Familles séparées « nouvelle génération »

Depuis plus de deux ans, la professeure Laura Merla encadre une recherche sur les évolutions sociétales au sein des familles divorcées. Membre de l’Institut d’Analyse du Changement dans l’Histoire et les Sociétés Contemporaines (IACCHOS) à l’UCLouvain, elle observe la forte augmentation de l’hébergement alterné égalitaire. L’hébergement exclusif chez la mère reste le premier mode de garde, parmi les sondés de l’étude près d’un jeune sur trois est en hébergement alterné. Dans ce modèle familial en évolution, la place des pères est réévaluée.

Depuis plus de deux ans, le projet MobileKids interroge la manière dont les enfants perçoivent et s’approprient l’hébergement alterné. « Ce sont les enfants qui voyagent une semaine sur deux chez l’un, puis chez l’autre… ce sont eux qui sont au centre de notre recherche, souligne Laura Merla, professeure de sociologie à l’Institut d’analyse du changement dans l’histoire et les sociétés contemporaines (IACCHOS) à l’UCLouvain qui dirige le projet. Comprendre les expériences vécues par les enfants grandissant dans des familles séparées et/ou divorcées en Belgique, en France et en Italie, et qui ont opté pour un système d’hébergement alterné : c’est le cœur de ce projet qui pose en préambule la question suivante : « Comment navigue-t-on entre des lieux de résidence, des cultures familiales et des règles de vie qui peuvent être différentes chez la mère et chez le père ? »

« La mobilité ne se joue pas seulement en dehors des frontières nationales, ajoute celle qui a dirigé pendant six ans le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur les Familles et les Sexualités (Cirfase). De nombreuses familles ne vivent pas tout le temps sous le même toit, pour des raisons professionnelles ou parce que les parents sont séparés et doivent mettre en place un hébergement alterné… ».

« Le cœur de l’étude, c’est le point de vue de l’enfant, insiste la chercheuse. Mais nous souhaitions aussi en savoir plus sur les profils socio-économiques des familles qui mettent en place ce mode d’hébergement, afin de pouvoir replacer nos résultats dans un contexte plus large. Mais dès ses prémices… Nous sommes tombés sur un os. Très peu d’enquêtes intègrent la catégorie d’hébergement alterné dans leurs statistiques. Il nous a donc fallu construire notre propre enquête. » Le centre s’associe alors à la FAPOS (KULeuven) pour mener une grande enquête nommée « LAdS » pour Leuven/Louvain Adolescents Survey. 1.600 jeunes entre 12 et 18 ans ont répondu au questionnaire en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Après avoir une focale sur l’utilisation des nouvelles technologies au sein des membres de ces familles éclatées – des résultats publiés l’année dernière – c’est l’évolution du modèle familial contemporain de l’hébergement alterné qui intéresse cette chercheuse passionnée.

Un modèle familial contemporain à l’encontre des idées reçues

Parmi les questions administrées sur tablettes dans les écoles, un ensemble portait sur les transformations des configurations familiales et sur le regard que les jeunes portent sur leur mode d’hébergement. Parmi les 1600 enfants sondés, environ 500 d'entre eux ne sont pas dans un schéma familial nucléaire. 4 sur 10 vivent exclusivement chez leur mère, 3 sur 10 sont en hébergement alterné égalitaire, 2 sur 10 sont principalement chez leur mère (au minimum 70% du temps) et seulement 1 sur 10 vivent exclusivement chez leur père.

