Depuis plusieurs décennies, les astrophysiciens suspectent l’existence d’une matière dite noire, composant l’essentiel de la matière de l’univers. Mais sans parvenir à la détecter directement. Plutôt que de continuer à chercher d’hypothétiques particules nouvelles qui la composeraient, Sébastien Clesse suggère qu’elle pourrait être constituée de trous noirs primordiaux. Il a relevé sept observations qui vont dans ce sens(1).
Même si l’astronome suisse Fritz Zwicky avait, dès les années 1930, attiré l’attention de ses collègues sur des problèmes de masse ‘manquante’ dans l’amas de galaxies de la Chevelure de Bérénice, c’est surtout à l’astronome américaine Véra Rubin que l’on doit, en 1970, l’hypothèse de l’existence de la matière noire. Depuis près de 50 ans donc, la notion de matière est duale. D’une part la matière ordinaire (dite aussi baryonique car composée pour l’essentiel de ce type de particules dont les protons et les neutrons) et de l’autre la matière noire. La première, dont nous sommes faits ainsi que les étoiles par exemple, représente environ 15% de la matière de l’univers entier. La seconde… les 85% restants.
Une détection indirecte
Les scientifiques n’ont pas qualifié cette ‘substance’ de matière noire (dark matter) sans raisons : elle n’émet en effet pas de rayonnement électromagnétique traditionnel –elle est donc noire, invisible ; mais elle interagit gravitationnellement avec son environnement – tout comme la matière ordinaire.
En un demi-siècle d’interrogations les chercheurs ont eu le temps de trouver plusieurs preuves indirectes de l’existence de cette matière. C’est le cas de la rotation des galaxies : les étoiles qui sont en bordure des galaxies se déplacent presqu’à la même vitesse que celles qui sont situées plus proches du centre, alors que leur vitesse aurait dû décroitre avec la distance au centre de la galaxie. L’explication se trouve dans la présence d’un immense halo de matière non visible qui entoure les galaxies.
Autre indice : la lumière émise par des galaxies très lointaines est déviée par la gravité des masses qu’elle rencontre sur son passage… mais bien davantage que ce que les masses visibles ne devraient le faire ; il y a donc un autre composant, dont la masse totale excède celle de la matière visible, et qui incurve les rayons lumineux. Enfin, selon les cosmologistes, la matière noire est obligatoire pour expliquer les infimes fluctuations du fond diffus cosmologiques qui sont à l’origine de toutes les structures présentes dans l’univers (lire aussi l'héritage de Planck).
« Nous avons donc là, explique Sébastien Clesse, chargé de recherches FNRS au sein du CURL de l’UCLouvain, des observations à des échelles de temps et de distance totalement différentes, qui sont concordantes et indiquent qu’on a besoin de 85% de matière noire. En presqu’un demi siècle, beaucoup de modèles ont été élaborés pour tenter de définir ce qu’était cette matière étrange. Et bien sûr, on a tenté de découvrir les particules dont elle pourrait être constituée. »
Mauviettes contre machos
Un de ces modèles, qui a eu la cote jusqu’à très récemment, est basé sur les wimps (weakly interacting massive particles, littéralement ‘mauviettes’ en français ) qui, comme l’indique leur dénomination seraient des particules massives, électriquement neutres, n’interagissant que très rarement avec la matière ordinaire et qui seraient apparues dans l’univers primordial. Mais jusqu’à aujourd’hui, toutes les tentatives pour découvrir ces wimps se sont révélées infructueuses. Auparavant, dans les années 1980, une autre hypothèse avait été émise, celle des machos (massive compact halo objects) qui rassemblaient les trous noirs, les planètes, les étoiles naines brunes (celles qui ne sont pas assez massives pour que la réaction de fusion nucléaire de l'hydrogène s’enclenche) avec un but assez évident : trouver de la masse non lumineuse en suffisance pour expliquer les anomalies décrites plus haut. Mais sans succès et cette voie a depuis été un peu oubliée. « Pourtant, avance Sébastien Clesse, l’idée était intéressante car les trous noirs sont massifs, n’émettent pas de lumière et ne se déplacent pas à des vitesses proches de la lumière ; bref, ils se comportent comme la matière noire !» Mais il y a un problème : ces trous noirs tels que les conçoivent les astrophysiciens sont formés à la mort d'étoiles... lesquelles ne sont pas encore présentes dans l’univers primordial! Or, comme la matière noire est nécessaire très tôt dans l'histoire de l'Univers, pour expliquer les infimes fluctuations du fond diffus cosmologiques, les trous noirs ‘classiques, de même que les planètes et les naines brunes ne peuvent donc pas être de la matière noire. Adieu les machos!
