Conseil Lecture : Si les dieux incendiaient le monde - Emmanuelle Dourson

CRITIQUE

Si les dieux incendiaient le monde, un roman d'Emmanuelle Dourson

Toujours souffrir jamais sortir

Familles, (je ne sais plus si) je vous hais... Entre les meilleures intentions et les pires méfaits, et à tous les âges de la vie, ce récit part en plongée, en apnée, dans une constellation familiale, comme on dit de nos jours, où les supernovae sont de toute évidence des femmes. Les hommes ont fait des filles, pas de fils. Ils ont eu leur heure de gloire professionnelle ou amoureuse mais le roman les prend à un moment où ils ne peuvent plus qu'avoir été : diminués par l'âge et par la maladie, percutés par le boomerang de l'adultère, abattus par la mort de l'autre, réduits à envier la sourde immortalité des tardigrades, meurtris par la radicale altérité de la chair de leur chair, avec son cortège de malentendus. Rien de figé pourtant dans la peinture que nous en fait l'auteure : au contraire, ils gravitent autour de leurs femmes, de leurs filles, et s'essoufflent à tenter malgré tout de les comprendre, de les aimer.

Albane, la pianiste virtuose, détrônée par sa sœur Clélia dans le cœur de son homme, Yvan, a fui brusquement l'atmosphère et les membres de sa famille, non sans leur promettre, une fois morts, d'aller « danser sur leurs tombes ». Elle a vécu sous les ponts, en tout cas dans les catacombes de Paris, avant d'être remarquée à un de ces pianos de hall de gare, à Marseille, par un producteur qui s'empare d'elle pour la révéler au monde entier. La voilà propulsée – « les médias accélérant la rumeur du monde » (p. 71) – au rang de soliste à la mode, dont le présentateur de radio prononce le nom « comme il aurait dit Martha Argerich, et dans le ton de sa voix on entendait l'admiration pour le génie, la force, la dimension masculine de la femme dans toute sa grandeur » (p. 69). Une grandeur qualifiée plus loin de « dévastatrice » comme pourrait l'être une tempête, mais « n'était-ce pas ce qu'on recherchait quand on choisissait un disque : la certitude d'être dévasté ? » (p. 234). Tellement qu'on en vient à les détruire dans un accès de frustration paternelle... Après quinze ans de carrière outre-Atlantique, Albane revient pour la première fois en Europe, donner un concert à Barcelone. Petit à petit, bon gré mal gré, et de façons diverses, les membres de la famille vont s'organiser pour y assister, sur place ou à distance. Le concert, point d'orgue de ce roman choral (difficile de ne pas faire dans la métaphore musicale...), va cristalliser tous les affects de cette drôle de famille autour de la sonate 32 opus 111 de Beethoven et au rythme de ses mouvements. Voilà pour l'intrigue, qu'on se gardera de dévoiler davantage.

Au passage, quelques portraits secondaires mais frappants, la milliardaire américaine qui voudrait écrire pour s'excuser d'être riche, la femme de ménage aussi bienveillante qu'épuisée par sa double journée, le photographe submergé par ses sujets, le professeur de lettres qui partage l'Odyssée avec ses élèves et « surveillait la cour de récréation comme un dieu penché depuis son Empyrée sur les petits arrangements des humains » (p. 138). Un beau portrait de Barcelone, aussi. Et une apologie des roux, surtout des rousses !

