Cour eur. D. H., arrêt Salija c. Suisse, 10 janvier 2017

Louvain-La-Neuve

L’expulsion d’un étranger intégré suite à une condamnation pénale: jusqu’où une différence de traitement est-elle raisonnable pour maintenir l’ordre public ?

La Cour européenne des droits de l’homme juge que l’expulsion d’un étranger ayant vécu en Suisse les deux tiers de sa vie n’est pas disproportionnée au regard de son droit au respect de la vie familiale en raison de la gravité de l’infraction commise, des liens que lui et sa femme entretiennent avec leur pays d’origine, et de l’âge de leurs enfants. L’article 8 de la Convention ne s’oppose donc pas, dans ce cas-ci, au pouvoir de l’Etat de contrôler le séjour, aussi long soit-il, d’un étranger sur son territoire et d’y mettre fin en vue de garantir l’ordre public.

Article 8 C.E.D.H. – Étranger « quasi-national » – Condamnation pénale – Expulsion – Vie familiale en Suisse – Non-violation.

A. Les faits de la cause

Etant donné l’approche casuistique qu’adopte souvent la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), notamment eu égard à l’interprétation de l’article 8 de la Convention, les circonstances de l’affaire en cause sont d’autant plus importantes pour comprendre le jugement.

Le requérant est né en 1980 dans l’ex-République yougoslave de Macédoine (ci-après « Macédoine »). Bénéficiant d’un droit au regroupement familial, il arrive en Suisse en 1989 où il obtient un permis de résidence permanente. Dix années plus tard, le requérant épouse une ressortissante macédonienne arrivée en Suisse en 1990 et bénéficiant également d’un permis de résidence permanente. Deux enfants naissent de cette union, respectivement en 2001 et en 2005, ayant également la nationalité macédonienne.

Condamné avec sursis pour des faits d’escroquerie en 2003, le requérant est à nouveau condamné l’année suivante pour homicide avec intention indirecte de donner la mort (« homicide with indirect intent » en anglais, « eventualvorsatz » en allemand) et pour violations sérieuses du code de la route. Durant une course sur la voie publique, le passager du requérant a trouvé la mort après que ce dernier ait perdu le contrôle de son véhicule. La Cour suprême du Canton de Zurich, estimant que l’intéressé a agi avec un degré élevé d’imprudence (« recklessness »), celui-ci a été condamné à cinq ans et trois mois d’emprisonnement.

Le jugement étant devenu définitif suite à plusieurs recours infructueux, le requérant commence à purger sa peine une quinzaine de mois plus tard. Il est finalement libéré sur parole en octobre 2009, après avoir servi les deux tiers de sa peine. Quelques mois auparavant, l’administration cantonale en charge de l’immigration a révoqué le titre de séjour de l’intéressé estimant que l’intérêt public justifiait son éloignement et devait primer sur le droit de celui-ci au respect de sa vie familiale. Les juridictions suisses ont estimé que la décision de l’administration cantonale n’était pas disproportionnée eu égard, notamment, aux faits que l’intéressé a commis une infraction sérieuse, qu’il n’était pas bien intégré en Suisse, qu’il parlait albanais, qu’il était familier avec la culture de son pays d’origine puisqu’il y est né, y a vécu et y est retourné depuis. Par ailleurs, les juridictions nationales ont également tenu compte du fait que l’épouse du requérant est également originaire de Macédoine, qu’elle parle la langue du pays et qu’elle n’est pas non plus bien intégrée en Suisse où elle a bénéficié significativement de la sécurité sociale. Quant aux enfants, étant âgés de cinq et neuf ans, ils sont à un âge où ils peuvent s’adapter facilement et on peut dès lors raisonnablement s’attendre à ce qu’ils déménagent avec leur père en Macédoine.

En fin de compte, le requérant quitte la Suisse avant d’être rejoint un an plus tard par sa famille. Entre-temps, le requérant a fait l’objet d’une interdiction d’entrée de neuf ans, plus tard réduit à sept ans. En août 2015, l’épouse et les enfants du requérant retournent à Zurich afin d’éviter l’expiration de leur permis de résidence permanente.

L’intéressé a ainsi saisi la juridiction strasbourgeoise en estimant que la révocation de son titre de résidence permanente constitue une violation de son droit au respect de la vie familiale protégé par l’article 8 de la Convention.