Trous noirs primordiaux
« La tentation a donc été grande, explique Sébastien Clesse, d’imaginer que d’autres types de trous noirs existent, qui seraient apparus directement dans le plasma primordial, à partir de régions très denses de l’univers qui se seraient effondrées très tôt, moins d'une milliseconde après le Bing Bang. D’où ce nom de trous noirs primordiaux. Une hypothèse suggérée dans les années septante par Stephen Hawking, Bernard Carr et Georges Chapline, et qui a été ravivée en 2016 suite à la découverte des ondes gravitationnelles. »
Déjà En 2015, avant la détection des premières ondes gravitationnelles, Sébastien Clesse et son collègue Juan Garcia-Bellido de l’université de Madrid avaient proposé un modèle théorique selon lequel la matière noire pourrait être composée de trous noirs primordiaux de masse allant de 0,01 à 10.000 masses solaires, rassemblés en amas contenant jusqu'à plusieurs millions de trous noirs. « Or les ondes gravitationnelles détectées rendent compte de la fusion de trous noirs de l’ordre de 30 masses solaires alors que la plupart des modèles astrophysiques prédisaient des masses bien plus petites, typiquement quelques masses solaires . Les fusions de trous noirs massifs ne sont donc pas rares, ce qui colle bien avec notre modèle de forte présence de trous noirs primordiaux. Et depuis lors, on a repéré d’autres fusions de trous noirs massifs générant des ondes gravitationnelles. » Premier indice donc de la possible existence de ces trous noirs primordiaux.
Deuxième indice, le spin (vitesse de rotation sur eux-mêmes) de ces trous noirs : les détections suggèrent un spin très faible, c’est-à-dire que ces trous noirs ne tournent pas ou peu. « Ce n’est pas possible si ces trous noirs sont d’origine stellaire, constate Sébastien Clesse, car une étoile tourne sur elle-même et la conservation du mouvement angulaire fait que le trou noir qui en résulte devrait aussi tourner sur lui-même. Jusqu'à présent, aucun modèle de trou noir d'origine stellaire ne parvient à expliquer ces faibles spins. Alors que c'est justement ce à quoi on s'attend pour des trous noirs d'origine primordiale »
Troisième indice : le phénomène de microlentille gravitationnelle. Lorsqu’on observe pendant longtemps des étoiles dans des galaxies voisines de la nôtre, si un objet compact non lumineux –comme un trou noir- passe entre nous et l’étoile observée, on observe une amplification temporaire de sa luminosité. « On a détecté de tels événements, mais jusqu’à présent, on a estimé qu'ils n'étaient pas dus à la présence de trous noirs dans le halo entourant notre galaxie. D'autre part, le peu d'évènement semblait exclure que la matière noire soit composée de trous noirs de moins de 10 masses solaires. Mais de telles observations sont compatibles avec notre scénario car nos trous noirs primordiaux couvrent une large gamme de masses et seule une très petite part d’entre eux seraient détectables par ce phénomène de microlentille. On peut donc penser que ces événements de microlentille sont bien dus à des trous noirs primordiaux, qui pourraient former la matière noire. »
Des galaxies dominées par la matière noire
Le quatrième indice est donné par l’observation de petites galaxies composées de seulement quelques milliers d’étoiles mais dont on sait qu’elles sont fortement dominées par la matière noire, celle-ci pouvant y être mille fois plus abondante que la matière ordinaire. Si ces petites galaxies sont composées principalement de trous noirs primordiaux, on s’attend à ce que ceux-ci se croisent régulièrement, échangent de l’énergie cinétique, et aient tendance à rendre la taille de la galaxie instable, à la faire grossir. « Des observations permettent de contraindre l'abondance de trous noirs primordiaux, estime Sébastien Clesse. Mais on peut renverser l’argument : n’existerait-il pas un rayon critique en deçà duquel on ne verrait plus de galaxies naines dominées par la matière noire ? Or c’est le cas : on observe que ces galaxies naines ont toutes une taille supérieure à environ 30-40 années lumière de rayon mais jamais de plus petites ! Cela pourrait indiquer que les plus petites ne sont pas stables, à cause de la nature compacte de la matière noire. » Pour le chercheur louvaniste, c’est là un moyen clair de tester son scénario : qu’on observe une seule galaxie dominée par la matière noire de taille inférieure à 30 années lumière et son scénario s’écroule. A l’inverse, si elles ont toutes une taille supérieure, ce serait une bonne indication de la nature compacte et non corpusculaire de la matière noire.