« Bien que l’hébergement alterné rattrape doucement l’hébergement exclusif chez la mère, c’est cette dernière modalité qui reste la plus présente, observe la professeure Merla. On voit également à travers les témoignages des jeunes l’évolution de la place des pères dans la famille. Une évolution qui va de pair avec celle de la famille contemporaine que les sociologues décrivent comme « relationnelle et démocratique ». Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe plus de relations de pouvoir dans les familles, mais que l’idéal normatif est un modèle loin de celui du « pater familias », du père-maître de maison incarnant l’autorité alors que la mère reste dans une relation de « care », de soin avec des enfants qui n’ont pas le droit à la parole. Ce modèle, traditionnel, a évolué, notamment avec l’émancipation féminine. Aujourd’hui, nous sommes dans une famille « démocratique », au sens où les parents dirigent la famille, ensemble. »

L’enfant, partie prenante de la famille « démocratique »

La place de l’enfant dans cette nouvelle hiérarchie est également différente : « On lui reconnaît désormais le droit d’être en construction, d’être vulnérable et soumis à l’autorité parentale, mais aussi d’être un citoyen à part entière qui a le droit d’être consulté par rapport aux décisions qui le concernent, poursuit la chercheuse. Sans parler « d’enfant-roi », il peut s’exprimer et est écouté. Cette nouvelle manière de penser et de vivre la famille est plus symétrique, moins pyramidale. » Plus d’un jeune sur deux ont expliqué à la professeure Merla et son équipe, avoir été consultés sur le mode d’hébergement qui leur convenait le mieux. Huit jeunes sur dix se disent satisfaits de leur mode d’hébergement actuel.

« On retrouve d’ailleurs dans cette nouvelle famille de bonnes qualités de relations avec la mère, mais aussi avec le père », poursuit la chercheuse responsable. Questionnés sur le degré de contrôle des parents, les enfants ont décrit des situations bien à l’encontre du modèle familial classique. « Plus la mère est contrôlante, plus le père l’est également… et vice-versa : on fonctionne en équipe désormais, poursuit la professeure Merla. A l’encontre du modèle classique, les parents sont soit tous les deux contrôlants, soit ils ne le sont tous les deux pas. Un constat fait dans les familles où les deux parents sont présents dans le même foyer, mais également lorsque les parents hébergent chacun leur enfant dans une maison distincte : ils continuent à coopérer, ensemble, mais dans une moindre mesure. »

Autre aspect saillant relatif à la famille démocratique : le degré de conflit entre adultes. « Nous avons créé un « score de dispute » avec une échelle relative aux réponses des enfants à une série de questions portant sur cette thématique, explique la chercheuse. Le constat est sans appel : on se dispute dans toutes les configurations familiales. Les parents séparés ne se distinguent pas par des scores de dispute significativement plus élevés que ceux habitant sous le même toit. On peut y voir un signe que les décisions ne sont plus prises unilatéralement dans ce nouveau modèle démocratique, mais l’objet de débats – et de tensions. ;

Zoom sur l’hébergement exclusif chez le père

Seulement 57 des enfants sondés parmi les 500 grandissant dans une famille séparée vivaient exclusivement chez leur père. « La situation reste peu courante, même si les conceptions des juges de la famille ont évolué avec le temps, observe Laura Merla. Il est très rare que la mère n’ait plus du tout droit à l’hébergement. Lorsque c’est le cas, c’est souvent dans des situations difficiles. Cela concerne donc généralement un public plus fragile que les autres. »

Dans cette configuration-ci, les jeunes filles rapportent une relation à la mère plus fragilisée que les autres jeunes. Elles communiquent alors moins avec leur mère non-gardienne que les garçons pourtant dans la même situation. « La relation avec le père est importante, rappelle la chercheuse. Il est un référent, avec lequel les enfants maintiennent le contact, y compris quand ils rendent visite à leur mère. Ce père-gardien reste donc un référent relationnel pour les enfants : à l’encontre du cliché selon lequel c’est la relation à la mère qui est « naturellement » primordiale… ou que les pères ne sont pas capables de s’occuper des enfants ! » Au contraire, les pères en hébergement exclusif travaillent à 17% à temps partiel, soit autant que les mères dans la même situation. Un chiffre qui tombe à 9% dans les familles où les deux parents sont ensemble sous le même toit.