« Toujours souffrir jamais sortir », une antienne qu'elles se passent de mère (supérieure) en (petite-)fille. Katia, adolescente à l'écoute de son corps, se cogne à tous les angles de sa prison de chair malgré ou à cause de son grand désir de garder un lien avec l'aïeule disparue, cette mère et grand-mère pourtant si imparfaite qui prend une stature quasi cosmique dans la constellation, une position à la fois du point de vue de Sirius et au cœur frissonnant des émotions de ses descendantes. Mais il est des apnées dont on ne remonte pas. La mort semble avoir tracé une ligne de non-retour : « Katia [...] ignorait que l'âge est un mirage, une illusion dont on s'éveille à l'aube de la mort, lorsqu'on regarde une dernière fois derrière soi. [...] On marche seul vers la porte obscure, naïf jusqu'au terme, ignorant qu'on a été libre. Que la mort aura ce goût de liberté dévoilée à l'instant d'y renoncer. [...] Il n'est plus question de choix ni de consentement. On est révoqué. Le monde continuera sans nous. Ou peut-être pas » (p. 136). À moins... à moins d'inventer quelque chose comme un langage inarticulé, aussi impalpable que le vent dans les feuilles du chêne...

L'écriture sans aucune affectation, impeccable et belle à la fois, parfois vibrante de sympathie, parfois presque impersonnelle, se fait toute résonance, tout passage. (Sa fluidité intemporelle et par moments une confusion feutrée des voix pourraient évoquer tour à tour Maylis de Kerangal et Grégoire Polet.) Le regard de l'auteure se poste pour ainsi dire par-dessus l'épaule d'une narratrice omnisciente, en situation de déesse-mère quasi démiurgique, à ceci près les ratés, les mea culpa, les retours, les questions amères, des remords devenus presque sereins. Aux antipodes de l'autofiction complaisante, un vrai roman se propose – et c'est ici le cas –, par la puissance de sa narration, par la simplicité et la complexité de ses personnages, d'écrire ni plus ni moins qu'un fragment de mythe, de ces mythes qui sont « les grandes vérités qui nous dépassent et dont nous avons besoin pour vivre » (Yourcenar).

On l'avouera : voir qualifier de « magistral » un premier roman dès la quatrième de couverture a de quoi faire lever les yeux au ciel. Il faut d'ailleurs au lecteur, il est vrai, tout d'abord mériter que le tempo s'installe. Pourtant, le volume une fois refermé (qui doit son titre à un vers de Philippe Jaccottet, tout récemment décédé), on est au moins invité à s'interroger sur le sens de ce mot. Et à conclure en l'occurrence que oui, pour un coup d'essai, ce premier roman – mais d'une adulte – est un coup de maître. Une belle voix littéraire, un univers très personnel, des personnages qui vivent désormais en nous, lecteurs, et le désir rêveur d'en croiser l'un ou l'autre pour de vrai au bord d'un lac, aux détours d'une ville ou au hasard d'un concert.

Bérengère Deprez

Si les dieux incendiaient le monde, par Emmanuelle Dourson

Grasset, 250 p., 20 euros

 

INTERVIEW

« C'est l'écriture qui m'emmène »

Emmanuelle Dourson, romaniste de l'UCLouvain (promotion 1997), publie son premier roman, chez Grasset, excusez du peu. Le titre ? Si les dieux incendiaient le monde. L'intrigue ? Plongée dans une constellation familiale. On n'en sort pas indemne (lire notre critique par ailleurs). Rencontre avec l'auteure.

— Vous avez fait les romanes, que vous ont apporté ces études ?

— Je retiens surtout le côté littéraire. Des professeurs comme Michel Otten, qui m'a fait découvrir Proust, ou Ginette Michaux. Pendant longtemps, la fréquentation des grands auteurs a plutôt été un frein à l'écriture. Je lisais davantage les morts que les vivants, peut-être parce que je savais qu'on ne peut pas se comparer à ces monstres sacrés... par exemple, je révère Victor Hugo mais quand je le lis je reste dans la contemplation. Ce n'est pas un auteur qui stimule l'écriture chez moi... Pour moi, ce qui a été le déclenchement de l'écriture, c'est la rencontre de Virginia Woolf et de Katherine Mansfield. Leur voix m'a en quelque sorte permis de trouver la mienne...

 

— Et dans la vie, que vous ont amené des études de philologie et de lettres ?

