Appel à contributions : Travail des corps, travail de la beauté

IACCHOS

APPEL A CONTRIBUTIONS
Recherche sociologiques et anthropologiques

Travail des corps, travail de la beauté
Numéro de dossier coordonné par Ya-Han Chuang, Fanny Gallot et Pascal Barbier
Version anglaise

Sociologues, anthropologues et historiens ont largement démontré les déterminations sociales des corps (e.g. Bourdieu, 1977 ; Saint-Pol, 2010). L’apparence des individus témoigne de leur inscription dans des groupes sociaux (de sexe, de classe, etc.) et s’élabore en relation avec des normes de beauté historiquement et socialement situées. Ces normes sont sociales, car elles recouvrent des enjeux moraux, politiques, religieux, la beauté pouvant être, selon les contextes, domestiquée (Laurent, 2007) ou exacerbée, perçue comme un artifice suspect ou comme révélatrice d’une grandeur morale, etc. Ces normes sont également sociales, car elles participent de la différenciation sociale de genre, de classes et de race, comme l’ont montré de nombreuses enquêtes sur la période récente (voir par exemple Skeggs, 2015). À titre d’exemple, rappelons que le rapport à la beauté et l’importance accordée aux pratiques de valorisation des corps varient selon les milieux sociaux (et les normes de genre en leurs seins): ils étaient largement minorés dans des milieux populaires du XIXème rejetant la coquetterie ; ils étaient euphémisés dans les milieux supérieurs tout en faisant l’objet d’une attention toute particulière – cette « naturalisation » de la beauté constituant un mécanisme puissant de reproduction sociale des hiérarchies et des rapports de domination.

Dans ce cadre, ce numéro de la revue Recherches sociologiques et anthropologiques porte l’accent sur un aspect spécifique : les activités, pratiques et processus concrets engagés par des individus dans un cadre professionnel conduisant aux différenciations sociales des apparences.

Autrement dit, à travers ce dossier, notre souhait est de mettre en relation des travaux analysant la manière dont le processus de différenciation sociale se fait à travers des pratiques d’entretien et de valorisation du corps (pratiques
alimentaires, sportives, vêtements, accessoires, coiffure, maquillage, etc.) qui sont encadrées par des individus dans le cadre d’un travail professionnel. Ainsi, nous proposons d’engager une réflexion sur le travail de la beauté, c’est-à-dire l’activité de celles et ceux qui, dans leur travail professionnel, oeuvrent à la production d’une apparence corporelle considérée comme avantageuse ou « belle », selon les normes de beauté en vigueur dans le contexte où l’activité se déploie. Le travail « professionnel » de la beauté renvoie à un travail d’édiction ou de transformation des normes de beauté (conception des tendances dans l’industrie vestimentaire ou cosmétique, transformation du regard porté sur une corpulence ou une couleur de peau dans la presse ou la publicité, etc.). Il renvoie aussi au travail (matériel et relationnel) visant à transformer l’apparence corporelle de clients afin de la rendre conforme à des normes de beauté (coiffure, conseils alimentaires, etc.). Le mandat de ce travail peut être plus ou moins formalisé par un groupe professionnel (à ce titre, le cas de celles et ceux qui cherchent à obtenir des revenus en banalisant des savoirs professionnels, comme les youtubeurs, est intéressant à étudier), plus ou moins étendu (allant de la transformation ponctuelle d’une coiffure à un programme de remise en forme impliquant un travail sur l’alimentation, la musculature, etc.), plus ou moins institutionnalisé (le travail peut s’appuyer sur l’injonction à l’autocontrôle et/ou sur un contrôle délibéré de la part d’un individu ou de quelques individus dans le cas des programmes de régime alimentaire ou d’une institution dans le cas des centres de Thalasso), plus ou moins outillé techniquement (consignation des transformations corporelles à travers des indicateurs, dispositifs techniques de mesure des performances corporelles, etc.)1. Si l’étude systématique de ce travail est intéressante, c’est que ce dernier va au-delà d’une simple transformation du corps. En effet, le travail de la beauté se traduit par un souci pour l’alimentation, le rythme de vie, etc. Le travail sur les apparences corporelles visant à rendre ces dernières conformes à des normes de beauté consiste donc en un programme de transformation de dispositions qui ne sont pas que corporelles.

