Ouvrir Bruxelles à tous

Depuis 2016, Metrolab, un projet collectif coordonné par un sociologue de l’UCLouvain, Mathieu Berger, analyse notre capitale de l’intérieur. Financé par la politique européenne FEDER, cette expérimentation ambitieuse engage l’UCLouvain avec l’ULB pour une coopération unique en matière de recherche urbaine appliquée. Leur récente publication, Designing urban inclusion, établit constats et recommandations pour des espaces urbains plus accessibles et accueillants, au travers de quatre études de cas bruxellois.

C’est à la fois un projet européen et un laboratoire urbain. Un projet, d’abord, commencé en 2016 pour une durée de cinq ans. Un laboratoire, ensuite, qui réunit plus d’une vingtaine de chercheurs à leur Studio, situé quai du Commerce, 1000 Bruxelles, en face du nouveau bâtiment Kanal. « Pour nous, il était capital de s’implanter dans le territoire du Canal, explique Mathieu Berger, sociologue à l’UCLouvain et coordinateur du projet. Nous voulions être au cœur des problématiques urbaines de la ville-région. »
Porté pour moitié par l’UCLouvain, pour l’autre par l’ULB, Metrolab est un projet interuniversitaire financé par le Fonds européen de développement régional (FEDER-Bruxelles) à hauteur de plus de cinq millions d’euros. Trois axes thématiques le guident : l’inclusion, l’écologie et la production urbaine. "Trois dimensions classiques du développement durable urbain que notre collectif de recherche saisit de manière interdisciplinaire", raconte Mathieu Berger. Architectes, urbanistes, géographes et sociologues sont réunis dans les mêmes locaux. Objectif : développer des axes de recherche sur ces thématiques via des cas concrets, mais aussi suivre et accompagner une bonne partie des 46 projets financés pour 220 millions d’euros par le FEDER à Bruxelles. " Notre projet consiste donc à proposer un suivi de ces investissements, qui ne soit pas un suivi administratif mais réflexif, par le moyen de la recherche interdisciplinaire."

Qu’est-ce qu’un espace inclusif ?

Après deux ans de travaux menés sur l’inclusion urbaine, un livre collectif Designing urban inclusion est sorti en novembre dernier. Dirigé par Mathieu Berger et Louise Carlier pour l’UCLouvain, Benoît Moritz et Marco Ranzato pour l’ULB, il s’attaquait au premier des trois axes du programme. Aujourd'hui, la publication dévoile les résultats des quatre études de cas réalisées au terme d’une masterclass ayant réuni au Metrolab soixante étudiants et chercheurs internationaux. Leur sélection a mis en perspective quatre des projets financés par FEDER à Bruxelles, approchés sous l’angle de leurs qualités d’inclusion.

Pour comprendre ce qu’est un espace inclusif, une réponse qui peut paraître ingénue : " C’est un espace qui s’ouvre, tout simplement", sourit le sociologue, avant de préciser : "créer l’inclusion urbaine, c’est faire en sorte qu’un espace clos, renfermant des biens ou des services à l’usage d’un certain public, puisse s’ouvrir à des nouveaux arrivants, à un public plus large et plus varié. Ce travail d’ouverture se joue sur plusieurs niveaux : matériel, légal/réglementaire, institutionnel, symbolique, communicationnel, etc."

Cette vigilance devant les enjeux d’ouverture, Mathieu Berger et Benoît Moritz la traduisent par la notion de « gatekeeping ». "Les recherches sur l’amélioration du caractère social des espaces urbains se limitent souvent à l’étude de l’espace public, et souvent seulement les espaces publics ouverts et extérieurs (rues, places, parcs, etc.). Pourtant, nous avons aussi besoin de lieux fermés et d’espaces intérieurs pour vivre ensemble. Or, un lieu clos n’est pas forcément non-inclusif. Si l’on prend l’exemple d’une école maternelle en contexte urbain, le gardien (gatekeeper) prend soin d’accueillir les enfants et de vérifier que tout le monde est bien arrivé avant de refermer les grilles. Ces deux gestes, le geste d’ouverture et celui de fermeture, ont leur nécessité pour créer les conditions de possibilité d’une expérience du vivre-ensemble entre petits enfants. Tout notre travail est de comprendre, pour des espaces urbains différents portant des enjeux différents (éducation, culture, loisirs, soins, alimentation, etc.) comment magnifier les lieux de la ville pour valoriser les biens qu’ils renferment, avec la préoccupation de les rendre plus accessibles au public. "

