L’Institut des Civilisations, Arts et Lettres (INCAL) rassemble des chercheurs dans le domaine de l’histoire, de l’histoire de l’art, de l’archéologie, des littératures classiques, médiévales, modernes et contemporaines. L’institut compte près de 300 chercheurs, tout statut confondu. Après une période de formation et de construction, l’institut a bâti sa cohérence en assumant et en valorisant sa diversité – diversité de méthodes, de corpus, de pratiques : un « unidivers » suivant le mot d’un écrivain français du 17e siècle.
Pour explorer et présenter cette « unidivers », le bureau de l’Institut a donc choisi d’honorer deux personnalités marquantes en leur décernant le titre de Docteur·e Honoris Causa : Arlette Farge et Yves Citton. Cette cérémonie aura lieu le 3 mai 2018. La préférence a été accordée à des personnalités dont la démarche de recherche et l’engagement sont emblématiques des pratiques de la plupart des chercheurs·ses de l'Institut, des personnalités qui croisent les savoirs et réfléchissent sur la longue durée, par-delà les frontières disciplinaires et méthodologiques.
Les interrogations que portent Arlette Farge et Yves Citton, chacun à sa manière, à la fois sur leur démarche, sur leur engagement de chercheur·se et sur la pertinence de cette recherche en « humanities » dans nos sociétés contemporaines rencontrent celles qui sont soulevées de manière récurrente dans l’Institut et auxquelles sont confronté·es régulièrement notamment les jeunes chercheurs·ses. Leur ouverture au partage promet des échanges riches où chacun·e pourra trouver inspiration et encouragement.
Yves CittonYves Citton est un théoricien de la littérature et un essayiste d’origine suisse. Il a enseigné la littérature française à l’université de Genève, à l'université Yale, à l’université de Pittsburgh et à l'université Stendhal-Grenoble. Depuis 2017, il est professeur de littérature et média à l’Université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a obtenu, en 2011, la Prime d’Excellence de la Recherche décernée par le CNRS. Ses recherches portent sur de nombreux sujets dont les plus notables sont : la littérature du XVIIIe siècle (avec un travail plus spécifique sur des auteurs comme Jean-Jacques Rousseau ou Denis Diderot, notamment), la question du philosophique et du politique, ou encore l’archéologie des media. Son ouvrage qui a connu le plus de retentissement est Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? (2007). Le livre répond à la question de son sous-titre en proposant notamment un plaidoyer pour les lectures actualisantes, qui cherchent dans les textes d’hier de quoi faire réfléchir sur les problèmes d’aujourd’hui et de demain. La démonstration, articulée en 14 chapitres et scandée par 58 thèses succinctes, invite à considérer que, loin d’être condamnées à rester une discipline poussiéreuse, les études littéraires peuvent devenir le lieu d’une indiscipline exaltante, au centre des débats les plus brûlants de notre actualité. Citton invite ainsi à penser le rôle nouveau et déterminant que sont appelées à jouer les activités d’interprétation au sein de notre société contemporaine. Cette perspective est poursuivie et affinée dans L'avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l'interprétation ? (2010), où il dégage par ailleurs l’enjeu majeur de l’Université du XXIe siècle qui aura, selon lui, à refondre un discours humaniste et à se délier des critères d'un capitalisme cognitif qu'il considère comme particulièrement intrusif et compromettant. Sa pensée et ses recherches sont éminemment inscrites dans l’interdisciplinarité et portent une attention tout particulière à l’enjeu de la vulgarisation scientifique. Sélection de publications :
Il a également publié plus d’une centaine d’articles, dont la plupart sont téléchargeables sur son site : www.yvescitton.net.