L’intention de ce dossier est de réfléchir à ce travail sous ses formes professionnelles, à ses métiers, à leur émergence, au contenu de leur travail, à leurs qualifications, leurs contraintes, aux caractéristiques sociales et aux trajectoires des individus qui les exercent, à leur segmentation et hiérarchisation, à leur effet prescripteur de « normes de beauté ». Sur ce dernier point, nous souhaitons comprendre la manière dont il peut agir comme un facteur de socialisation et donc de circulation de normes sociales du fait de la socialisation professionnelle qu’ils supposent (formation professionnelle, apprentissage des techniques et des valeurs du métier, incorporation de ces normes professionnelles vers la sphère privée, dans les styles de vie) et des relations sociales qu’il engage où peuvent se transmettre des normes entre clients et professionnels.

Les propositions d’articles peuvent s’inspirer des quatre axes de questionnements suivants. Ces axes doivent être considérés comme des suggestions d’approches pouvant être engagées dans le numéro thématique de la revue Recherches Sociologiques & Anthropologiques. D’autres peuvent être envisagées par les auteur-e-s et toutes les pistes ne seront pas nécessairement explorées dans le dossier final. En outre, ce dossier se prêtant particulièrement au dialogue interdisciplinaire, des contributions venant de la sociologie, l’anthropologie ou l’histoire seront particulièrement appréciées.

Les propositions doivent être envoyées sous la forme d’un résumé attendu pour le 5 juillet 2019 (résumé de 2000 signes présentant les matériaux mobilisés, l’angle retenu par rapport à l’appel à contributions et les principaux résultats).
Les contributions retenues (mi-juillet) devront proposer un texte définitif aux normes de la revue pour début janvier 2020.

Axe 1. Hiérarchie professionnelle et travail de la beauté

Le travail de la beauté recouvre des formes variables et caractérise plus ou moins profondément les mondes professionnels. Dans certains espaces du monde du travail, il constitue le coeur noble de l’ouvrage. Dans d’autres, il apparaît comme une dimension annexe, plus ou moins valorisée. Il s’agira d’appréhender la manière dont ce souci pour la beauté structure la division du travail dans ces activités professionnelles. Nous proposons donc de réfléchir à la valeur que revêt cette dimension du travail (le travail de la beauté) aux yeux de ceux qui l’effectuent et dans la hiérarchie des qualifications.

Cela suppose d’abord de documenter la légitimité du travail de la beauté dans différents milieux professionnels. En ce sens, l’objectif est de saisir la place qu’occupe le travail de la beauté dans la division du travail, à la fois globalement (est-il plus souvent un levier mis en valeur dans le monde du travail subalterne et une dimension minorée dès que l’on s‘élève dans la hiérarchie professionnelle ? Cette hiérarchie recoupe-t-elle l’inégale distribution des hommes et des femmes dans la hiérarchie professionnelle ?) et localement, c’est-à-dire dans un segment professionnel spécifique ou dans une profession. Les enjeux moraux auxquels l’expression et la production du beau sont souvent associées peuvent faire du travail de la beauté un ressort intéressant de la division morale du travail (Hughes, 1996) dans de nombreuses activités. Cette entrée permettrait, par exemple, de saisir le rôle joué par des principes de justification et de distinction relativement discrets et malléables (le beau, le futile, l’utile) dans les hiérarchisations du monde médical ou ouvrier, par exemple. En outre, la trajectoire, la position professionnelle et le contenu de l’activité de celles et ceux qui se situent à la marge d’un travail « professionnel » de la beauté exercé classiquement sous les statuts d’indépendant ou de salarié, les youtubeurs, pourraient être examinés.

