Cour suprême (Canada), 27 septembre 2023, Mason c. Canada (citoyenneté et immigration), CSC 21

Louvain-La-Neuve

La Cour tranche en faveur d’une interprétation stricte de la notion de « menace à la sécurité nationale » comme cause d’expulsion du territoire national

Interdiction de territoire et renvoi – Raison de sécurité nationale – Demandeur d’asile – Décision raisonnable – Norme de contrôle – Interprétation large.

L’arrêt du 27 septembre 2023 de la Cour suprême du Canada rejette une interprétation large de la notion de « menace à la sécurité nationale » contenue à l’article 34, § 1, e, de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en tant que cause d’expulsion des étrangers sur le territoire canadien. La Cour est parvenue à cette conclusion en recourant aux principes interprétatifs adoptés en 2019 dans l’arrêt Vavilov. Elle recourt au critère de la décision raisonnable comme norme de contrôle des décisions administratives.

Benjamin Kagina

A. Arrêt

1. Faits de la cause

Messieurs Mason et Dleiow sont tous deux des étrangers se trouvant au Canada. Le premier requérant est un citoyen de Sainte-Lucie, arrivé au Canada en juin 2010. Il y demande l’asile, mais sans aller au bout de cette procédure ; il obtient le statut de résident permanent grâce au parrainage de son épouse (§ 13 de l’arrêt). Le deuxième requérant est, quant à lui, un citoyen libyen, arrivé au Canada en juin 2012. En 2015, il présente une demande d’asile qui est refusée à deux reprises, mais il demeure présent au Canada jusqu’au moment des faits de la cause (§ 17). En 2012, M. Mason est inculpé de deux chefs de tentative de meurtre et de deux chefs d’accusation lui reprochant d’avoir déchargé une arme à feu après une dispute avec un homme dans un bar durant laquelle M. Mason a tiré des coups de feu. Il est poursuivi mais n’est reconnu coupable d’aucun crime. Dans le contexte d’événements distincts, il est allégué que M. Dleiow est l’auteur d’actes de violence contre des partenaires intimes et d’autres personnes. Il obtient finalement une absolution conditionnelle, car ayant plaidé coupable (§ 18).

À la suite des actes relevés ci-dessus, des mesures d’interdiction de territoire sont proposées pour « raison de sécurité » en application de l’article 34, § 1, e, de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (« LIPR »). Cet article dispose entre autres que « […] l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada » peut être interdit du territoire canadien (§ 2).

2. En droit

En 2018, dans la cause Mason, la section de l’immigration (« SI ») conclut que « quoique très graves, les infractions reprochées à M. Mason sont dépourvues de “tout élément les rendant plus sérieuses de manière à ce que la raison de sécurité puisse être invoquée”, en conséquence de quoi l’al. 34(1)e) ne pouvait pas s’appliquer » (§ 19).

En 2019, sur appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, la section d’appel de l’immigration (« SAI ») « a fait droit à l’appel […], a annulé la décision de la SI et a renvoyé l’affaire à cette dernière » en jugeant que, « pour conclure à l’interdiction de territoire au titre de l’al. 34(1)e), il n’était pas nécessaire que les actes allégués aient un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada » (§ 20). Selon elle, la « sécurité » dont il est question à l’al. 34(1)e) s’entend de « la sécurité dans un sens plus large ». Toujours en 2019, dans la cause Dleiow, la SI décide qu’elle « n’avait aucune raison de s’écarter de l’interprétation que la SAI avait donnée de l’al. 34(1)e) dans la cause de M. Mason, et elle a donc confirmé que cette disposition n’exigeait pas que les actes allégués aient un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada » (§ 21).

En octobre 2019, la Cour fédérale « a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Mason à l’égard de la décision de la SAI », « a conclu que l’interprétation de l’al. 34(1)e) de la LIPR donnée par la SAI était déraisonnable parce qu’elle ne tenait pas compte de l’économie de la Loi et qu’elle vidait de leur sens les dispositions législatives concernant l’interdiction de territoire pour criminalité » et que « l’al. 34(1)e) exigeait que les actes de violence aient un lien avec la sécurité nationale » (§ 22). En 2020, dans la cause Dleiow, la Cour fédérale « a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI que lui avait présentée M. Dleiow. Elle a appliqué le raisonnement qu’elle avait suivi dans la cause de M. Mason pour des raisons de courtoisie judiciaire, elle a annulé la décision de la SI et elle a ordonné que l’affaire soit réexaminée sur le fond par un autre décideur » (§ 27).

