Dans le cerveau des sourds profonds

Le cerveau est divisé en zones qui traitent chacune des informations spécifiques. Quand un certain type d’informations fait défaut – les sons, par exemple –, le cerveau se réorganise… mais pas n’importe comment !

Nous avons dans le cerveau des zones qui sont destinées à traiter un type spécifique d’informations sensorielles. Exemples : les informations visuelles sont gérées à l’arrière du crâne ; les voix sont traitées dans une région latérale située derrière l’oreille, etc. Mais que se passe-t-il chez les personnes aveugles ou sourdes de naissance ? La zone cérébrale qui est censée traiter ces informations manquantes reste-t-elle inactive, « au chômage technique » ?

La plasticité : quand le cerveau s’adapte

« Non, car le cerveau s’adapte aux privations sensorielles en se réorganisant », répond le Pr Olivier Collignon, chercheur FNRS et professeur associé à l’IPSY et l’IoNS (1) de l’UCL. « C’est ce qu’on appelle la plasticité “transmodale” ou compensatoire. Quand une zone cérébrale ne reçoit pas les informations qu’elle est censée accueillir, d’autres viennent la “coloniser”. La zone cérébrale privée de son information sensorielle privilégiée se met alors à traiter celle provenant d’autres sens. »

Le Pr Collignon et ses confrères de l’Université de Trento (Italie) se sont penchés sur la plasticité cérébrale des personnes atteintes de surdité profonde. Pendant six ans, grâce à des examens d’IRMf et de magnétoencéphalographie, ils ont étudié et comparé l’activité cérébrale de sourds profonds et de personnes entendantes. Leurs découvertes ont fait l’objet d’une publication dans la prestigieuse revue américaine PNAS (2).

Des visages à la place des voix

Les chercheurs ont notamment découvert que cette réorganisation cérébrale est loin d’être aléatoire. « Nous avons démontré que la reconnaissance des visages, qui est un type d’informations visuelles particulières, vient activer la zone cérébrale normalement dévolue à la reconnaissance des voix », explique le Pr Collignon. Ce n’est guère étonnant, car ces deux systèmes ont l’habitude de collaborer. En effet, nous détectons beaucoup d’informations sur un visage : l’identité d’une personne, son âge, son sexe, ses émotions… qui sont généralement en concordance avec le ton de la voix. Et quand nous parlons avec quelqu’un, surtout dans le brouhaha, nous lisons sur ses lèvres sans même nous en rendre compte.

« Il y a donc une “autoroute” naturelle entre la zone cérébrale des voix et la zone des visages », poursuit le Pr Collignon. « Un peu comme l’E40 qui relie Bruxelles et Liège. Imaginons que Liège (= ville de la reconnaissance vocale) se vide de tous ses habitants (= les voix). Non seulement les Bruxellois (= les visages) vont continuer à emprunter l’E40, mais en plus, certains vont s’installer à Liège, permettant ainsi à cette zone de rester active ! »

Implications et perspectives de recherche

Les conclusions de cette étude ouvrent d’intéressantes perspectives. « Du point de vue de la recherche fondamentale, nous confirmons que l’architecture cérébrale n’est pas immuable ; le cerveau s’organise en fonction de nos expériences. Cela dit, cette adaptabilité obéit à certaines logiques fonctionnelles. Ce ne sont pas n’importe quelles informations qui vont coloniser n’importe quelle région du cerveau. Il y a des règles, des liens naturels entre les zones cérébrales qui conditionnent la plasticité cérébrale. »

Cette découverte pourrait aussi avoir une application clinique. Que se passe-t-il quand les sourds profonds retrouvent l’audition grâce à un implant cochléaire, par exemple ? Réintroduire des informations auditives dans une zone désormais dévolue au traitement des visages ne risque-t-il pas de provoquer des interférences, gêner ou, au contraire, favoriser cette nouvelle audition ? « C’est toute la question ! L’implant cochléaire ne fonctionne pas à tous les coups et, actuellement, il est difficile de prédire chez quels patients cette technique va être un succès ou un échec. Cette variabilité est potentiellement liée à la plasticité “transmodale”. La prochaine étape de nos recherches est donc de découvrir dans quelle mesure cette plasticité peut être un atout et/ou un obstacle à l’introduction des informations auditives dans le cerveau de l’un ou l’autre patient. »

Candice Leblanc

 

(1) L’Institut de recherche en psychologie (IPSY) et l’« Institute of Neuroscience » (IoNS)

(2) S. Benetti et al., « Functional selectivity for face processing in the temporal voice area of early deaf individuals » in « Proceedings of the National Academy of Science », mai 2017.

Coup d'oeil sur la bio d'Olivier Collignon

Olivier Collignon

2001 Master en psychologie à l’Université de Liège (ULg)

2004 Master en sciences cognitives à l’Université catholique de Louvain (UCL)

2006 Doctorat en sciences psychologiques, orientation neurosciences à l’UCL

2006-10 Postdoctorat FNRS au Centre de recherche en neuropsychologie et cognition de l’Université de Montréal (Canada)

2007-11 Chargé de cours au Département de psychologie de l’Université de Montréal

2010-12 Chercheur au Centre de recherche de l’Hôpital universitaire Sainte-Justine de Montréal

Depuis 2012 Responsable du groupe de recherche « Crossmodal Perception and plasticity Lab » et professeur associé au « Center for Mind and Brain Science (CIMeC) » de l’Université de Trento (Italie)

2014 Habilitation scientifique nationale (équivalent agrégation) en Italie

Depuis 2016 Chercheur associé FNRS et professeur associé à l’UCL

Les recherches du Pr Collignon sont principalement financées par le FNRS, un ERC-Starting grant (MADVIS) et l’UCL. L’étude sur la plasticité cérébrale des sourds a été entièrement financée par le CIMeC de l’université de Trento.

 

 

Publié le 29 août 2017