Le soin sorti de l'ombre

Louvain-La-Neuve


 

Le 7 mars dernier, "La libre.be" a publié un texte de Michel Dupuis, philosophe, professeur à l’UCLouvain et membre de l'ISP. Il s'intitule "Visibilité" et nous invite à la réflexion sur la crise sanitaire actuelle et à ce qu'elle nous révèle.

Michel Dupuis"La crise sanitaire nous fait ressentir et voir bien des choses ! Imaginez un lever ou un coucher de soleil, qui découpe le temps entre le jour et la nuit, un avant et un après, et dont la lumière rasante déplace l’ombre des objets. À l’aube et au crépuscule, la lumière change et elle redistribue les choses à voir. Eh bien, la crise elle aussi nous fait voir le monde tout autrement. Ce qui était au centre des regards et qui semblait le plus important, est refoulé en périphérie. Et des choses habituellement dans l’ombre, tout à coup, apparaissent. La crise révèle. Elle renouvelle le regard. Elle fait voir l’invisible, et surtout elle fait apparaître les "invisibles", toutes ces personnes qui soutiennent la vie au quotidien en étant confinées dans des activités peu valorisées - peut-être même des "sales boulots". C’est vrai qu’on pourrait croire que la vie normale est ainsi : sur la scène sociale, il y a les acteurs en premier plan, les figurants et puis les autres dans le fond du décor et dans les coins. Le thème est théoriquement bien connu : pensez au film "Les Invisibles" où L.-J. Petit met en scène des femmes SDF, ou encore au livre de G. le Blanc, "L’Invisibilité sociale". Nos sociétés grouillent de groupes de gens anonymes et inaperçus, censés séjourner dans cette ombre où l’on ne vit sans doute pas très heureux mais caché. Il me semble que la crise inédite que nous vivons nous apporte sa révélation bien à elle : elle nous fait voir d’autres invisibles encore, des femmes et des hommes pas du tout en rupture sociale, mais dont la fonction ne recevait pas l’attention qui lui est due. Je pense ici à l’ensemble des professionnels dans les métiers du soin. Entendons-nous bien ! Comme tout le monde actuellement, je pense évidemment au personnel "soignant" au sens habituel, au monde des soins de santé, c’est la moindre des choses !

Mais pas uniquement. Je pense aussi à celles et ceux qui pratiquent de "petits" métiers invisibles ou si peu remarqués, alors qu’ils rendent vivables nos vies. Nous sommes en confinement, nous disparaissons des espaces publics et voilà qu’apparaissent celles et ceux dont nous avons besoin : qui fabriquent, qui transportent et qui distribuent notre alimentation, nos médicaments, nos loisirs, notre information, nos déchets, et notre courrier, etc. Sans oublier les enseignants et les personnes qui gardent nos enfants. Tout cela est réellement du soin, social, sanitaire, psychique… La crise révèle un secret que nous gardions dans le cœur, mais dont il était convenu qu’on ne parle pas, et que chacun formulera à voix basse, comme il le veut : "que serais-je sans vous toutes et tous" ? "L’essentiel est invisible pour les yeux"… Cette vieille parole de poète aviateur aurait pu sembler désuète et d’un autre temps, mais elle résonne autrement aujourd’hui : les travailleurs essentiels, les oubliés qui font le soin quotidien sont remis en lumière. Ce qui importait il y a encore quelques semaines, bascule et devient très secondaire, disparaît des regards et des communiqués de presse. Ce qui ne comptait guère devient visible et saute aux yeux. Savons-nous ce que nous disons quand nous nous invitons à "prendre soin" - de nous, des nôtres, de tous, les uns des autres ? Le soin n’est-il pas l’unique nécessaire, qui se réalise concrètement en gestes, en mots et en pensées ? Le soin n’est-il pas le fond - les anciens Chinois disaient la racine -, la condition du vivre ? Ainsi, la crise nous ouvre les yeux sur un monde plus vrai, plus subtil, plus nuancé : les métiers les plus importants, les activités qui comptent, les gestes qui sauvent, ne sont pas ceux qu’on croyait. Aujourd’hui, nous saluons enfin les personnes qui assurent les soins de santé, et nous nous rendons compte que leur travail rejoint celui d’autres travailleurs, souvent peu qualifiés, dont le service est indispensable.

Les invisibles devenus visibles ne retourneront pas dans l’ombre. On doit y veiller, car la crise nous aura forcés à faire un pas de plus dans l’humanisation de nos sociétés. Notre fraternité passe par la reconnaissance de la dignité et de l’interdépendance de chacun-chacune".

Michel Dupuis

Publié le 08 avril 2020