En 2021, dans les causes Dleiow et Mason, la Cour d’appel fédérale « conclut que les décisions administratives avaient raisonnablement interprété l’al. 34(1)e) en considérant qu’il n’exigeait pas l’existence d’un lien entre les actes de violence en cause et la sécurité nationale ou la sécurité du Canada » (§ 28). En effet, « le principal point de désaccord entre les décideurs administratifs et les cours inférieures avait trait à la question de savoir s’il doit exister un lien entre les “acte[s] de violence” visés à l’al. 34(1)e) qui emportent interdiction de territoire pour “raison de sécurité” et la sécurité nationale ou la sécurité du Canada, ou si l’al. 34(1)e) s’applique plus largement aux actes de violence, même sans ce lien » (§ 2).

Les deux décisions administratives qui font l’objet du contrôle considèrent que l’article 34, § 1, e, n’exige pas l’existence d’un lien entre les actes de violence et la sécurité nationale ou la sécurité du Canada (§ 3). Les requérants introduisent un recours contre cette décision devant la Cour suprême du Canada qui y répond par son arrêt du septembre 2023. Elle accueille les pourvois de sorte que les décisions rendues par la SAI sont annulées.

B. Éclairage

La décision commentée offre l’opportunité d’examiner la portée de la notion de sécurité nationale en tant que fondement de l’expulsion d’un étranger du territoire canadien, conformément aux normes de contrôle établies par la Cour dans sa jurisprudence (1). Cette analyse constitue une contribution significative à la clarification de ladite notion dans le contexte juridique canadien (2), mais elle reste différente de la règle de contrôle applicable au niveau de la Cour européenne des droits de l’homme (3).

1. La menace pour la sécurité nationale comme cause d’expulsion ne doit pas être définie de manière trop large

La LIPR énumère des causes qui peuvent conduire l’autorité administrative à expulser une personne sur la base du critère de la menace à la sécurité nationale. Ces causes sont contenues à l’article 34 de la LIPR qui dispose notamment qu’« [e]mportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants : […] e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». C’est précisément ce motif qui est examiné dans l’arrêt commenté. Pour parvenir à sa conclusion, la Cour se pose deux questions fondamentales : quelle norme de contrôle est applicable aux décisions administratives en cause ? Et cette norme de contrôle est-elle correctement appliquée dans les affaires en question ?

– La Cour retient la « norme de la décision raisonnable » comme norme de contrôle applicable aux décisions administratives

Dans le droit administratif canadien, il existe deux normes de contrôle des décisions administratives qui sont la norme de la « décision raisonnable » et la norme de la « décision correcte ». Par le terme « norme de contrôle », il faut entendre « la démarche juridique employée pour analyser la décision ».

La norme de contrôle de la décision raisonnable « est le résultat d’un raisonnement cohérent. Elle doit être sensée à la lumière du droit et des faits ». Cette approche vise « à faire en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (§ 13 de l’arrêt Vavilov). De son côté, la décision raisonnable vise la situation où « la cour de révision est en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans rencontrer de lacunes fatales dans sa logique globale et qu’elle est convaincue qu’il y a un axe d’analyse dans les motifs donnés qui pourrait raisonnablement amener le tribunal ». Il faut donc deux causes pour qu’une décision prise par l’autorité administrative soit déclarée déraisonnable à savoir : le manque de logique interne dans le raisonnement et le manque de justification (droit et faits pertinents). Au contraire, une décision est correcte lorsqu’elle « est la seule bonne réponse à la lumière du droit et des faits ». Dans le cadre de cet arrêt, c’est la norme de la décision raisonnable qui est retenue comme norme de contrôle des décisions des SI et SAI (§ 7 de l’arrêt). Dans ses arrêts Vavilov et Société canadienne des postes, la Cour suprême avait instauré la présomption de contrôle raisonnable en ce sens que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique lorsqu’une cour de justice contrôle une décision administrative sur le fond[1].