Cela suppose ensuite d’appréhender le travail dans sa dimension technique en réfléchissant aux conceptions qui peuvent prévaloir dans différents milieux professionnels du travail de la beauté : travail matériel d’intervention technique sur autrui, travail relationnel prenant la forme d’une intervention verbale sur autrui, travail rationalisé par des procédures strictes (orientées, par exemple dans le cas des soins esthétiques, vers une conception médicale du soin), travail magique et mystérieux de transformation des corps comme c’est le cas des soins esthétiques (Cochennec, 2004). La part prise par le travail de la beauté dans le quotidien de travail est-elle formalisée, organisée ? Quelle forme prend cette rationalisation ? A quel type de socialisation professionnelle cela conduit-il ? En quoi cette socialisation professionnelle puise-t-elle dans des socialisations familiales, amicales et notamment dans les sociabilités juvéniles (Denave et Renard, 2015) ? Cela suppose enfin de comprendre les moteurs de cette plus ou moins grande valorisation de la préoccupation pour le beau dans différents secteurs du monde du travail : s’agit-il d’une préoccupation « féminine » et donc peu légitime ? D’une réaction à une transformation dans la répartition sexuée d’une profession ou encore à l’entrée d’une préoccupation commerciale dans l’organisation et la production du travail ? La dimension « créative » du travail est-elle valorisée ? Y a-t-il une crainte d’une possible régulation et automatisation de cette dimension créative ? Le travail sur le corps d’autrui implique-t-il une certaine distance ou cela est-il au contraire valorisé ?

Axe 2 : Le travail de la beauté à l’épreuve des normes

Nous invitons également les contributeurs à réfléchir aux enjeux de la rencontre entre des normes de beauté situées du point de vue du sexe, de la classe et de la race que constituent souvent certaines activités professionnelles
comprenant un travail de la beauté.

Ainsi, les propositions pourraient examiner, d’une part, comment s’opère dans le cadre de la production d’un service de beauté (soins esthétiques, coaching sportif, alimentaire ou vestimentaire, etc.) la rencontre de normes sociales de beauté, de rapports au corps, de styles de féminité et de masculinité. Comment les hiérarchies sociales de l’expression et de la conception de la beauté se reproduisent-elles ou se recomposent-elles par l’intermédiaire de la sphère du travail ? Ces normes s’articulent-elles à des formes de sociabilité spécifiques ? Le contenu concret du travail de la beauté et les relations qu’il occasionne participent-ils au travail de différenciation des styles de féminité et de masculinité ?

D’autre part, il s’agirait de comprendre la manière dont se produisent en actes les normes de beautés légitimes. Comment les normes sont-elles discutées dans le cadre de la préparation du travail, dans le cadre de sa production, notamment lorsque cette dernière implique une interaction avec une clientèle ou avec d’autres types de professionnels qui interviennent sur le client (mais aussi d’autres individus non professionnels comme les conjoints, enfants, amis, etc. du client) ? La socialisation professionnelle dans ces métiers consiste-t-elle en l’apprentissage d’un travail sur les dispositions d’autrui (apprentissage de la codification des corps, du travail de mise en conformité avec certaines normes de beauté, d’imposition au client d’un regard porté sur son propre corps, etc.) ?

Axe 3. Travail de la beauté et socialisation corporelle

En quoi le contenu du travail de la beauté - construit autour de certaines formes de beautés légitimes - transforme les cultures de classes, les styles de vie, dans la dimension corporelle, les manières d’être, l’apparence, de celles
et ceux qui l’exécutent ?

En premier lieu, nous invitons les contributrices et contributeurs à analyser la manière dont certaines normes de beauté dans certaines professions se légitiment dans l’organisation et l’exécution du travail. Des études contemporaines sur le travail émotionnel et sur le travail du care ont souligné à quel point l’intelligence émotionnelle s'imbrique dans le processus de travail relationnel (Hochschild 1983). Selon les métiers, la capacité à être souriant, empathique ou retenue, fonctionne non seulement comme une compétence professionnelle, mais peut également devenir une source d’épuisement (Chanlat 2003). De façon similaire, nous invitons les contributeurs et les contributrices à prendre en compte la commercialisation des émotions dans le travail relationnel, diverses études ayant mis en lumière la normalisation des certaines exigences physiques et corporelles dans le travail de service (Entwistle et Wissinger 2006 ; Hidri, 2008 ; Williams et Connell, 2010). Il convient de s’interroger sur la légitimation de ces normes esthétiques dans le travail de beauté. Du critère de recrutement au rituel d’interaction avec les clients, en passant par la formation de salarié-e-s, comment les attentes implicites ou explicites sur l’apparence des employé-e-s se normalisent-elles (Amadieu, 2002) ? Quels sont les mécanismes qui contribuent à la circulation, la mutation ou la stabilisation de ces normes esthétiques socialement et sexuellement diversifiées - dans des métiers où les femmes sont surreprésentées, mais aussi au sein de métiers où les hommes sont surreprésentés ?