Pour le cinquième indice, restons parmi les galaxies naines mais pas forcément dominées par la matière noire. Selon les modèles qui défendent une matière noire particulaire, celle-ci pourrait former un ‘cœur’ de matière noire. Qu’en est-il si la matière noire est composée de trous noirs primordiaux, interagissant gravitationnellement entre eux ? « On en arrive à la même conclusion, à savoir la présence d’un cœur de matière noire, se félicite Sébastien Clesse. Notre théorie colle ainsi aux observations et n’est donc pas infirmée par ce type de galaxies. »
Trous noirs supermassifs
Changeons encore d’échelle et dirigeons nos regards vers les trous noirs supermassifs afin de dénicher le sixième indice. L’origine de ces monstres –des millions ou milliards de masses solaires- cachés au centre des galaxies massive, demeure une énigme. On les observe en effet très tôt , moins d’un milliard d’années après le Big Bang. Il n’est dès lors pas possible qu’ils se soient formés à partir des explosions des premières étoiles : le temps manque pour qu’ils atteignent cette taille. « Dans notre hypothèse, explique Sébastien Clesse, même si la plupart des trous noirs primordiaux ne dépassent pas quelques dizaines de masses solaires, il en reste suffisamment qui ont une taille de quelques milliers de masses solaires pour expliquer, après fusion entre eux et accrétion de matière, la formation des monstres supermassifs. »
Quant au dernier indice, il faut aller le chercher dans les fonds diffus en infrarouge et en rayons X. Les fluctuations de ces rayonnements sont corrélées l’une à l’autre. Pour expliquer cette corrélation, il faut que très tôt dans l’univers primordial on retrouve plus de halos de matière noire que prévu. « C’est exactement ce à quoi on s’attend si la matière noire est constituée de trous noirs primordiaux ; leur distribution statistique montre qu'ils sont susceptibles d’engendrer ce type de halo. A ce jour c’est même la meilleure solution qui explique cette corrélation. »
Autant d’indices, d’observations, qui amènent à prendre en considération le scénario des trous noirs primordiaux comme candidats à la matière noire : «Chacune de ces observations, prise individuellement, peut être expliquée autrement, mais notre scénario de trous noirs primordiaux permet de les expliquer de manière unifiée et cohérente », conclut Sébastien Clesse.
Un scénario qu’il faut cependant encore confirmer, ce que le groupe de l’UCLouvain va s’employer à faire notamment par l’étude des ondes gravitationnelles (2) : « Pour tester l’existence des trous noirs primordiaux, le mieux est d’observer des trous noirs qui ne peuvent pas être créés à partir d’étoiles, soit très massifs (plus de cent masses solaires) ou des très peu massifs. Les ondes gravitationnelles devraient nous permettre d’observer des trous noirs inférieurs à 1,4 masse solaire, limite en deçà de laquelle il ne peut y avoir de trous noirs stellaires. Si on en trouve, cela sera une indication claire qu’on a probablement affaire à un trou noir primordial. »
Henri Dupuis
(1) Seven Hints for Primordial Black Hole Dark Matter, S. Clesse & J. Garcia-Bellido, Phys. Dark Univ. Preprint disponible sur arXiv: https://arxiv.org/abs/1711.10458 (2) Un groupe de chercheurs belges comprenant plusieurs chercheurs de l’UCLouvain (G. Bruno, K.Piotrzkowski, C. Ringeval et S. Clesse) vient en effet d’entrer dans la collaboration VIRGO –un détecteur d’ondes gravitationnelles-, et pourront y tester cette hypothèse.
Coup d’œil sur la bio de Sébastien Clesse
« Adolescent, j’hésitais entre histoire, math, physique et informatique… » L’intrus ? Il n’y en a pas aux yeux de Sébastien Clesse. « La seule manière d’allier les quatre, c’était la physique et plus particulièrement la cosmologie. On y retrouve forcément les mathématiques et l’informatique et même l’histoire, la plus longue qui soit… celle de l’univers ! » La physique, donc, à l’Université de Namur où il obtient sa licence en 2006. Sébastien Clesse entame ensuite un doctorat conjoint à l’ULB et l’UCLouvain (sous la direction de Michel Tytgat et Christophe Ringeval) et soutient sa thèse en 2011. Commence alors un long périple de chercheur post doc à Cambridge, à Munich, à Namur grâce à un mandat de retour BESPO et à Aix-la-Chapelle. Avant de revenir à l'UCLouvain et à l'UNamur en 2017, comme chargé de recherches FNRS au sein du nouveau groupe de recherche Cosmologie, Univers et Relativité .
« En cosmologie, on étudie l’ultime ; il n’y a plus d’autres sciences qui vont expliquer notre objet de recherche par d’autres moyens. La cosmologie, tout comme la physique des particules, se trouvent tout au bout de la chaîne des sciences, et en première ligne pour comprendre le monde. »