Ainsi, pour la Cour, la décision raisonnable est la norme de contrôle administrative par défaut à laquelle il ne peut être dérogé que dans deux cas, à savoir : lorsque le législateur a expressément prévu une solution différente et la primauté du droit. Il a donc été conclu qu’aucune de ces exceptions n’est applicable dans le présent arrêt.

Les autorités administratives et les juridictions inférieures n’ont pas bien appliqué cette norme de contrôle

La Cour suprême conclut à la mauvaise application de la norme de contrôle exposée ci-dessus, en se fondant notamment sur « le manque de justification » des décisions des SAI et SI (§§ 64 et 65). Ainsi, une décision est déraisonnable « lorsque, “lus dans leur ensemble”, les motifs de la décision “ne font pas état d’une analyse rationnelle ou montrent que la décision est fondée sur une analyse irrationnelle” » (§ 65, citant le § 103 de l’arrêt Vavilov). Par contre, une décision manque de justification, « lorsqu’elle n’est pas justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents » (§ 66, citant le § 105 de l’arrêt Vavilov).

Ainsi, dans la cause Mason, le manque de justification résulte de la non-prise en compte par la SAI du « lien entre les actes de violence en cause, d’une part, et la sécurité nationale ou la sécurité du Canada, d’autre part » (§ 86). Autrement dit, la SAI avait « omis d’aborder des éléments essentiels du contexte législatif et de tenir compte des conséquences importantes de son interprétation de l’al. 34(1)e) de la LIPR » (§ 118), notamment les conséquences résultant de l’expulsion. Ce sont donc « ces omissions [qui] constituent un manquement à l’obligation de justification » (§ 86) et qui entrainent des conséquences graves en cas d’expulsion du requérant.

De plus, ce manque de justification, rappelle la Cour, résulte également de la non-prise en compte des dispositions de l’article 33 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, selon laquelle « [a]ucun des États contractants n'expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée ». Dans la cause Dleiow, la SAI a rendu une décision déraisonnable pour les mêmes raisons que celles relevées dans la cause Mason (§ 119).

2. Apport de cet arrêt dans la compréhension de la sécurité nationale comme cause d’expulsion des étrangers sur le territoire canadien

Ce jugement, rendu deux ans après l’arrêt Vavilov et présentant des similitudes avec celui-ci, se distingue par son application des standards de contrôle des décisions administratives établis dans l’arrêt Vavilov. Ainsi, sa contribution réside principalement dans l’application de la norme de décision raisonnable énoncée dans l’arrêt susmentionné, d’une part, et d’autre part, dans le rejet de l’extension de la notion de sécurité nationale en tant que fondement juridique pour l’expulsion d’un ressortissant étranger du territoire d’un État.

La reprise des principes adoptés par la Cour dans son arrêt Vavilov en 2019

L’arrêt applique rigoureusement les normes de contrôle établies par la Cour suprême dans la décision Vavilov. Selon ces normes, la Cour a qualifié de déraisonnables les décisions des services d’immigration et de sécurité, au motif que « la SAI a omis d’aborder des éléments essentiels du contexte législatif et de tenir compte des conséquences importantes de son interprétation de l’al. 34(1)e » et de se conformer aux exigences du droit international, en particulier à l’article 33 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. En conséquence, bien que non astreinte à l’observance de cette jurisprudence, la décision de la Cour suprême témoigne d’une intention délibérée de consacrer la décision raisonnable comme norme prééminente dans l’examen de toute décision administrative, sauf exceptions spécifiquement prévues. Cette norme guide avec clarté aussi bien les autorités administratives que les juridictions inférieures, afin de prévenir les fâcheuses répercussions d’une interprétation inappropriée de l’article 34, § 1, de la LIPR.

Le refus d’élargissement de la sécurité de nationale comme cause d’expulsion d’étranger.

Il convient de déduire un second enseignement de cet arrêt, directement issu du premier : les principes interprétatifs adoptés par la Cour ont conduit au rejet d’une application élargie de la notion de « menace à la sécurité nationale » en tant que fondement d’expulsion d’étrangers du Canada, sans nécessité d’établir un lien entre violence et menace pour la sécurité nationale.

En vertu de cette interprétation de l’article 34, § 1, e, de la LIPR, la non-extension de la définition de « menace à la sécurité nationale » se trouve en adéquation avec le droit international actuel. En effet, l’article 32 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés stipule qu’un lien doit exister entre la sécurité nationale et l’infraction commise par le réfugié ou le demandeur d’asile.