B. La décision de la Cour

Pour commencer, il est incontestable que le requérant avait une vie familiale en Suisse et que son expulsion du territoire helvète constitue une ingérence dans son droit au respect de la vie familiale. Il n’est pas non plus contesté que la mesure litigeuse repose sur une base légale et que l’ingérence poursuit un objectif légitime, à savoir l’intérêt de la sécurité publique. La question est donc, en définitive, de savoir si la mesure en cause est nécessaire dans une société démocratique. Question à laquelle la Cour répond par l’affirmative.

La question de la conformité de l’expulsion d’un étranger bénéficiant d’un titre de séjour permanent suite à une condamnation pénale avec le droit au respect de la vie privée et familiale n’est pas nouvelle. L’article 8 de la Convention a été invoqué à plusieurs reprises par des étrangers menacés d’être expulsés en raison de leur dangerosité pour la sécurité nationale et l’ordre public, alors même qu’ils avaient passé de nombreuses années sur le territoire d’un Etat partie à la Convention. Après avoir longtemps considéré que de telles affaires étaient inadmissibles, la Cour a finalement reconnu qu’un tel éloignement pouvait entrer en conflit avec le droit au respect de la vie privée et familiale dans l’affaire Moustaquim c. Belgique. Depuis, la question a continué à être soulevée devant la Cour, non sans difficulté et division interne.

Au fil des arrêts, la jurisprudence de la Cour s’est affinée, non pas en terme de principe mais plutôt quant aux éléments factuels à prendre en compte. Inlassablement, la Cour commence son raisonnement en ces mots : « d’après un principe de droit international bien établi, les Etats ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée et le séjour des non-nationaux sur leur territoire ». La Cour reconnaît également le droit des Etats d’expulser un ressortissant étranger condamné pour des faits délictueux, sous respect des exigences tirées de la Convention[1]. A défaut d’adopter une position de principe s’opposant à l’expulsion d’étrangers « intégrés », ayant vécu une partie significative voire l’ensemble de leur vie dans un Etat partie, la Cour a développé une approche casuistique basée sur les éléments de fait. Cette approche ayant été qualifiée de « loterie » par l’un de ses propres membres, la Cour s’est attelée à préciser les critères à prendre en considération de manière à garantir une plus grande prévisibilité[2]. Cet effort de systématisation se retrouve dans l’affaire Boultif dont les critères ont, par la suite, été repris et augmentés par la Grande Chambre dans les affaires Uner c. Pays-Bas et Maslov c. Autriche (concernant un mineur étranger). Ces critères sont les suivants :

  • la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant;
  • la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé;
  • le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction, et la conduite du requérant pendant cette période;
  • la nationalité des diverses personnes concernées;
  • la situation familiale du requérant, et notamment, le cas échéant, la durée de son mariage, et d’autres facteurs témoignant de l’effectivité d’une vie familiale au sein d’un couple;
  • la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l’infraction à l’époque de la création de la relation familiale;
  • la question de savoir si des enfants sont issus du mariage et, dans ce cas, leur âge;
  • la gravité des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays vers lequel le requérant doit être expulsé.
  • l’intérêt et le bien-être des enfants, en particulier la gravité des difficultés que les enfants du requérant sont susceptibles de rencontrer dans le pays vers lequel l’intéressé doit être expulsé; et
  • la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination[3].

Tout en reconnaissant la marge d’appréciation des autorités suisses, la Cour a examiné l’application de ces critères au cas d’espèce. Pour commencer, la Cour considère que l’infraction commise par le requérant est importante ainsi qu’en atteste sa lourde peine de prison. L’intéressé est arrivé en Suisse à l’âge de neuf ans et y a vécu plus de vingt ans, soit la majorité de sa vie. La Cour note ensuite que l’intéressé a fait preuve d’une plus grande maturité et n’a pas commis d’autre infraction grave depuis sa condamnation en 2004. Quant au laps de temps entre la commission de l’infraction et la décision définitive d’éloignement, bien que celui-ci soit considérable, il n’est pas imputable aux autorités suisses. Il n’est, ensuite, pas contesté que la vie familiale soit effective et le mariage a eu lieu avant la commission des infractions. La Cour note, en outre, que l’épouse de l’intéressé possède également la nationalité macédonienne, qu’elle connait la langue et la culture du pays, et qu’elle y a vécu, certes il y a plus de vingt ans. La Cour semble ainsi d’accord avec les juridictions nationales pour estimer qu’un retour en Macédoine est possible. La Cour semble également accorder du poids au fait que l’épouse du requérant soit effectivement partie rejoindre son mari en Macédoine, alors qu’elle aurait pu rester en Suisse. Quant aux enfants, leur jeune âge doit être considéré comme étant un gage d’adaptation. La Cour considère que les éventuelles difficultés d’intégration seront atténuées par la présence de leurs parents et celle de membres de la famille de leur mère. De plus, les enfants n’étaient pas plus obligés que leur mère de quitter la Suisse puisqu’ils y bénéficient d’un titre de séjour permanent. Quant au dernier critère, la Cour note que le requérant a vécu en Suisse pendant plus de vingt ans, que ses parents proches y résident également, qu’il parle allemand et qu’il est intégré sur le marché de l’emploi. Sur ce point, la Cour semble ainsi se distancier de l’appréciation des juridictions nationales. Enfin, il faut considérer que l’intéressé conserve des attaches sociales et culturelles considérables avec son pays d’origine puisqu’il y a vécu et y est retourné depuis.

