Mouvements sociaux, sous l'oeil expert de Geoffrey Pleyers

Après avoir présidé pendant quatre ans le comité ‘mouvements sociaux’ de l’Association internationale de Sociologie (AIS), Geoffrey Pleyers vient d’accéder à la vice-présidence ‘recherche’ de cette association. Rencontre avec un convaincu pour qui sociologie et démocratie sont intimement liées.

 

Des convictions, Geoffrey Pleyers, chercheur qualifié FNRS et Professeur de sociologie à l’UCLouvain (CriDIS - Centre de recherche interdisciplinaire ‘Démocratie, Institutions, Subjectivité’ ) n’en manque pas. Celle-ci, par exemple : « pourquoi j’ai choisi la sociologie, pourquoi j’estime qu’elle est si importante ? Parce que je pense que notre principal problème aujourd’hui n’est pas un problème de production technique mais d’organisation de la société. Nous avons les connaissances nécessaires pour vivre bien, mais ce n’est pas le cas. Nous produisons assez pour que tout le monde mange à sa faim, aille à l’école et ait une vie digne, mais pas assez pour satisfaire l’ego de quelques-uns. Nous voulons tous vivre mieux mais pour cela, il faut des changements dans la société. » Et observer cette société –souvent pour la changer, n’est-ce pas l’objectif des sociologues ? C’est en tout cas la conviction de Geoffrey Pleyers lorsqu’il s’engage dans cette voie en 1996, à l’Université de Liège. « Je ne sais rien faire d’autre que de la sociologie ! », se moque-t-il de lui-même. Il entame ensuite sa thèse de doctorat – qui porte sur le mouvement altermondialiste- à la fois à l’ULiège et à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris) sous la direction de Michel Wieviorka. Un thème de recherche qui va évidemment le rapprocher de l’Amérique latine et de l’UCLouvain : sa thèse, il la réalise notamment à Porto Alegre, au Brésil, où sont organisés les forums sociaux mondiaux à partir de 2001 et où, cette même année, il rencontre le chanoine François Houtart, figure majeure de la sociologie louvaniste, pour qui l’analyse sociologique devait être mise au service de la lutte contre toutes les formes d’oppression à travers le monde. Une ligne que poursuit Geoffrey Pleyers.

 

Globalité

Sa thèse soutenue en 2006, le jeune sociologue rejoint donc naturellement l’UCLouvain et y développe ses propres axes de recherche. Les mouvements sociaux en sont bien sûr le point commun mais dans un sens assez large, de questionnement des valeurs centrales de la société par un groupe d’acteurs politiques. Ainsi trouve-t-on dans ses préoccupations le renouveau de l’engagement des jeunes en politique (il a été expert auprès de la Commission européenne à ce sujet), les nouvelles pratiques d’alimentation locale, les mouvements écologiques (lire "Marche pour le climat: "descendre en nombre dans la rue est un signal fort") , la critique de la consommation. Mais à travers ces thèmes, on sent toujours poindre une dimension globale à laquelle il revient sans cesse.

« Lors des colloques de l’Association Internationale de Sociologie, je trouve toujours extraordinaire d’entendre des collègues d’origines très différentes s’exprimer sur un même thème. On se rend compte que la question qu’on se pose en tant qu’Européen est la même que se pose le Chilien ou l’Indien. Le global aujourd’hui est marqué par le défi écologique et en même temps par des dynamiques de repli nationaliste dont on a sous-estimé l’importance il y a 20 ans. C’est à cause de ce retour des nationalismes que l’analyse globale est encore plus importante car il existe des similitudes en matière de gouvernance entre l’Inde, la Turquie et d’autres pays par exemple. Et de plus en plus de processus sont globaux, interdépendants et pas tous très positifs. Mais en même temps, il y a des mouvements progressistes, fantastiques un peu partout.»

 

Démocratie et sociologie

Un retour des nationalismes qui pose d’ailleurs parfois problème aux sociologues. De 2014 à 2018, Geoffrey Pleyers, a présidé l’un des 65 comités de recherches thématiques que compte l’AIS, celui consacré aux mouvements sociaux. Et pendant ces quatre années, il a très régulièrement reçu des messages d’alerte de collègues. « Parfois, cela était vraiment dramatique se souvient-il. Un jeune étudiant en sociologie indien s’est suicidé suite à des attaques de nationalistes. Un membre du groupe que je présidais, un brillant doctorant italien de Cambridge qui travaillait sur les syndicats autonomes en Egypte, a été torturé et assassiné par la police égyptienne quand il faisait son enquête de terrain. En mars 2018, Marielle Franco une sociologue militante noire, élue municipale à Rio de Janeiro a été assassinée alors qu’elle avait été chargée de faire un rapport sur le comportement de la police dans les favelas. Aujourd’hui, les sciences sociales sont en danger parce que la démocratie est en danger. »