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Arlette FargeArlette Farge est directrice de recherche émérite du CNRS, membre associée du Centre de Recherches Historiques de l’EHESS. Elle a élargi et modifié le périmètre de l’histoire sociale à travers une œuvre de recherche considérable mais aussi originale. Arlette Farge a publié et édité plus de 30 ouvrages ainsi que des dizaines d’articles au rayonnement international, mais elle a fait preuve également et surtout d’un engagement et d’une créativité remarquable dans l’ouverture de nouvelles voies que tout chercheur en sciences humaines pourrait emprunter. Elle a reçu en mai 2016 le Prix international Dan David pour l’ensemble de son œuvre. À l’origine historienne du XVIIIe siècle, elle s’est intéressée aux comportements populaires (foule, opinion publique, famille, sensibilités) à partir des archives de police, puis a étendu son domaine d’investigation à celui des relations entre hommes et femmes. Son travail et ses publications s’aventurent aussi sur le terrain de l’image, de la photographie et de la littérature. Elle a réfléchi à l’écriture de l’histoire mais aussi plus généralement aux pratiques d’écriture et de lecture. Elle a également écrit une fiction. Après des études de droit et un DEA en histoire du droit, elle a fait une thèse en histoire sous la direction de Robert Mandrou, consacrée au Vol d'aliments à Paris au XVIIIe siècle (1974). Elle élargit sa première enquête par des essais comme Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle(1982), La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités au XVIIIe siècle (1986) ou Logiques de la foule. L'affaire des enlèvements d'enfants à Paris en 1750 (1988, en collaboration avec Jacques Revel). Son souci de « faire parler les archives » et ainsi faire parler les êtres qui se cachent derrière et dans les archives trouve son expression la plus remarquable et la plus largement connue dans son essai Le Goût de l'archive (1989). Arlette Farge y raconte son métier de chercheuse au C.N.R.S., et s'interroge sur la transcription qui, de bribes, de murmures et de cris, reconstitue un discours explicatif. Arlette Farge a été également une des pionnières dans le domaine de l’histoire des femmes. Elle a dès 1982 réuni et présenté une anthologie de textes de la Bibliothèque bleue véhiculant une image des femmes (Le Miroir des femmes, Montalba). Elle a participé à la grande entreprise de l'Histoire des femmes en Occident, sous la direction de Georges Duby et de Michelle Perrot. Elle s'attache aux bruits et aux rumeurs, à la propagation de nouvelles, vraies ou fausses, aux hantises et aux rêveries qui ne se confondent pas pour autant avec l'opinion publique telle que la pense Jürgen Habermas. Ce murmure populaire, l'historienne le rend sensible par des effets d'écriture : « Ils ont parlé et j'ai écrit » (Dire et mal dire. L'opinion publique au XVIIIe siècle, 1992 ; Le Bracelet et le parchemin. L'écrit sur soi au XVIIIe siècle, 2003). Le livre devient un montage de textes d'archives et de commentaires d'aujourd'hui, une forme de fugue historique (Le Cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIe siècle, 1994 ; Effusion et tourment, le récit des corps. Histoire du peuple au XVIIIe siècle, 2007), une méditation sur la place de l'émotion dans les sciences humaines, sur les noces du présent et du passé dans ce que Michel de Certeau nomme l'écriture de l'histoire (Des lieux pour l'histoire, 1997). Ces lieux, ce sont la souffrance et la violence (La Déchirure. Souffrance et déliaison sociale au XVIIIe siècle, 2013), la parole ou l'opinion (Essai pour une histoire des voix au XVIIIe siècle, 2009). L’archive (qu’elle a singularisé à la suite de Michel Foucault) n’est cependant pas sa seule source d’étude, et d’inspiration : une série de gravures de Watteau inspire sa réflexion sur la condition des soldats et des femmes dans la guerre (Les Fatigues de la guerre, 1996), de même que des travaux de photographes contemporains l’aident à relire les rapports de police du XVIIIe siècle (La Chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv, 2000). Elle conclut son adresse publique lors de la remise du Prix Dan David : « Je crois à l’effervescence des sociétés qui cherchent, inventent ». Sélection de publications
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Programme
Programme des 2 et 3 mai 2018, Arlette Farge et Yves Citton
Mercredi 2 mai 2018
10h45-12h45 : Conférences plénières, Sénat académique
En l’absence d'Arlette Farge : projection d’un documentaire « l’échappée belle » qui lui est consacré
Yves Citton : Recherche scientifique et/ou laboratoires de curiosités
Les études relevant des « humanités » (littérature, philosophie, histoire de l’art, etc.) gagnent-elles à s’abriter sous le toit prestigieux et protecteur de « la science» ? Peuvent-elles se réclamer d’une certaine rigueur et d’une certaine nécessité qui soient autres que scientifique ? Cette conférence esquissera un argumentaire prenant pour exemple les études littéraires envisagées, depuis l’école secondaire jusqu’au doctorat, comme fournissant un modèle possible de « laboratoires de curiosités », modèle dont on essaiera de montrer qu’il est particulièrement adapté à nos environnements en voie de numérisation ubiquitaire. Cela impliquera de déplier les belles virtualités des mots de laboratoire et de curiosité, pour y trouver de quoi asseoir une certaine conception de l’éducation et de la recherche (indissociables entre elles) – bien loin de, quoique pas forcément incompatible avec, les mots d’ordres actuels de professionnalisation, d’innovation et de compétitivité.