De surcroît, dans sa jurisprudence relative à l’expulsion d’étrangers pour motifs de sécurité nationale ou d’ordre public, la Cour européenne des droits de l’homme, se référant à l’article 1er du Protocole 7, exige qu’un lien soit établi entre la personne ou ses actes et la menace en question ou, à tout le moins, justifie de la présence d’éléments factuels pertinents ayant conduit les autorités nationales à considérer que l’individu concerné constitue un danger pour la sécurité nationale (Muhammad et Muhammad c. Roumanie, § 126).

3. Du côté de la Cour européenne des droits de l’homme : le contrôle de proportionnalité et/ou le contrôle marginal ?

En droit du Conseil de l’Europe, la question de l’expulsion d’un étranger à cause de sa dangerosité est notamment encadrée par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour européenne s’est, à de nombreuses reprises, prononcée sur la norme de contrôle applicable. Deux principes s’en dégagent : la proportionnalité et la marginalité.

Sur le contrôle de la proportionnalité de la mesure d’expulsion d’un étranger dangereux

Ce contrôle met en balance, d’une part, la dangerosité alléguée et, d’autre part, les attaches dans le pays de résidence, comme le présente Jean-Baptiste Farcy. Autrement dit, par cette règle, la Cour va rechercher si un juste équilibre a été observé entre, d’une part, les objectifs poursuivis par l’État et, d’autre part, le droit protégé. Sylvie Sarolea fait état de cette analyse imposée par le texte et interprétée par la jurisprudence de la Cour strasbourgeoise mais aussi de Luxembourg et, dans leur sillage, par les juges nationaux.

Jean-Baptiste Farcy écrit qu’au fil du temps, « la Cour tentera de dresser une liste de critères destinés à objectiver l’exercice de mise en balance » et conclure ou non à la proportionnalité de la mesure d’éloignement.

Il s’agit notamment de : « La nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant, la durée de son séjour dans le pays d’où il va être expulsé, la période qui s’est écoulée depuis la perpétration de l’infraction ainsi que la conduite de l’intéressé durant cette période, la nationalité des diverses personnes concernées, la situation familiale du requérant »[2].

Dans son commentaire de l’arrêt Ndidi c. Royaume-Uni, Sylvie Sarolea, note que « l’analyse de la proportionnalité met dans la balance [dans ce cas spécifique] l’atteinte aux liens familiaux et sociaux de l’étranger, et la gravité des faits délictueux qui lui sont imputés ». En outre, la Cour européenne a noté dans l’affaire Emre c. Suisse que « les condamnations dont le requérant a fait l’objet doivent être appréciées à leur juste mesure, tant d’un point de vue de leur gravité que des peines finalement infligées ». Dans Shala c. Suisse, la Cour souligne que « pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence, la Cour tient compte de la durée de l’interdiction de séjour ». Elle conclut donc que « Compte tenu de ce qui précède, et en particulier eu égard aux infractions commises par le requérant, vues dans leur ensemble, ainsi qu’aux attaches que le requérant maintient avec le Kosovo, la Cour estime que l’État défendeur a ménagé un juste équilibre entre les intérêts privés du requérant, d’une part, et son propre intérêt à contrôler l’immigration, d’autre part » (§§ 57 et 58 de l’arrêt Shala).

En définitive, contrairement à la règle de contrôle choisie par la Cour suprême du Canada qui repose sur « le manque de logique interne du raisonnement » et « le manque de justification », celle de la Cour européenne porte sur le juste équilibre substantiel entre les intérêts en jeu.