Proposer des « enclaves inclusives »

" Sur les 46 projets financés par le Feder, les quatre sélectionnés l’ont été d’abord parce qu’ils mettent en évidence la question de l’inclusion dans la capitale, une question rendue plus pressante encore par les dynamiques actuelles de migration ", poursuit Mathieu Berger. Les abattoirs d’Anderlecht, le site de l’Abbaye de Forest, un projet de centres médico-sociaux à Cureghem et l’hippodrome de Boitsfort, composent cette liste. " Nous soulevons le fait que ces différents sites ont pour point commun de se présenter, sur le plan urbanistique, comme des enclaves. Comment lever une série de barrières pour conserver les qualités d’intériorité de ces lieux tout en en faisant des « enclaves inclusives ? ", poursuit le chercheur. " Le message que nous développons en conclusion, avec l’urbaniste Benoît Moritz, est qu’il ne faut pas chercher à désenclaver compulsivement Bruxelles, à se débarrasser de ses enclaves, mais plutôt à rendre ses enclaves plus accessibles et accueillantes pour tous. D’où cette notion d’enclave inclusive, un peu paradoxale bien sûr, mais qui nous semble bien suggérer le type de lieux dans lesquels se joue l’avenir de la cohésion sociale d’une ville comme Bruxelles ".

Ainsi, à partir d’études de cas, c’est à un travail de conceptualisation et de généralisation que s’essaient aussi les chercheurs du Metrolab.  " Les réflexions que nous menons dépassent le simple cadre de Bruxelles pour éclairer des enjeux urbains plus généraux", conclut Mathieu Berger. "Et nous ne sommes pas les seuls. Des initiatives similaires, d’autres collectifs en Europe ou en Amérique du Nord tentent de refonder l’étude des villes (urban studies) à partir de la recherche-action interdisciplinaire".  

Ce 28 janvier 2019 a démarré une nouvelle masterclass pour une durée de 15 jours. Chercheurs et étudiants internationaux se rassemblent cette fois autour de la thématique de « l’écologie urbaine » déclinée via le concept des écosystèmes. Après une conférence organisée en octobre 2018, au cours de laquelle ont été explorées différentes manières de penser le concept d’écosystèmes en milieu urbain, les 40 participants à la masterclass aux profils interculturels travaillent maintenant concrètement sur la conception d’écosystèmes urbains en partant des réalités de terrain de la ville de Bruxelles.

Marie Dumas

LES ETUDES DE CAS

 
Les abattoirs d’Anderlecht

Cette institution du vivre ensemble bruxellois est, par le marché qu’elle accueille, "l’un des espaces les plus vibrants de la ville sur le plan du brassage. Chose paradoxale, ce lieu important de la vie publique est en réalité un lieu privé. À travers le projet de transformation du site, tout l’enjeu est de voir comment il va pouvoir attirer de nouveaux publics de consommateurs tout en restant accessible et hospitalier pour son public le plus populaire". Une des propositions soulevées dans l’étude Designing urban inclusion était d’envisager la façon dont cet espace, constituant pour de nombreux migrants une véritable porte d’entrée dans Bruxelles, pourrait en venir à proposer informations et accompagnements à ce public fragilisé. Les étudiants et chercheurs attachés à ce cas proposent de « réorganiser le site en profitant de la verticalisation des activités d’abattoirs pour affecter une partie de l’espace libéré à des fonctions sociales d’accueil et d’orientation. »