En définitive, la juridiction strasbourgeoise juge, à l’unanimité, que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation ni n’ont accordé plus de poids à l’intérêt public par rapport à ceux de requérant lorsqu’il a été décidé de lui retirer son permis de résidence permanente. En plus de l’appréciation des critères susmentionnés, la Cour a également pris en considération le fait que l’épouse et les enfants du requérant aient effectivement quitté la Suisse pour la Macédoine de la fin 2011 jusqu’en août 2015. Par conséquent, l’expulsion du requérant ne l’a pas empêché, selon la Cour, de vivre avec son épouse et ses enfants, mais a eu pour effet de déplacer le pays de résidence de la famille vers l’ex-République yougoslave de Macédoine pour presque quatre ans (§53). La séparation effective ne durera donc au total qu’un peu plus de trois ans, l’interdiction d’entrée du père étant de sept ans, durée durant laquelle ce dernier peut demander une suspension temporaire de son interdiction d’entrée afin de visiter sa famille en Suisse.

C. Éclairage

La question de l’expulsion d’un étranger pour avoir commis une infraction n’est pas nouvelle. La juridiction strasbourgeoise a été amenée à se prononcer à plusieurs reprises à cet égard. Incapable d’adopter une position de principe entre deux camps qui s’opposent, l’un défendant les prérogatives des Etats vis-à-vis des étrangers et l’autre remettant en cause la distinction entre nationaux et étrangers « intégrés » ayant leur résidence dans l’Etat en cause, la Cour a développé un approche casuistique[4]. Sur base des critères énoncés dans sa jurisprudence antérieure, l’arrêt estime que la décision des autorités helvètes n’est pas disproportionnée. L’application en l’espèce desdits critères laisse toutefois perplexe (I). Plus largement, la distinction entre étranger établis et nationaux est questionnable (II). Enfin, nous dirons quelques mots sur le droit belge (III).

I. La « loterie » continue ?

A plusieurs égards, la décision commentée pose question. Sans nécessairement remettre en cause les critères développés par la Cour dans sa jurisprudence, c’est leur appréciation en l’espère qui laisse dubitatif. En effet, le requérant vit, au moment de l’expulsion, en Suisse depuis l’âge de neuf ans, soit plus de vingt ans, et c’est donc en Suisse que se trouve le centre de sa vie, comme le reconnaît la Cour. Bien que l’intéressé ait conservé la nationalité de son pays d’origine, aucun membre de sa famille n’y vit et il n’y est pas retourné depuis cinq ans. La Cour estime toutefois, sans s’expliquer, que l’intéressé a des liens sociaux et culturels considérables avec ce pays (§52).

En outre, contrairement à l’arrêt Udeh c. Suisse, la Cour n’attache pas une grande importance au comportement du requérant depuis sa condamnation[5]. Si ce n’est avoir reçu une amende pour achat  et consommation de marijuana, le requérant n’a plus eu de soucis avec la justice depuis 2004. Il a d’ailleurs été remis en liberté avant d’avoir purgé l’ensemble de sa peine.

Par ailleurs, en l’espèce la Cour considère que l’interdiction d’entrée du requérant peut faire l’objet d’une demande de suspension temporaire de façon à lui permettre de visiter sa famille en Suisse. Le contraste avec la position de la Cour dans l’affaire Udeh est pour le moins clair : « la Cour estime que, même dans l’hypothèse où les autorités compétentes accueilleraient favorablement une telle demande, ces mesures temporaires ne sauraient en aucun cas être considérées comme pouvant remplacer le droit des requérants de jouir de leur droit de vivre ensemble, qui constitue l’un des aspects fondamentaux du droit au respect la vie familiale »[6].