Voilà bien une autre conviction, forte, de Geoffrey Pleyers : les sorts de la démocratie et des sciences sociales sont intimement liés. « Partout dans le monde, les régimes nationalistes veulent réduire la place des sciences sociales parce qu’elles les dérangent. Au Japon, le gouvernement a demandé aux universités de fermer leurs facultés de sciences sociales. En Inde, les budgets des recherches, des thèses en sciences sociales ont considérablement diminués. En Turquie, de nombreux collègues ont été emprisonnés ou se retrouvent devant les tribunaux. C’est pourquoi je consacre beaucoup de temps à défendre l’AIS. Il faut faire des progrès pour maintenir la qualité de la sociologie et en même temps aller là où la sociologie est moins présente et l’ouvrir à un nouveau public. C’est pour cela qu’il y a 4 ans, avec mon collègue et ami Breno Bringel, professeur de sociologie à l’université de Rio de Janeiro, nous avons créé Open Movements. Chaque semaine, nous publions sur cette plate-forme un article court, accessible au grand public. Cela permet aussi de voir combien des auteurs dans des pays très différents développent des analyses convergentes. »

 

Croiser les regards

Au sein de l’AIS, le souci de Geoffrey Pleyers a été de contribuer à une sociologie plus internationale, plus décentralisée avec la volonté d’intégrer le plus possible des sociologues du sud. « Nous avons beaucoup à apprendre d’eux, estime-t-il. C’est pourquoi nous essayons de croiser les regards. » Une autre conviction encore, martelée elle aussi tout au long de l’entretien. Le chercheur louvaniste reconnaît que sa démarche est portée par une vision de la sociologie globale: « La sociologie doit être très internationale mais sans uniformisation vers le modèle occidental anglophone. Je m’inscris ainsi dans une longue tradition de l’UCLouvain, dans une tradition proche de François Houtart. On a du mal à s’imaginer ce que signifie Louvain en Amérique latine. En 2017, l’Université Nationale du Mexique a organisé un colloque entièrement consacré à l’impact de l’UCLouvain en Amérique latine. Des chercheurs de sept pays d’Amérique latine sont venus expliquer à quel point leur formation à l’UCLouvain restait fondamentale pour eux. Quelle université peut en dire autant ? » Ce tropisme vers le sud a cependant évolué : « Nous ne sommes plus des spécialistes du développement du sud mais nous travaillons AVEC des collègues latinos, africains ou asiatiques sur des problèmes qui nous concernent tous. Nous ne travaillons plus SUR le sud mais AVEC lui. Je comprends mieux certaines dimensions de la société belge grâce à mes collègues du Sud . » Un croisement des regards qui s’immisce même là où on ne l’attend guère : à une de ses doctorantes qui travaille sur l’alimentation à Bruxelles, Geoffrey Pleyers conseille d’aller voir d’abord ce qui se passe au Mexique… ce qui a permis de réorienter sa thèse !

 

Nommé depuis cet été à la vice-présidence de l’AIS en charge de la recherche, Geoffrey Pleyers compte développer cette manière de faire au sein de l’association : « Il ne faut pas attendre que les sociologues du sud viennent vers nous, il faut que la sociologie aille vers eux. Je veux donc amener la sociologie là où elle peut faire la différence. Pas seulement dans les villes globales mais aussi organiser des colloques, des réunions dans des zones plus marginales et mieux intégrer les jeunes chercheurs qui n’ont pas été formés selon nos standards, en Afrique, en Inde. » Geoffrey Pleyers a quatre ans pour y parvenir… Un premier défi de taille vient de s’immiscer dans son agenda. Il est en effet prévu que le prochain Forum Mondial de Sociologie, que présidera Geoffrey Pleyers et qui rassemblera quelques 5.000 sociologues, se tienne en juillet 2020 à Porto Alegre, au Brésil. L’élection de Jair Bolsonaro, leader d’extrême-droite et anti-intellectuel, a considérablement changé la donne. Dans ce contexte, comment assurer à la fois la solidarité avec les sociologues brésiliens, faire entendre les exigences de démocratie et de liberté d’expression et garantir la sécurité de tous les participants ?

Henri Dupuis

 

Coup d'oeil sur la bio de Geoffrey Pleyers

Goeffroy pleyers

Geoffrey Pleyers entame des études de sociologie à l’université de Liège en 1996. Après une année de diplôme d’étude approfondie (DEA) à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) à Paris, il entame, comme chercheur FNRS, un doctorat au sein de cette institution sous la direction de Michel Wieviorka. Docteur en 2006, il rejoint l’UCLouvain tout en effectuant un séjour postdoctoral à la London School of Economics, suivi d’un autre, en 2010, à la New York University. Poursuivant sa carrière au FNRS –il est nommé chercheur qualifié en 2010- il séjourne dans de nombreux pays, notamment en Inde et en Amérique. Il enseigne régulièrement au Mexique, en Colombie et au Chili et coordonne avec Andreia Lemaître le Groupe de recherche sur l’Amérique latine (GRIAL) de l’UCL.

En 2014, il est élu président du Comité de recherche 47 (‘Social classes and social movements’) de l’AIS, l’Association internationale de Sociologie, la plus importante du genre qui compte plus de 6.000 membres à travers le monde. En 2018, lors du Congrès de Toronto, il est élu vice-président de cette association en charge de la recherche.

 

Publié le 29 novembre 2018