En second lieu, nous proposons d’examiner la subjectivité et la capacité d’agir des salarié-e-s dans ces professions face aux canons de beauté. Si les professions de beauté couvrent des gammes de clientèle très variées, allant de l’offre bon marché jusqu’au produit de luxe, il est indéniable que la majorité de ces salarié-e-s sont issu-e-s des classes populaires. En ce sens, s’engager dans ces métiers, notamment ceux de luxe, peut signifier une distinction sociale et professionnelle pour les salarié-e-s et ainsi les inciter à répondre aux normes esthétiques de ces milieux professionnels (Perez 1992, Barbier, 2012). L’enjeu sera ici de saisir la façon dont ces salarié-e-s interprètent et intériorisent les normes de beauté au travail et en dehors du travail.

Axe 4. Les frontières de travail au prisme de la beauté

S’interroger sur la manière dont les salarié-e-s intériorisent les normes véhiculées au travail peut conduire à envisager les activités, les tâches, les gestes du quotidien nécessaires à la production et à la reproduction de ces normes. Ne s’agirait-il pas d’un travail ? Un travail sur soi, domestique, ni reconnu, ni qualifiant, mais pourtant bien réel que les un-e-s les autres sont amené-e-s à effectuer pour être recruté-e-s lors d’un entretien d’embauche par exemple ? Au quotidien, quels sont les injonctions, les rappels à l’ordre explicites ou tacites qui enjoignent les salarié-e-s à se conformer à ces normes ? Où et quand s’arrête ce travail sur soi pour les employés qui espèrent incarner les canons de beauté ? Peut-on constater des situations de burn-out, des discriminations et des souffrances au travail liées à ces injonctions tacites ?

En définitive, le travail de beauté permet d’examiner la question des délimitations entre le travail professionnel et le travail domestique (Albert et alii, 2017). D’un point de vue historique d’abord, des professions apparaissent et disparaissent, en relation avec la prise en charge de certaines pratiques dans la sphère privée ou non (Vigarello, 2004 ; Lanoe, 2008), comme ce fut le cas des barbiers par exemple. Aujourd’hui, le brouillage des sphères peut s’observer dans la partition des espaces où le professionnel s’invite à la maison tandis que le privé envahit des lieux considérés comme publics. Certaines activités se professionnalisent tandis que d’autres se trouvent domestiquées. L’enjeu de cet axe est donc dans un premier temps d’examiner ce que le travail de la beauté produit comme brouillage entre travail domestique et professionnel et par extension dans quelle mesure il permet de réinterroger la définition du travail par ses marges (Calderon et alii, 2016). Ici encore, la situation des youtubeurs pourrait être examinée avec attention.

Bibliographie

ALBERT Anaïs, PLUMAUZILLE Clyde, VILLE Sylvain, (coord.), « Déplacer les frontières du travail », Tracès, 2017, n°23.
AMADIEU Jean-François, Le poids des apparences. Beauté, amour et gloire, Paris, Odile Jacob, 2002.
BOURDIEU Pierre, « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1977, n°14, pp. 51-54
CALDERON José-Angel, DEMAILLY Lise, MULLER Séverin (coord.), Aux marges du travail, Toulouse, Octarès Editions, coll. « Le travail en débats », 2016.
CHANLAT Jean-François, « Émotions, organisation et management : une réflexion critique sur la notion d'intelligence émotionnelle », Travailler, 2003, n° 9, pp 113-132.
COCHENNEC Morgan, « Le soin des apparences. L'univers professionnel de l'esthétique-cosmétique », Actes de la recherche en sciences sociales, 2004, n°154, p. 80-91
DARMON Muriel, Devenir anorexique, Paris, La Découverte, 2003.
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ENTWISTLE Joanne, WISSINGER Elizabeth, ”Keeping up appearances: aesthetic labour in the fashion modelling industries of London and New York”, The Sociological Review, vol 54, n°4, pp. 774-794.
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WACQUANT Loïc, Corps et âme : carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2003
WILLIAMS Christine, CONNELL Catherine, “Looking good and sounding right” aesthetic labor and social inequality in the retail industry.” Work and Occupations, 2010, vol 37, n°3, pp. 349-377.
 

Publié le 06 juin 2019