La poésie n'est pas que belle, elle est rebelle

Etranger à toute idéologie politique, Julos s’engage pour l’humain. Il braque sa plume contre l’injustice, la violence, toute forme d’oppression. Il s’insurge parfois contre la cruauté des hommes mais revient toujours à son leitmotiv : opposer l’amour à la haine.

 

 Je suis l'homme

Je suis l'homme, je suis l'enfant,
Je suis la femme noire, la femme jaune,
L'homme noir, l'homme jaune, L'homme blanc
Je suis l'oiseau
Et le poisson et la tortue
Et le cheval qui court.
Je suis l'herbe et l'arbre.
Je suis la mer et la montagne.
Si je fais du mal à une partie de moi,
A l'enfant qui est en moi,
A la femme qui est en moi,
De n'importe quel pays,
De n'importe quelle couleur,
Je me fais du mal à moi-même.
Aussi ai-je souvent mal
A toutes ces parties de moi
Mutilées, torturées, affamées,
En quelque lieu du monde.
Le jour approche
Où je serai entière et entier,
Où j'aurai assumé ma féminitude,
Ma mâlitude, ma négritude,
Ma jaunitude.
Je suis l'homme, je suis l'enfant,
Je suis la femme noire, la femme jaune,
L'homme noir, l'homme jaune, L'homme blanc

L’hélioplane, 1982

 

 Lettre à Kissinger

J'veux te raconter Kissinger
L'histoire d'un de mes amis
Son nom ne te dira rien il était chanteur au Chili

ça se passait dans un grand stade
On avait amené une table
Mon ami qui s'appelait Jara
Fut amené tout près de là

On lui fit mettre la main gauche
Sur la table et un officier
D'un seul coup avec une hache
Les doigts de la gauche a tranché

D'un autre coup il sectionna
Les doigts de la dextre et Jara
Tomba tout song sang giclait
6000 prisonniers criaient

L'officier déposa la hache
Il s'appelait p't'être Kissinger
Il piétina Victor Jara
Chante dit-il tu es moins fier

Levant les mains vides des doigts
Qui pinçaient hier la guitare
Jara se releva doucement
Faisons plaisir au commandant

Il entonna l'hymne de l'U
De l'unité populaire
Repris par les 6000 voix
Des prisonniers de cet enfer

Une rafale de mitraillette
Abattit alors mon ami
Celui qui a pointé son arme
S'appelait peut-être Kissinger

Cette histoire que j'ai racontée
Kissinger ne se passait pas
En 42 mais hier
En septembre septante trois

Chanson écrite en 1973 et adressée au Prix Nobel de la Paix Henry Kissinger. Elle dénonce le récent assassinat du chanteur chilien Victor Jara sous la dictature de Pinochet.
Chandeleur 75, 1975

 

 J'ai un bœuf sur la langue

J'ai un bœuf sur la langue, je ne peux plus parler
Jusqu'où ira-t-elle, la cruauté ?
Tu me racontes les camps, les camps de prisonniers
C'était à Omarska, en juin de l'autre année

J'ai un bœuf sur la langue, je ne peux plus parler
Jusqu'où ira-t-elle, la cruauté ?
En une journée, mille hommes sont exécutés
Sous la menace d'armes, on t'oblige à couper
Avec tes dents le sexe d'un autre prisonnier
Au milieu des gémir, des larmes, des coups de pieds

Et moi, je suis aussi le frère de cette femme
Le frère du violeur et le frère du tueur
L'homme qui perfectionne ces cruautés, ces armes
Mettra-t-il en chantier un jour son propre cœur ?

