Le revenu de base refait surface dans les débats à l’heure où nombre de personnes ont perdu tout ou partie de ce qu’elles touchaient à cause du confinement. Pour le philosophe Philippe Van Parijs, il aurait pu amortir l’ampleur de la crise et favoriser la reprise.
Alors que la pandémie de coronavirus paralyse l’économie mondiale, la question du revenu universel fait son retour dans le débat public, s’affichant comme une solution pour protéger les plus vulnérables et amortir des chocs économiques comparables à ceux de la Grande Dépression de 1929. Pour ses défenseurs, un revenu de base inconditionnel serait plus qu’une assistance sociale, il reviendrait à accorder à tous une part de la richesse nationale créée par la collectivité.
Dans cette optique, Vittorio De Filippis a interrogé Philippe Van Parijs, professeur de philosophie aux universités de Louvain-la-Neuve et Leuven et coauteur de l’ouvrage de Revenu de base inconditionnel. Une proposition radicale (1) pour le journal Libération.
La pandémie a entraîné une perte de revenus pour des dizaines de millions de personnes à travers le monde. Pourquoi estimez-vous qu’il est temps d’adopter un revenu de base ?
Même le [libéral] Financial Times affirmait dans son éditorial collectif du 3 avril que «des politiques considérées jusqu’à il y a peu comme excentriques, tel le revenu de base», devront faire partie du «mix» des mesures à prendre. Ce qui a fait proliférer les revendications pour l’adoption d’un revenu de base, c’est d’abord le fait que du jour au lendemain, par suite de l’ordre de confinement, beaucoup se sont trouvés abruptement sans revenus ou avec des revenus diminués. Dans certains pays, de nombreuses personnes ont pu faire appel à des dispositifs de protection sociale préexistants ou mis en place dans l’urgence. Mais dans la plupart, nombreux sont ceux qui n’ont pas accès à ces dispositifs, comme les personnes qui travaillent dans le secteur informel.
Il ne s’agirait là que d’un revenu de base très temporaire ?
Bien sûr. Mais beaucoup proposent aussi un revenu de base pour une raison distincte, également liée à la crise actuelle, mais avec un timing différent. Il ne s’agit pas de permettre de survivre pendant le confinement, mais de relancer l’économie quand on en sortira. Comme pour faire face à la crise financière de 2008, il s’agit de recourir au fameux quantitative easing (QE), autrement dit à la création monétaire. Jusqu’ici, ce QE passait principalement par la baisse des taux d’intérêt pour encourager les crédits aux ménages et aux entreprises. Mais il a atteint ses limites. Nombreux sont dès lors les économistes qui défendent aujourd’hui le recours à ce qui est parfois appelé QE for the people ou helicopter money, soit de la monnaie qui serait créée par la banque centrale et distribuée sur le compte en banque des ménages. L’objectif est d’augmenter leur consommation de sorte à faire redémarrer l’économie. Dans sa version la plus simple, l’idée d’un QE for the people prend la forme d’un montant égal pour chaque résident, ce qui en fait une forme de revenu de base universel, mais ici encore temporaire.
Que se passerait-il aujourd’hui si nous avions déjà adopté un revenu de base sans conditions pour tous ?
C’est la question qu’invitent à se poser les avocats d’un troisième type de proposition de revenu de base, cette fois non temporaire. S’il avait été en place, tout le monde aurait disposé immédiatement et automatiquement, sans délai ni incertitude, d’un revenu permettant en tout cas de survivre pendant le confinement. Cela ne rendrait pas superflus les dispositifs de chômage temporaire, d’aide sociale ponctuelle ou de suspension des loyers, mais cela en atténuerait l’urgence et l’ampleur. De même, cela ne rendrait pas superflu de relancer l’économie en recourant à la création monétaire, mais cela pourrait alors prendre la forme très simple d’une augmentation temporaire du revenu de base permanent.
Etes-vous séduits par l’idée de la fin du travail et de l’impossibilité de retrouver une situation de plein-emploi ?
Au contraire d’un revenu de base temporaire, l’instauration de sa version permanente est une réforme radicale, susceptible de transformer profondément le fonctionnement de nos sociétés. Elle a donc besoin de justifications moins contingentes que la résilience face aux pandémies. Mais ces justifications ne reposent pas sur l’hypothèse de la fin du travail ni même de sa raréfaction. Tout au contraire, le revenu de base doit contribuer à la réalisation de l’objectif de plein-emploi, au sens de la possibilité d’accès par toutes et tous à un emploi rémunéré qui ait du sens pour celles et ceux qui l’occupent. En facilitant le va-et-vient entre emploi, éducation et activité bénévole, il constitue le complément naturel d’un apprentissage permanent qui doit désormais s’étaler sur toute l’existence. Il doit nous permettre d’être plus nombreux à travailler et plus nombreux à être désireux et capables de travailler plus longtemps. Du fait de son caractère inconditionnel, le revenu de base confère la liberté de ne pas travailler. C’est en cela que ses défenseurs lui attribuent un potentiel émancipateur.