Autre point d’interrogation à la lecture de l’arrêt: la Cour passe complètement sous silence l’intérêt supérieur des enfants. Il s’agit néanmoins d’une question centrale puisque la décision d’expulsion du père concerne également ses enfants[7]. Non seulement, la Cour n’énonce pas, comme elle l’a fait dans l’arrêt Udeh[8], qu’il est dans l’intérêt supérieur des enfants qu’ils grandissent auprès des deux parents. La Cour semble considérer que l’on peut s’attendre à ce que les enfants suivent leur père en Macédoine alors même qu’ils n’y ont jamais vécu. Reconnaissant que les conditions de vie sont moins favorables en Macédoine, la Cour ajoute étrangement que le pays est Membre du Conseil de l’Europe. La Cour estime, par ailleurs, que les enfants pourront compter sur la présence de membres de leur famille maternelle pour s’adapter en Macédoine. En outre, rien ne les oblige à quitter la Suisse puisqu’ils ont un permis de résidence permanente. L’intérêt supérieur des enfants n’est donc pas sérieusement pris en compte par la Cour et, sans doute, le fait que les enfants aient également la nationalité macédonienne est un facteur important, contrairement aux deux filles de M. Udeh qui ont la nationalité suisse.

Il faut également souligner la prise en compte par la Cour du fait que l’épouse et les enfants du requérant l’aient effectivement suivi en Macédoine de 2011 à 2015. Cet élément se retrouve même à deux reprises dans le raisonnement de la Cour (§49 et §53). Il ne s’agit toutefois nullement d’un des critères dégagés par les arrêts Boultif et Uner, et, en prenant cet élément en compte, la Cour semble valider a posteriori le caractère raisonnable de la mesure d’expulsion. Or, la question n’est pas de savoir si, en définitive, la mesure d’expulsion était raisonnable mais bien si, au moment de l’expulsion, celle-ci était justifié au regard de l’article 8 de la Convention.

En outre, au paragraphe final dans lequel la Cour résume l’affaire, il est tenu compte de la gravité de l’infraction, les liens du requérant et de son épouse avec le pays d’origine, le jeune âge des enfants ainsi que le droit des Etats de contrôler le séjour des étranger sur leur territoire. Rien n’est par contre dit sur les intérêts du requérant ni sur ceux de sa famille, ayant tous vécus en Suisse durant la majorité, voire l’ensemble de leur vie. Or, ces éléments militent contre la mesure d’expulsion. La Cour, concluant que les autorités suisses avaient pris en compte ces différents facteurs, accepte la mise en balance effectuée entre les intérêts publics et les intérêts privés. Faute d’explication, il est difficilement compréhensible pourquoi la balance penche du côté des premiers plutôt que des seconds. A contrario, la cour aurait pu mettre en avant le comportement du requérant depuis sa condamnation, sa participation active sur le marché de l’emploi, l’intérêt supérieur des enfants, ou encore le manque de liens du requérant avec le pays d’origine alors qu’il a vécu les deux tiers de sa vie en Suisse.  

En définitive, l’expulsion du requérant apparaît disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi, d’autant plus que celui-ci ne représente pas réellement un danger pour l’ordre ou la sécurité public (sa condamnation pour homicide, certes une infraction importante, découlait d’un accident de la route, et son comportement s’est amélioré depuis). Plus fondamentalement, l’application des critères développés par la Cour ne semble pas remédier au problème de « loterie » auquel ces critères étaient supposés répondre. Dès lors que l’approche casuistique continue à aller de pair avec une certaine imprévisibilité, source d’insécurité juridique voire d’inégalité comme en atteste l’issue différente dans l’arrêt commentée et l’affaire Udeh[9], l’approche même de la Cour doit être questionnée.  