L’abbaye de Forest

" Ce lieu, par définition clos sur lui-même, a reçu un financement Feder pour muer en pôle culturel ", explique Mathieu Berger. " L’enjeu ici, c’était de transformer un site en changeant aussi sa vocation : un ancien espace religieux se transforme en espace culturel, éducatif, artistique ; mais aussi, une nouvelle fois, de l’ouvrir à des publics différents. Une fois transformé et revalorisé, il importe que cet endroit soit utilisable par différents types d’acteurs. Les propositions des participants de la masterclass privilégient alors la flexibilité de l’espace créé et l’ouverture du programme culturel aux acteurs populaires et à la jeunesse, par exemple. L’enjeu bien compris par le porteur de projet (la Commune de Forest) est d’éviter que le lieu culturel ne fasse de l’enceinte de l’abbaye un entre-soi excluant ".

Deux centres médico-sociaux à Cureghem

L’ONG Médecins du monde a reçu des financements FEDER pour ouvrir deux centres médico-sociaux, l’un à Anderlecht, l’autre à Molenbeek. "Ils seront destinés à des publics vulnérables et affaiblis, qu’il s’agisse de sans-abris ou de migrants. La conception architecturale du lieu est importante pour la bonne cohabitation de tous dans ce type d’espace", explique Mathieu Berger. "Suite à la masterclass, nos chercheurs spécialisés sur ces questions ont contribué à rédiger le cahier des charges du projet architectural. Un travail de réflexion sur la décence des espaces d’accueil pour personnes très vulnérables amène aujourd’hui Metrolab à échanger avec des acteurs en première ligne de l’accueil des migrants à Bruxelles, tels que la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, qui est intéressée de réfléchir avec nous aux conditions spatiales de l’encadrement des réfugiés dans les espaces d’accueil et d’hébergement".

L’hippodrome de Boitsfort

Cet ancien hippodrome en bordure de forêt renferme lui-même un espace vert d’ampleur métropolitaine. Le projet financé par FEDER vise à créer un espace récréatif, de sport et de détente. Comme pour les autres projets, il se pose la question de la capacité d’inclusion du site une fois réaménagé, ainsi que de son accessibilité. A la différence des autres cas choisis, l’hippodrome de Boitsfort occupe une place périphérique au sein de la Région bruxelloise. Les propositions des étudiants et chercheurs de la masterclass ont alors mis en avant des aspects de mobilité et de gouvernance. 

Coup d'oeil sur la bio de Mathieu Berger

Professeur de sociologie, Mathieu Berger développe ses recherches autour de questions comme la participation des citoyens aux politiques de la ville, les formes de la coexistence urbaine, les aspects sociaux de l’architecture et de l’aménagement du territoire. Son intérêt pour les politiques de la ville l’a amené à s’engager, après sa thése de doctorat (ULB, 2009), comme conseiller à la politique des contrats de quartier en Région bruxelloise (2009-2011). Enseignant-chercheur à l’UCLouvain depuis 2011, il a enquêté ces dix dernières années sur les espaces et institutions de la démocratie urbaine dans des grandes villes américaines comme New York et Los Angeles. Il fut à ce titre chercheur invité à la New School for Social Research (NYC) en 2012 et 2013, et à University of California Los Angeles (UCLA) en 2018. Co-fondateur du Metrolab avec ses collègues Bernard Declève (UCLouvain) et Benoît Moritz (ULB), il en est le coordinateur général depuis 2015. Il est l’auteur de nombreux articles, dont l’un reçut en 2012 le Prix international Jean Widmer, et l’auteur ou co-auteur d’ouvrages comme Bruxelles à l’épreuve de la participation (2009), Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble (2011), Designing urban inclusion (2018) et Le temps d’une politique. Chronique des contrats de quartier bruxellois (2019).
 

Publié le 25 janvier 2019