surface de la cendre. “Dans certains échantillons, la concentration en sels, riches en soufre, est extrêmement élevée. Cela expliquerait pourquoi, loin du volcan, on observe encore des impacts importants sur les cultures malgré la très faible épaisseur du dépôt”, commente Pierre Delmelle.
Poursuivre la recherche ici et là-bas
Dès que possible, le duo reprendra le chemin du laboratoire pour poursuivre les analyses. En attendant, Noa Ligot et Pierre Delmelle démarrent une expérience grandeur nature dans les installations de la Ferme de Marbaix, un centre d’expérimentations agronomiques de l’UCLouvain. Ils y ont planté des pommes de terre et du maïs. Dans quelques semaines, ils simuleront une éruption volcanique en épandant sur les cultures une demi-tonne de cendres qu’ils ont fait venir d’une carrière de lave en Allemagne. Ils suivront ensuite la réponse des cultures pour mieux quantifier les effets du dépôt de cendres sur la croissance et la production. “Et le projet ne s’arrête pas là”, avoue le chercheur, “nous venons de recevoir un financement de l’ARES (l’Académie de Recherche et d’Enseignement Supérieur) et de la Coopération au Développement, pour déployer un projet de synergie dans la région du Taal. Nous allons, avec une ONG belge et son partenaire philippin, poursuivre notre collaboration avec les agriculteurs locaux. L’idée est de mettre en place un réseau de surveillance des impacts à plus long terme de l’éruption du Taal sur l’agriculture. Tout comme à la Ferme de Marbaix, nous allons simuler avec l’aide des paysans un dépôt de cendres sur des cultures, mais cette fois dans les conditions environnementales des Philippines. Nous espérons ainsi collecter de nouvelles données qui contribueront à mieux quantifier les impacts des cendres.”
Formuler des recommandations
Derrière toutes ces recherches, il y a plusieurs motivations. “Nous voulons d’abord élargir le champ des connaissances dans un domaine encore trop peu exploré. En parallèle, nous sommes en train d’élaborer un modèle qui permettrait de prédire la perte de rendement d’une culture donnée en fonction d’une part, du stade de développement de la plante et d’autre part, des caractéristiques de la cendre. En combinant ce modèle avec des simulations de dispersion des panaches volcaniques dans l’atmosphère, nous espérons être en mesure de formuler des recommandations à destination des agriculteurs et des autorités locales afin qu’ils privilégient dans les zones à risques certains types de cultures plutôt que d’autres ”, se réjouit Pierre Delmelle. Car l’objectif premier est de dégager, avec les acteurs locaux, des stratégies qui pourront réduire le risque de catastrophe pour les populations agraires soumises à l’aléa volcanique.
Zoom sur le Taal
Le Taal est un volcan philippin, situé dans le sud de l’île de Luçon, à une soixantaine de kilomètres au sud de Manille, la capitale du pays. Il s’agit d’un des volcans les plus actifs de la planète. Depuis 1572, le Taal a connu une quarantaine d’éruptions.
Au cœur d’une caldeira
La particularité de ce volcan est que son centre éruptif se trouve au milieu d’une grande caldeira (~15 x 20 km) remplie par un lac profond, le Lac Taal. Une caldeira est une dépression, circulaire ou elliptique, dont le diamètre est d’au moins deux kilomètres, et qui a été formée par une éruption explosive impliquant d’énormes volumes de magma, c’est-à-dire de roches en fusion. Le Taal est particulièrement dangereux car la rencontre entre le magma et l’eau décuple l’explosivité de l’éruption et permet la formation de déferlantes basales (en anglais, base surges). Ce sont des écoulements turbulents fortement chargés en gaz et en magma fragmenté qui sont projetés à très haute vitesse radialement à partir du volcan. Ce type de phénomène est responsable de tsunamis lacustres qui ont dévasté les berges du Lac Taal.
Une région surpeuplée
Le Taal est l’un des volcans les plus dangereux de la planète. Avec une densité de population avoisinant les 2000 habitants par km², la région du Taal est aussi l’une des plus fortement peuplée du globe. L’agriculture y est omniprésente et le risque volcanique y est particulièrement élevé.
12 janvier 2020
L’éruption du Taal le 12 janvier 2020 a été soudaine, surprenant les habitants qui vaquaient toujours à leurs occupations lorsque les premières chutes de cendres ont commencé. L’activité du volcan est surveillée de près par l’Institut Philippin de Volcanologie et Sismologie. Des signes précurseurs avaient bien été observés dans les mois précédant l’éruption. Cependant, l’énorme masse d’eau entourant le volcan complique fortement l’interprétation des signaux géophysiques et géochimiques, et personne n’aurait pu prédire l’arrivée imminente de l’éruption. Celle-ci n’a en fait impliqué qu’un faible volume de magma ; l’essentiel des matériaux expulsés sont des vieilles roches désagrégées par l’explosion d’un vaste réservoir d’eau hydrothermale souterrain qui a été surchauffé lors de la remontée d’une poche de magma frais au sein de l’édifice volcanique.
Lauranne Garitte
Coup d’œil sur la bio de Pierre Delmelle
Pierre Delmelle a obtenu un diplôme d'ingénieur chimiste et des industries agricoles à l'UCLouvain en 1991. Sa thèse de doctorat réalisée à l’Université Libre de Bruxelles (1995) portait sur la géochimie des fluides hydrothermaux associées à des volcans actifs en Indonésie et aux Philippines. Après plusieurs séjours postdoctoraux au Japon, au Canada et en Belgique, il a occupé durant six ans un poste de Lecturer à l’Université de York en Angleterre. De retour à l’UCLouvain depuis 2011, il est professeur à la Faculté des Bioingénieurs et membre de l’Earth and Life Institute. Dans ses recherches, il s’intéresse à l’impact des éruptions volcaniques sur l’environnement et l’agriculture. Il s’investit avec son équipe dans des projets interdisciplinaires qui visent à produire des connaissances, des méthodes et des outils qui pourront contribuer à réduire la vulnérabilité et augmenter la résilience des populations agraires soumises à l’aléa volcanique. L’Equateur et les Philippines sont actuellement les pays cibles où il mène ses travaux.