II. Une approche contestable ?

On l’a dit, face au manque de cohérence de sa jurisprudence, la Cour a développé une série de critères à prendre en compte lorsque se pose la question de la conformité de l’expulsion d’un étranger ayant commis une infraction avec son droit au respect de la vie privée et familiale. L’issue d’une affaire dépend ainsi d’une mise en balance des intérêts en présence sur base des éléments de faits. Alors qu’une telle approche n’est pas en soi contestable, la Cour n’explique pas comment doit s’effectuer la mise en balance en pratique. Ainsi, si les critères à prendre en compte sont désormais établis par la jurisprudence, la mise en œuvre et le poids à accorder à chacun de ceux-ci varie au fil des arrêts[10]. Par conséquent, ces critères n’ont pas réellement remédié au problème de « loterie » diagnostiqué par le Juge Martens en 1996. Faute d’une position de principe, on ne peut s’empêcher de penser que l’appréciation concrète des différents critères demeure teintée d’arbitraire. Si certaines voix au sein même de la Cour s’élèvent depuis de nombreuses années pour défendre l’idée selon laquelle les étrangers établis, ayant vécu la majorité voire l’ensemble de leur vie dans un Etat, doivent bénéficier d’un statut juridique aussi proche que possible de celui des nationaux, leur expulsion devant alors être exceptionnelle, ces voix demeurent pour l’instant en minorité[11].

A l’inverse, la logique actuelle est plutôt celle de la consécration de la souveraineté nationale que le droit au respect de la vie familiale vient tempérer dans des situations appréciées au cas par cas. Un renversement de cette logique, l’expulsion d’un étranger intégré devant en règle générale constituer une violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale mais pourrait toutefois être justifiée dans des circonstances exceptionnelles, ne semble pas à l’ordre du jour, d’autant moins que l’arrêt commenté a été rendu à l’unanimité.

Par conséquent, le critère de la nationalité continue à être un critère objectif sur lequel peut reposer une différence de traitement, alors que la même juridiction, en matière de sécurité sociale, estime que « seule des considérations très fortes peuvent expliquer une différence de traitement fondée sur la nationalité »[12]. Or, comme le note S. Saroléa, cette sévérité est abandonnée dans le domaine des migrations[13]. S’il est vrai que le droit des étrangers est toutefois, par nature, un droit d’inégalités dès lors que les étrangers (les non-nationaux) sont soumis à un régime juridique distinct, les inégalités fondées sur la nationalité devraient devoir s’effacer avec le temps dès lors que le lien de nationalité perd de son effectivité. Comme en l’espèce, le fait pour un étranger d’être résident en séjour légal dans un Etat depuis vingt ans devrait alors peser lourd dans la balance. Son expulsion, justifiée sur base de la nationalité, serait alors source d’un traitement différencié qui n’est pas raisonnablement justifié au regard du fait que le centre de sa vie se trouve dans cet Etat, et dès lors discriminatoire[14].

III. Vers un renforcement de la législation belge ?

Quelques mots, pour conclure, sur le droit belge et sa possible évolution. Suite à sa condamnation par la juridiction strasbourgeoise dans les années 90, la Belgique a adopté une législation plus protectrice à l’égard des étrangers « intégrés » ou « quasi-nationaux ». En vertu de l’article 20, alinéa 2, de la loi du 15 décembre 1980, un étranger qui est établi ou a acquis le statut de résident de longue durée en Belgique ne peut être expulsé que lorsqu’il a gravement porté atteinte à l’ordre public ou à la sécurité nationale. L’article 21, de la même loi précise dans quelles situations une expulsion est autorisée et à quelles conditions. Il est ainsi prévu qu’un étranger né en Belgique ou arrivé avant l’âge de douze ans et qui y a principalement et régulièrement séjourné depuis ne peut en aucun cas être expulsé du territoire. Ainsi, dans une situation similaire à celle de l’affaire commentée mais en Belgique, l’étranger n’aurait pu être expulsé.

La question de l’expulsion des étrangers ayant commis une infraction n’en demeure pas moins importante dans le climat actuel. Non seulement Theo Francken se félicite du nombre de personnes renvoyées dans leur pays d’origine[15], mais le Gouvernement fédéral a déposé, le 12 décembre dernier, un projet de loi visant à modifier les dispositions relatives à l’expulsion des étrangers de manière « à renforcer la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale »[16]. Sont ainsi visés les articles 20 et suivants de la loi du 15 décembre 1980. Au nom de la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale, la liste des étrangers protégés, parce que résidant en Belgique depuis longtemps, est fortement revue. Ainsi,  un étranger né en Belgique ou qui y est arrivé avant ses douze ans n'échapperait plus à la possibilité d'un éloignement du territoire. Toute personne pourrait donc faire l’objet d’une mesure d’éloignement pour des raisons d’ordre public ou de sécurité nationale (ces termes ne sont pas davantage précisés). Visant à se conformer à l’article 12 de la directive 2003/109/CE relative aux résidents de longue durée, qui devraient, selon le considérant 16 de la directive, bénéficier d’une protection renforcée (mais non maximale) contre l’expulsion, le projet de loi précise toutefois ceci :

« Il est tenu compte lors de la prise de décision de la gravité ou de la nature de l’infraction à l’ordre public ou à la sécurité nationale qu’il a commise, ou du danger qu’il représente ainsi que de la durée de son séjour dans le Royaume. Il est tenu compte aussi de l’existence de liens avec son pays de résidence ou de l’absence de lien avec son pays d’origine, de son âge et des conséquences pour lui et les membres de sa famille » (article 14 du projet de loi).

