La nourriture, un bien commun ?

La faim dans le monde ne cesse d’augmenter : en 2015 elle touchait 777 millions de personnes. Un chiffre qui est monté à 815 millions en 2016… Et si cette problématique pouvait, en partie, se régler en changeant la manière dont on considère la nourriture dans nos sociétés ? C’est l’idée que propose José Luis Vivero-Pol. Explications.

C’est en travaillant vingt ans dans le domaine de la sécurité alimentaire et la nutrition que José Luis Vivero-Pol, chercheur au Centre de Philosophie du Droit de l’UCL et à l’Earth and Life Institute s’est intéressé au « statut » de la nourriture. « J’ai beaucoup travaillé sur le terrain sur des dossiers de politiques alimentaires, agricoles et de nutritions et j’ai été confronté à la même situation partout : alors qu’on considère que la faim dans le monde et l’augmentation de l’obésité dans la population mondiale sont des problèmes de santé publique, l’accès à la nourriture relève du privé. Ce sont donc les mécanismes du marché qui régissent l’accès à la nourriture. Du processus de production à celui de la distribution, tout est déterminé par le marché et la maximisation du profit », explique le chercheur.

La nourriture, une marchandise

Cette place occupée par la nourriture s’est fortement développée pendant les dernières 70 années. « Nous avons accepté qu’elle soit considérée comme une marchandise alors que l’éducation et les soins de santé, par contre, ont eux été placés sous l’égide des politiques publiques. Tout le monde y a donc un accès garanti en tant que citoyen par ce qu´il a été décidé que tous deux seraient gérés comme des biens communs. Or, l’éducation et les soins de santé ne sont pas plus essentiels que la nourriture pour vivre… C’est notamment ce constat qui m’a posé question. »

Pour y voir plus clair, José Luis Vivero-Pol est retourné sur les bancs de l’université afin d’y réaliser une thèse. « J’avais envie de réfléchir à cette problématique : quels sont les fondements moraux de cette conceptualisation ? Comment mettre en œuvre des changements ? Quelles modifications sont possibles ? Avec qui en parler ? Etc. » Au programme : l’analyse d’articles scientifiques traitant de ce sujet afin d’en dégager des pistes de réflexion intéressantes ainsi que des études de cas avec spécialistes de la sécurité alimentaire et nutritionnelle.

50 millions d’Européens en insécurité alimentaire

Premier constat du chercheur : alors que l’Europe se sent investie d’une mission pour endiguer la faim dans le monde, une partie de sa population a elle aussi peu ou pas accès à cette ressource essentielle. « On estime que l’Europe compte 50 millions d’habitants en insécurité alimentaire. Pourtant, le droit à l’alimentation reste absent des grands traités européens… Récemment, il avait été question d’introduire un chapitre à ce droit dans le dernier accord sur le développement durable des Nations Unies mais il a tout bonnement été supprimé sous pression des Etats-Unis et du laxisme européen. C’est très paradoxal : l’Europe soutient les droits humains mais essentiellement en matière de politique, très peu socialement parlant », insiste le chercheur.

Ne pas stigmatiser la population dans le besoin

Bien entendu, les initiatives européennes pour venir en aide aux personnes dans le besoin ne manquent pas mais José Luis Vivero-Pol estime qu’elles ne sont pas suffisantes et surtout qu’elles stigmatisent les personnes dans le besoin. « Se rendre dans une banque alimentaire n’est pas si anodin pour un homme ou une femme. C’est se montrer dans le besoin, se dire qu’on n’a pas le choix et qu’on est incapable de nourrir sa famille sans cette aide. Cette démarche est perçue comme dégradante pour bon nombre de personnes. Ce qui n’est pas le cas quand ces mêmes personnes vont à l’école ou dans un hôpital, des biens publics universels… Là, elles ont l’impression d’y avoir accès de la même manière que le reste de la population. Mon idée est donc de trouver un système qui leur permette d’avoir accès à la nourriture comme elles ont accès aux soins de santé et à l’éducation, c’est-à-dire par le biais d´une Couverture Alimentaire Universelle, sans être stigmatisé »

Des agriculteurs et agricultrices qui travaillent pour l’état

L’une des pistes envisagées par le chercheur pour y parvenir est la mise en place de fermes et d’industries agro-alimentaires qui travaillent pour les besoins alimentaires des institutions publiques. Et donc des agriculteurs et directement employés par l’état. « Il y a déjà beaucoup de professions différentes qui travaillent pour l’état : des enseignants, des médecins, des infirmiers, des avocats, des notaires, des secrétaires, etc. Le secteur agro-alimentaires pourrait donc tout à fait venir grossir les rangs et fournir les cantines scolaires, par exemple. Tous les enfants y recevraient un repas par jour sans que les parents ne doivent le financer puisque ces repas seraient couverts par nos impôts. On pourrait aussi imaginer des boulangeries étatiques où chaque citoyen pourrait aller chercher une miche de pain par jour. » L’idée n’est bien entendu pas de se passer du secteur privé dans le domaine agro-alimentaire mais de gouverner et financer un secteur privé qui viendrait en complément pour satisfaire les besoins alimentaires non-essentiels.