Discussion
15h-19h : Histoire et fiction : entre dialogues et malentendus, Sénat académique
Introduction
15h15 : Lecture extraite de Jugements derniers. Neuf condamnés à mort exhumés des archives par la comédienne Marie Van Ermengem
15h30 : Première table ronde
Pause
16h45 : Lecture extraite de Jugements derniers. Neuf condamnés à mort exhumés des archives par la comédienne Marie Van Ermengem
17h : Deuxième table ronde
18h : Lecture extraite de Jugements derniers. Neuf condamnés à mort exhumés des archives par la comédienne Marie Van Ermengem
18h15 : Présentation du film docu-fictionnel The Makes d’Eric Baudelaire, par Alexander Streitberger
Jeudi 3 mai 2018
09h30-12h : « De l’indiscipline! Rencontre-discussion avec les doctorants et postdocs INCAL », organisé par le Corps scientifique de l’Institut, Salle du Conseil FIAL
Échange/Discussion avec Yves Citton, autour de quatre problématiques transversales amenées par un·e ou deux doctorant·e(s) ou post-doctorant·e(s) de l’Institut.
« Sortir du Methodological Nationalism : les études de transferts et le découpage spatial, temporel et linguistique d'un corpus de recherche » - Julie Crombois et Besa Hashani
« Ces témoins silencieux. De l'art de faire parler les sources matérielles pour raconter l’Histoire » - Gaëlle Dubois
« Écritures, réécritures et désécritures de l'autre aux XVIe et XVIIe siècles (la notation musicale des récits de voyage comme xénologie) » - Fãnch Thoraval
13h30-15h30 : Conférence d’Yves Citton Études littéraires et éducation de l’attention à l’âge du capitalisme écocidaire, SOCR 11
À destination de tous les étudiant·e·s, littéraires en particulier, depuis le BAC.
À quoi bon se pencher longuement sur des textes littéraires – parfois écrits il y a des siècles, souvent difficiles à comprendre, et relevant généralement de pures fictions – à l’heure où la surchauffe de notre climat et l’exacerbation des inégalités menacent de rendre notre monde inhabitable, et requièrent des transformations urgentes de nos modes de vie ? Cette conférence se confrontera à cette question incontournable en faisant des études littéraires un lieu privilégié d’éducation de nos attentions. Le capitalisme écocidaire (mondialisé, financiarisé, néolibéral) nous fait foncer vers l’abîme en extrayant (et en abstrayant) nos ressources attentionnelles, sans se soucier de leur renouvellement, pour les soumettre au seul impératif de la compétition financière. Les études littéraires travaillent au contraire à nous rendre à la fois plus attentifs et plus attentionnés envers les signes, les personnes, les rencontres, les histoires et les environnements qui nourrissent nos vies, individuelles et collectives. On illustrera par la lecture commune d’un texte bref les multiples façons dont l’interprétation littéraire peut contribuer à retisser ce que l’extractivisme capitaliste arrache à nos existences enchevêtrées.
Cérémonie :
16h30 : Formation du cortège à la Faculté de Philosophie, Arts et Lettres
17h30 : Séance académique, Sénat académique. Arlette Farge sera présente avec nous par vidéo
19h : Réception, Salle de la Tapisserie