Chanson inspirée des horreurs de la guerre de Bosnie-Herzégovine qui ont beaucoup affecté Julos.
Tours, temples et pagodes post-industriels, 1993

 

Les loups ont des têtes de mouton

Depuis qu’Lumumba fut tué
Pour avoir dit sa vérité
Depuis qu’Lahaut est là en haut
Parce qu’il avait parlé tout haut
Depuis qu’on étouffa une fille
Dans un avion pour pas qu’elle crie
Les loups ont des têtes de mouton
Derrière les roses y a des chardons

C’est celui qu’est tout en haut
Qui tient le manche de la faux
Si ce que tu dis cause souci,
Tu seras vite raccourci
Celui qui r’garde jouer aux cartes
S’il pète un mot d’trop on l’écarte
Les ptits r’gardants n’ont rien à dire
Su l’ jeu des grands ça c’est bien pire

Celui qui se tient haut perché
Il a le droit d’vous supprimer
De beaux enfants sautent sur des mines
Mais on n’arrête pas la machine
D’autres sont drogués pour tuer
Et la cocaïne les défait
Nous vivons en pleine barbarie
Les soldats violent toujours les filles

 

Nous sommes six milliards tout en bas
Maraboutés au nom de quoi
Au nom du pèse, au nom du fisc
Et du sacro saint bénéfice
Mineurs et majeurs détournés
Par des bonimenteurs roués
Qui veulent que nous marchions au pas
Et dans les souliers de leur choix

C’est celui qui est tout en bas
Qui est bien plus fort qu’il ne croit
Si nous le voulons toi et moi
Le cauchemar s’arrêtera
6 milliards de p’tits regardants
Peuvent devenir acteurs puissants
6 milliards de gens conscients
Ensemble changent le cours du temps

Le Jaseur boréal, 2006

 

Regard sur le rétroviseur

Tu n’avais pas encore treize ans quand ton père t’st rentré dedans

Et ce précoce coup de butoir

T’a plongée dans un long cafard

T’as beau aborder tes trente ans, T’as quelque chose comme une dent

Comme un désespoir viscéral

Qui te monte droit des entrailles

Faut-il regarder toujours dans le rétroviseur es jours

Faut-il vivre le maintenant

Régler son compte à l’ancien temps ?

Titre écrit en 1994 dans le cadre de la campagne menée par le Délégué général aux droits de l’enfant

 

 À vous mes beaux messieurs

Celles qui font de nous des hommes sont les mères
Elles vont devant nous comme clarté des cieux
Aux mères ne devez-vous point d'être sur terre?
Alors ayez pitié des mères beaux messieurs

Que les nuages ne tuent pas les hommes

Un enfant de sept ans court dans les pâturages
Et le vent devant lui pousse son cerf-volant
N'avez-vous point connu ces jeux du premier âge?
Alors ayez pitié beaux messieurs des enfants.

Que les nuages ne tuent pas les hommes

En peignant ses cheveux la jeune fiancée
Au fond de son miroir cherche un visage doux
Ne vous a-t-on cherchés de même un jour passé?
Alors ayez pitié beaux messieurs des époux.

Que les nuages ne tuent pas les hommes

Quand on vieillit et que la vie atteint sa grève
On doit toujours penser aux souvenirs heureux.
Vous aussi vieillissez votre époque s'achève
Alors mes beaux messieurs ayez pitié des vieux.

Que les nuages ne tuent pas les hommes

Poème écrit par Nazim Hikmet, après Hiroshima, et mis en musique par Julos
Front de Libération des arbres fruitiers, 1974

 

 Les Naufragés de l’Alzheimer

J'aime ces gens étranges
Aux trous dans la mémoire
Des trous remplis de plaies
Présentes ou bien passées
Vérités toutes crues
Remontant en marée

Quand les masques ont fondu
Que la farce est jouée

L'inconscient se lézarde
La raison capitule
Des blessures tenaces
Font surface et bousculent
L'hier est aujourd'hui
Le présent n'est qu'instant
De vieilles photos parlent
Révélateurs puissants

J'aime ces gens étranges
Leur raison déraisonne
Ils sont les dissidents
Des logiques des hommes
Leur cœur ne souffre pas
L'événement leur échappe
Ils captent les émois
L'essentiel sans flafla

J'aime ces gens étranges
Qui repèrent la fausseté
Des gestes et des paroles
Réclament l'amour vrai
Fonctionnent à la tendresse
Négligent tout le reste
Ils sont vérité nue
Ils aiment ou ils détestent

Le Jaseur boréal, 2006