Sur le contrôle ou examen marginal de la mesure d’expulsion d’un étranger dangereux

Malgré cette analyse au fond, la Cour européenne des droits de l’homme tend à réaliser un contrôle de type marginal en ce que l’importance de son analyse substantielle est inversement proportionnelle à la qualité de l’analyse effectuée par le juge national. Autrement dit, la Cour ne revient sur le fond du dossier que si elle a l’impression que l’examen de la proportionnalité réalisé par l’État est lacunaire ou peu rigoureux. Ce contrôle marginal consiste alors à « entériner le rapport étatique quant à la dangerosité de la personne à expulser et s’interdit d’examiner l’appréciation du gouvernement quant à la réalité de la menace », comme le précise Bertin Nalukoma Irenge. La Cour européenne l’a par exemple rappelé, en 2023, dans l’affaire N.M c. Belgique où le requérant, de nationalité algérienne, était arrivé en Belgique et y avait demandé asile. Cette demande fut refusée à deux reprises par les autorités belges. En 2013, il a reçu l’ordre de quitter le territoire belge, puis a été suspecté de prosélytisme, de recrutement et de participation aux activités d’un groupe terroriste. En 2017, le 8 décembre, un arrêté ministériel de mise à disposition du gouvernement emportant sa détention pour des raisons de sauvegarde de l’ordre public, de la sécurité publique et de la sécurité nationale avait été adopté. En 2018, il a été condamné en Belgique pour appartenance à un groupe terroriste notamment et à cause de sa dangerosité, les autorités ont décidé de le maintenir en détention durant la procédure d’éloignement. La Cour européenne va réaliser un contrôle caractérisé par une approche souple (§ 147). Dans son commentaire, Bertin Nalukoma Irenge décrit ce contrôle comme celui qui n’examine « pas le caractère réel, actuel ou futur ni personnel de la menace à l’ordre public » et donne une large valeur à l’appréciation nationale sur la question. Sylvie Sarolea ajoute que ce contrôle se base sur « la seule légalité de l’acte attaqué, à l’exclusion de son opportunité ». Bertin Nalukoma Irenge relève que la Cour « laisse une large marge d’appréciation aux autorités publiques pour décider de l’existence de motifs d’ordre public ou d’une raison impérieuse de sécurité nationale ». Ce constat avait déjà été relevé par Christelle Macq en ce qui concerne la législation belge.

La différence d’approche entre la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour suprême du Canada découle notamment de la nature supra-étatique de la Cour européenne. La première cherche à ménager un équilibre entre la souveraineté étatique et les normes régionales, alors que la seconde recherche plutôt la conformité des mesures administratives au cadre légal. Là où l’État conserve une large marge d’appréciation de la dangerosité de la personne à expulser aux yeux du juge de Strasbourg, la Cour canadienne exige un lien étroit entre la menace et la dangerosité de la personne. Ainsi, dans l’arrêt commenté, la Cour suprême a recherché le sens exact que le législateur a voulu donner à l’article 34, § 1, e, de la LIPR en ce concerne la portée de la notion de la menace à la sécurité nationale. Dans ce cadre, le réexamen par la Cour de la dangerosité des requérants s’impose, car cette notion se trouve au cœur même de cet article 34, § 1, e.

C. Conclusion

L’arrêt de la Cour suprême du Canada du 27 septembre 2023 n’apporte pas une clarté absolue dans l’interprétation de la notion de menace à la sécurité nationale, mais il établit néanmoins une protection notable pour les étrangers confrontés à une expulsion imminente. En adoptant une démarche nuancée et en insistant sur une application stricte et limitée de la loi, la Cour a mis en place une barrière juridique efficace contre les expulsions arbitraires. Cette décision contribue ainsi à un juste équilibre entre les nécessités de la sécurité nationale et le respect des droits fondamentaux des individus, offrant une garantie contre les mesures d’expulsion injustifiées et renforçant la protection des droits des étrangers sur le sol canadien.

D. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour suprême (Canada), 27 septembre 2023, Mason c. Canada (citoyenneté et immigration), CSC 21.

Jurisprudence canadienne :

Jurisprudence européenne :

Doctrine :

 

Pour citer cette note : B. Kagina Senga, « La Cour suprême du Canada tranche en faveur d’une interprétation stricte de la “menace à la sécurité nationale” comme cause d’expulsion du territoire national », Cahiers de l’EDEM, décembre 2023.

 

[1] Toutes et tous doivent se conformer aux mêmes règles juridiques fondamentales au sein de la société.

[2] Cour eur. D.H., 2 août 2001, Boultif c. Suisse ; voy. aussi Cour eur. D.H., 13 février 2001, Ezzouhdi c. France et Cour eur. D.H. (gde ch.), 18 octobre 2006, Uner c. Pays-Bas. Nous soulignons.

Publié le 18 janvier 2024