Mais cela ne mine-t-il pas la place hégémonique du travail dans nos sociétés et le rôle qu’il joue comme facteur d’intégration et de reconnaissance sociale ?
Le caractère inconditionnel du revenu de base est essentiel parce que c’est lui qui confère un pouvoir de négociation accru à ceux qui en ont le moins. Mais il n’annule pas l’incitation à travailler. D’abord, le caractère universel du revenu de base, le fait qu’il soit cumulable avec tout revenu du travail, permet d’échapper à la désincitation inhérente aux dispositifs actuels réservés aux pauvres ou aux chômeurs : pas de piège du chômage mais, au contraire, une subvention à l’emploi. En outre, le travail offre à beaucoup une insertion précieuse dans un réseau de relations et une reconnaissance de leurs compétences et de leurs efforts. La liberté conférée par un revenu inconditionnel à celles et ceux qui en ont le moins est certes en partie la liberté de ne pas accepter n’importe quel boulot à n’importe quel salaire et la liberté de souffler pour se réorienter ou éviter un burn-out. Mais c’est surtout la liberté de travailler à temps partiel et d’exercer une activité moins bien ou moins régulièrement rémunérée mais plus gratifiante ou plus prometteuse. Le revenu de base est un instrument dont nos sociétés doivent pouvoir disposer pour aider chacun d’entre nous à trouver une activité que nous aimons faire, que nous faisons bien et qui est utile à la collectivité. Elargir la gamme de possibles, ce n’est pas éteindre l’obligation morale d’être utile à d’autres que soi-même. C’est plutôt reconnaître que la liberté réelle pour toutes et tous peut-être un principe d’organisation de l’économie plus équitable et plus efficace que «si tu ne travailles pas, tu ne mangeras pas».
Ne nourrissez-vous pas l’idée qu’il existerait une source miraculeuse de richesses qui permettrait de financer ce revenu ?
S’il doit être permanent, un revenu de base ne peut pas se financer par l’endettement ou la création monétaire. Dans des pays comme les nôtres, il doit aller de pair avec une réforme des transferts sociaux et de l’impôt sur les personnes physiques. Un revenu de base de 600 euros, par exemple, devrait s’accompagner de la réduction, à concurrence de 600 euros, du montant net de l’ensemble des allocations existantes. Un complément d’assurance sociale ou d’assistance sociale resterait alors dû aux bénéficiaires de ces allocations, de manière à assurer que leur revenu total soit au moins égal à leur revenu actuel. Ainsi, un chômeur percevant une indemnité de chômage de 1 000 euros aurait droit, sous les mêmes conditions actuelles, à une indemnité de 400 euros s’ajoutant à son revenu de base.
Le revenu de base inconditionnel se substituerait aussi aux exonérations dont jouissent, dans tous nos systèmes fiscaux, les tranches de revenus les plus basses. Si l’on pouvait s’arrêter là, aucun ménage n’y perdrait et un grand nombre de ménages à bas revenus y gagneraient. Mais précisément en raison de ces gains, il faudrait des prélèvements supplémentaires qui pourraient prendre diverses formes mais devraient aboutir à imposer plus équitablement les revenus les plus élevés. On réduira du même coup une inégalité qui ne peut se justifier par des considérations d’efficacité économique.
600 euros par mois, c’est ce qu’on va proposer aux personnes qui ont perdu leur emploi pour qu’ils échappent à la pauvreté ?
J’ai cité 600 euros à titre d’exemple. A ce niveau, le revenu de base devra rester flanqué d’allocations conditionnelles. Mais sous l’angle de la lutte contre la pauvreté, il aura l’avantage d’atteindre automatiquement tous les ayants droit, minimisant ainsi retards et non-recours. Et comme on le garde intégralement lorsqu’on accepte un emploi, il rend moins ardu d’échapper à la pauvreté par les revenus de son travail. Un socle ferme sur lequel nous pouvons construire nos vies est tellement mieux qu’un filet de sécurité qui ne parvient pas à intercepter toutes celles et tous ceux qui tombent et dans lequel bon nombre de celles et ceux qu’il intercepte restent emprisonnés.
Ce qui vaut pour des pays comme la France vaut-il aussi pour des pays comme l’Inde, où l’Etat-providence est bien moins développé ?
Un revenu de base, même très faible, y réduirait massivement l’extrême pauvreté, qu’elle soit ou non causée par la pandémie. Ceux qui y plaident pour son introduction expliquent qu’il pourrait être financé par la suppression de subventions inefficaces et iniques qui profitent disproportionnellement aux plus riches.
(1) La Découverte, avril 2019, 588 pp., 26 € (ebook : 16,99 €)
Libération, le 04/05.