Alors que ladite directive entend se conformer à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, d’où sont inspirés ces critères (voir considérant 16), la référence à la jurisprudence strasbourgeoise n’apparait toutefois pas exhaustive.

Dans ce contexte, le rôle de la Cour européenne des droits de l’homme est d’autant plus important afin de garantir l’effectivité du droit au respect de la vie familiale des étrangers établis à l’égard desquels la différence de traitement fondée sur la nationalité n’apparait plus raisonnablement justifiée. Or, à travers une approche trop casuistique, la Cour évite pour l’instant d’adopter une telle position de principe.

J.-B.F.

D. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt :

Cour eur. D.H., arrêt Salija c. Suisse, 10 janvier 2017.

Travaux parlementaires

Projet de loi modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers afin de renforcer la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale, Exposé des motifs, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord., 2016-2017, n° 2215/001.

Doctrine

M.-B. Dembour, When Humans Become Migrants, OUP, 2015, chap. 6.

Jurisprudence

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « L’expulsion d’un étranger intégré suite à une condamnation pénale: jusqu’où une différence de traitement est-elle raisonnable pour maintenir l’ordre public ? », Newsletter EDEM, janvier 2017.


[1] Cour eur. D. H., arrêt Salija c. Suisse, 10 janvier 2017, §41.

[2] Voy. Opinion dissidente du Juge Martens dans l’arrêt Boughanemi c. France, 24 avril 1996, §4.

[3] Cour eur. D. H., arrêt Uner c. Pays-Bas (Grande Chambre), 18 octobre 2006, §§57-58.

[4] M.-B. Dembour, When Humans Become Migrants, OUP, 2015, p. 178.

[5] Comp. Cour eur. D.H., arrêt Udeh c. Suisse, 16 avril 2013, §49.

[6] Ibid., §53.

[7] Article 3 de la Convention relation aux droits de l’enfant, adoptée à New York en 1989; Cour eur. D.H., arrêt Nunez c. Norvège, 28 juin 2011, §78.

[8] Cour eur. D.H., arrêt Udeh c. Suisse, 16 avril 2013, §52.

[9] Cette affaire concernait un ressortissant nigérian arrivé en Suisse sous une fausse identité à l’âge de 29 ans. Il épouse une ressortissante suisse avec qui il a deux enfants, toutes deux ressortissantes suisses également. Moins de trois ans plus tard, il est condamné pour trafic de stupéfiants à trois ans et six mois d’emprisonnement. Prenant en compte l’intérêt des enfants et le comportement du requérant, la Cour considère que le respect de son droit à la vie familiale s’oppose à son expulsion.

[10] Voy. Cour eur. D. H., arrêt Maslov c. Autriche (Grande Chambre), 23 juin 2008, §70.

[11] Opinion dissidente des Juges Costa, Zupancic et Türmen dans l’arrêt Uner c. Pays-Bas (Grande Chambre), 18 octobre 2006, §5; Opinion dissidente du Juge Martens dans l’arrêt Boughanemi c. France, 24 avril 1996, §7.

[12] Cour eur. D. H., arrêt Gaygusuz c. Autriche, 16 octobre 1996; Cour eur. D. H., arrêt Koua Poirrez c. France, 30 septembre 2003.

[13] S. Saroléa, Droits de l’homme et migrations, Bruylant, Bruxelles, 2006, p. 569.

[14] En l’espèce, le recours portait sur la compatibilité de l’expulsion avec l’article 8 de la Convention seulement, l’article 14 n’ayant pas été invoqué. D’affaire Moustaquim, la Cour avait à l’époque considéré que les étrangers et les nationaux ne se trouvaient pas dans une situation comparable puisque les seconds bénéficient du droit de résider sur le territoire de leur propre pays et ne peuvent en être expulsés (§49).

[16] Projet de loi modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers afin de renforcer la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale, Exposé des motifs, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord., 2016-2017, n° 2215/001.

Publié le 07 juin 2017