« Cela peut être le signe que ces parents aménagent leur temps de travail pour pouvoir s’occuper de leur enfant… sans que cela soit « mieux » chez la mère ou le père, avance Laura Merla. Ces observations sont passionnantes car plus globalement, l’image du « papa Walibi/copain », qui n’aurait ses enfants que le week-end et pendant les vacances scolaires et ne ferait que des choses amusantes par opposition à la mère « contrôlante »…, ne sont plus des images d’aujourd’hui. Au contraire : les jeunes nous disent que les pères séparés se sentent plus de responsabilités. » Des observations qui permettent de dresser un portrait de familles désormais plus horizontales et démocratiques que représentées par certaines idées reçues pourtant encore bien ancrées dans les esprits.

Marie Dumas

Entretien

En quoi cette recherche se démarque-t-elle d’autres études de sociologie de la famille ?

L’originalité de notre démarche : interroger directement les enfants par rapport à leur vécu familial. En administrant dans les classes, avec des tablettes et un accompagnant, notre sondage, nous avons pu cibler un public qui est rarement le centre de l’étude réalisée. Il y a peu d’enquêtes s’interrogeant sur les jeunes et leur ressenti au sein de la famille : globalement, elles se concentrent davantage sur les parents. La tendance est émergente et fait écho à l’évolution des droits de l’enfant qui insistent sur la nécessité de lui donner la parole.

Pas d’incohérences lors de l’analyse des résultats ?

Non, aucune aberration n’est apparue lorsque nous nous sommes confrontés aux résultats. Notre étude plaide donc pour la généralisation de ce type de dispositif. Les chercheurs ne doivent pas avoir peur d’aller à la rencontre de jeunes et de leur proposer des dispositifs comme celui que nous avons mis en place avec les tablettes. Un pareil outil parle aux jeunes, leur permet de se sentir à l’aise… Alors, oui, cela demande une certaine imagination pour le chercheur. Mais c’est notre rôle : à nous de trouver d’autres manières que les méthodologies classiques pour trouver des éléments pertinents. Les niveaux de revenus des parents, par exemple. Impossible de demander directement cette information à l’enfant. Des questions comme : combien d’ordinateurs y-a-t-il à la maison, sont-ils partis en vacances l’an passé… Peuvent être des moyens différents pour obtenir des informations importantes.

Comment se profile la suite de votre étude ?

Nous avons en parallèle mené une enquête auprès de juges de la famille et d’avocats que nous avons davantage interrogés sur les évolutions du droit mis en œuvre dans les séparations et divorces qui impliquent des enfants. Une focale spécifique a été placée sur l’hébergement alterné, mais aussi sur les évolutions plus larges des décisions de justice. Pour ce faire, nous avons interrogé ces professionnels sur leur pratique et leur application du droit par le truchement d’un questionnaire auprès d’une centaine d’avocats, et nous avons rencontré également huit juges. Certaines de nos questions portent notamment sur les critères qui pour eux plaident ou non en faveur de l’hébergement alterné. L’étude est en cours d’analyse, nous espérons la diffuser l’an prochain.

Coup d'oeil sur la bio de Laura Merla

Laura Merla est professeure de sociologie à l’UCL, où elle dirige le CIRFASE, et Honorary Research Fellow à l’University of Western Australia. Après avoir étudié les sciences politiques et les sciences du travail à l’ULB, elle mène à bien de 2000 à 2006 une thèse en sociologie de la famille à l’UCL, dans le cadre d’un mandat d’assistante. Elle obtient ensuite une bourse Marie Curie qui finance une recherche postdoctorale sur les familles transnationales à la University of Western Australia et à l’Université de Lisbonne. Elle réintègre l’UCL en 2010, où elle poursuit ses travaux sur cette thématique, dans le cadre d’un double mandat BELSPO et chargée de recherches FNRS. En 2015, elle est nommée académique à l’UCL, et obtient la même année un financement ARC qui lui permet de poursuivre ses recherches sur les migrations en collaboration avec les juristes et démographes de l’UCL, et une prestigieuse bourse ERC Starting Grant dans laquelle elle explore plus avant les interconnections entre multi-localité, mobilité géographique, et mobilité virtuelle dans la sphère familiale.

 

 

 

 

Publié le 21 novembre 2019