                                                                                champs de blé

Bannir la spéculation alimentaire

« Un autre point qui est capital pour moi », poursuit le chercheur « C’est de bannir la spéculation alimentaire. Il existe un consensus mondial qui empêche la création d’un marché d’organes humains et il fonctionne très bien car tout le monde est d’accord sur le fait que ce n’est ni éthique, ni moral. Selon moi, ça devrait être la même chose en ce qui concerne la nourriture. Celle-ci étant essentielle à l’homme pour vivre, il n’est ni éthique, ni moral de spéculer sur les denrées alimentaires comme c’est le cas actuellement. Pour ce faire, il faudrait que la gestion de la nourriture ne soit plus sous la houlette de l’organisation mondiale du commerce puisqu’il ne s’agit pas d’un bien comme les autres. C’est donc un tout nouveau système de gouvernance qu’il faut imaginer. »

                                                                                 céréales

Changer de paradigme

Reste à savoir comment mettre en place ce type de projet… « Tout d’abord, il me semble primordial de changer de paradigme et inculquer à tout le monde que la nourriture est un bien commun, public et humain, comme ça a déjà été proposé pour l’eau par l’Initiative citoyenne européenne, de manière à changer les mentalités. On a déjà pu le faire dans le passé lors de l’abolition de l’esclavage, c’est donc un processus qui peut fonctionner. À condition que la construction sociale de l´alimentation change. Mais il faut être conscient que cela prend du temps, un demi-siècle au moins, il faudra être patient.

Ensuite, je pense que pour initier le mouvement, il faut s’appuyer sur des projets alternatifs mis en place par des producteurs et des « mangeurs », car ce sont les premiers concernés et ils sont déjà conscientisés. Les groupes d’achat, les paniers bios, etc. Les personnes qui prennent part à ces initiatives sont la force motrice de ce changement de paradigme, ils quittent les supermarchés, ils consomment mieux et surtout, ils ne considèrent plus la nourriture uniquement comme une commodité », s’enthousiasme José Luis Vivero-Pol. « Et ils nous proposent des exemples très proches de ce changement de paradigme comme :

  • l´initiative de Gand en Transition, appuyée par Michel Bauwens, l’un des intellectuels du mouvement des biens communs le plus respecté.
  • Le Louvain Partnership Research on Ecological and Social Transition auquel participent les Prof Philippe Baret et Olivier de Schutter, mes copromoteurs.
  • Les Incroyables Comestibles de Belgique, une initiative qui partage les légumes cultivés dans des potagers urbains et qu´on peut trouver dans plusieurs endroits de Louvainla-Neuve. »

Des politiques facilitatrices

Enfin, un dernier point sur lequel insiste le chercheur est l’importance de mettre en place un système de gouvernance polycentrique : « C’est-à-dire un état qui joue un rôle de facilitateur, qui donne plus d’espace aux citoyens pour s’organiser eux-mêmes. Ce qui passe par l’élaboration de lois qui facilitent la mise en place de la vision à laquelle on aspire. Actuellement, la législation entourant la sécurité alimentaire et nutritionnelle est plutôt en faveur des grosses industries que des petits producteurs et des mangeurs, c’est quelque chose qui doit changer ». Reste à savoir comment financer ce changement de paradigme… « Ce n’est pas si compliqué quand on analyse le fonctionnement actuel du marché. En effet, le marché agro-alimentaire privé est fortement subsidié par l’état par le biais de la politique agricole commune. On parle tout de même de montants de l’ordre de 50 milliards par an. Je propose donc simplement de changer les flux et d’octroyer une partie plus grande de ces subsides à des initiatives plus durables, plus petites et plus concentrées sur le bien commun », conclut José Luis Vivero-Pol.

Elise Dubuisson

Coup d'oeil sur la bio de José Luis Vivero-Pol

José Luis Vivero

1989-1996      Ingénieur Agronome, spécialisé en production agricole, Université de Cordoba (Espagne)

1996                Diplôme en Coopération au Développement, Université Complutense de Madrid (Espagne).

1999                Diplôme en Géopolitique, UCL

2004                Diplôme en Sécurité Alimentaire, Wageningen University and Research Center (Pays Bas)

1999-2001      Attaché Agricole de la Délégation de l’UE en Éthiopie

2002-2009      Officier de Sécurité Alimentaire à la FAO (Organisation des Nations Unies pour l´alimentation et la nourriture)

2009-2012      Coordinateur régional de l’Action contre la Faim en Amérique Central

2012-2017      Docteur en sciences agronomiques et ingénierie biologique (UCL)

Publié le 16 octobre 2017