— Sur le plan concret, pas grand-chose. Mais la lecture est une façon de décoller, de s'évader. La littérature est le plus vaste refuge, un refuge plus beau que le monde lui-même... et d'une infinie diversité.

 

— Avez-vous l'intention de vivre un jour « de votre plume », comme on dit ?

— Non. Je considère comme nécessaire d'avoir une autre activité. Je ne vis pas l'écriture comme une activité, disons, professionnelle. J'ai bien fréquenté l'un ou l'autre atelier d'écriture, sans trop d'intérêt je l'avoue. En fait, j'ai besoin d'un sentiment d'urgence pour écrire, d'une contrainte de temps. Si je suis en vacances, je passe beaucoup de temps à tourner autour de l'écriture, et c'est au dernier moment que je m'y mets véritablement. Donc non, pas vraiment une approche professionnelle...

 

— Comment vous est venue l'idée de ce roman ?

— Très progressivement. Il y a eu plusieurs étapes ; par exemple, mon personnage de pianiste, je savais ce que je voulais en faire. Je suis moi-même pianiste amateur et j'ai toujours rêvé de jouer la sonate 32 opus 111 de Beethoven, et mes professeurs m'ont toujours dit de ne pas y penser, que même au Conservatoire on ne la travaillait pas tant elle était difficile... du coup ça a été une vraie jouissance de la mettre sous les doigts d'Albane... quant au personnage de Mona, je me souviens que je tournais autour de sa mort comme d'un problème insondable. Cela a été très difficile.

 

— La mort, l'au-delà sont en effet très présents dans le roman...

— Oui, le passage, la transmission, la finitude, aussi... j'ai dû véritablement affronter le sujet. Écrire c'est aussi tenter de répondre à ces questions sans réponse... il y a des temps dans l'écriture où j'écris consciemment, volontairement, par exemple si je décris un tableau comme celui qui revient dans l'histoire. Et puis il y en a d'autres où ça passe plutôt à travers moi, sans que j'éprouve le besoin de trop retravailler. J'aime cette image de Modiano qui dit qu'écrire c'est comme rouler en hiver sur du verglas sans visibilité... j'aime la compléter en disant que sur cette route il y a parfois de fulgurantes apparitions et qu'il faut pouvoir saisir ces moments où l'improbable est donné. Pour moi, par ailleurs, la pratique musicale et la pratique littéraire se rejoignent souvent.

 

— Un « premier roman » chez Grasset, c'est plutôt pas mal. Cela dit, Yourcenar écrit qu'il est des livres qu'on ne doit pas oser avant l'âge de quarante ans...

— C'est clair qu'en ce qui me concerne, à vingt-cinq ans ça n'aurait pas marché. Aujourd'hui, d'ailleurs, je reste assez ambivalente par rapport à ce texte... qui est vraiment mon premier roman. Je dois beaucoup aux encouragements de mon mari. Quant au fait de publier chez Grasset, j'ai eu la chance que le roman tombe sur la bonne personne au bon moment. Je crois que c'est une question de sensibilité.

 

— C'est un roman « choral », comme on dit...

— Je ne sais pas. Je n'aime pas parler de roman choral, je n'ai pas appliqué de recette. Mais ce qui y fait penser, c'est que les chapitres prennent chaque fois le point de vue d'un des personnages. En fait je suis assez à l'aise quand je procède comme ça. C'est plus rassurant de décrire un personnage de l'intérieur, par fragments, et que le roman naisse de cet assemblage... par exemple je savais qu'Albane devait quitter sa famille, mais pourquoi ? Je n'aime pas trop qu'on dise que nos personnages nous emmènent. C'est plutôt l'écriture qui m'emmène, pas mes personnages.

 

— Des projets ?

— Je suis en train d'écrire un deuxième roman.

 

Interview : Bérengère Deprez

Portrait : © Laure Geerts