Sophie Marineau, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Le 24 février dernier, l’armée russe entrait illégitimement en Ukraine par l’Est, le Nord et le Sud. L’une des principales considérations invoquées par Vladimir Poutine dans son discours à la nation pour justifier cette offensive était la nécessité de protéger les habitants des deux républiques sécessionnistes de Donetsk et de Lougansk, qui échappaient depuis des années au contrôle du gouvernement de Kiev – un gouvernement que Moscou considère par ailleurs comme une marionnette entre les mains de l’Occident.
Si l’on remplace dans la phrase précédente Donetsk et Lougansk par Abkhazie et Ossétie du Sud, et Kiev par Tbilissi, on retrouve pratiquement la situation d’août 2008, qui vit la Russie livrer une guerre à la Géorgie et reconnaître l’indépendance de ses deux entités séparatistes.
Quels enseignements peut-on tirer de ce précédent pour analyser la crise actuelle ?
Un air de déjà-vu
Commençons par un bref rappel.
L’URSS était composée de quinze « Républiques socialistes ». Chacune de ces Républiques abritait en son sein des entités de divers rangs, le plus élevé étant celui de « République autonome ».
Quand l’Union a été démantelée, les quinze Républiques socialistes qui la constituaient – la Russie, les trois pays baltes, la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie côté européen ; l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie dans le Caucase ; et les « cinq Stan » en Asie centrale – sont devenues autant d’États indépendants, dans les frontières qui étaient les leurs du temps de l’URSS.
À l’époque soviétique, la Géorgie était une République socialiste. L’Ossétie du Sud, peuplée d’Ossètes, un peuple distinct de la majorité des Géorgiens, était une République autonome à l’intérieur de la Géorgie. À la faveur du démembrement de l’URSS, elle proclame une indépendance que ne reconnaît pas Tbilissi (la capitale géorgienne).
Zviad Gamsakhourdia, à la tête de la Géorgie à partir de 1990, met en place une politique nationaliste qui prive rapidement l’Ossétie du Sud des éléments de son autonomie relative vis-à-vis de Tbilissi.
Les tensions entre Géorgiens et Ossètes aboutissent à un conflit armé au printemps 1991. Avec l’élection à la présidence de la Géorgie d’Édouard Chevardnadze au mois de mars 1992 et le déploiement d’une force de maintien de la paix – composée de Géorgiens, d’Ossètes et de Russes –, le conflit se stabilise.
Parallèlement, dans la région de l’Abkhazie, également République autonome au sein de la République socialiste de Géorgie du temps de l’URSS, un conflit similaire éclate entre les Abkhazes et les Géorgiens au mois d’août 1992. La Russie agit, là aussi, comme médiateur et les trois parties s’entendent pour déployer une triple force de maintien de la paix et pour désarmer la zone de conflit. La guerre a cependant continué pendant plusieurs mois jusqu’à la signature d’un nouveau cessez-le-feu le 14 mai 1994.
Au début des années 1990, malgré la nouvelle indépendance de la Géorgie, la Russie a donc tout de même été en mesure de déployer des troupes sur ce territoire et d’y maintenir une présence militaire, sous le couvert de missions de maintien de la paix. Mais au sommet de l’OSCE à Istanbul en 1999, la Géorgie et la Russie s’entendent pour fermer définitivement les bases militaires russes situées sur le territoire géorgien. Les soldats russes quitteront finalement ces bases en novembre 2007.
Crise politique
En 2003 et 2004, la Géorgie vit une crise politique – la « Révolution des roses » – à la suite de laquelle le président Chevardnadze est remplacé par Mikheïl Saakachvili, qui tente alors de faire adhérer la Géorgie à l’OTAN et à l’Union européenne.
À Moscou, ce tournant est perçu comme un coup d’État organisé par l’Occident afin de destituer Chevardnadze et de placer à la tête du gouvernement géorgien un président résolument tourné vers les structures euro-atlantiques (dix ans plus tard, la même lecture sera faite des événements du Maïdan en Ukraine). À l’époque, le représentant russe auprès de l’OTAN, Dmitri Rogozine, affirme même ouvertement que si la Géorgie obtenait une réelle perspective d’adhésion à l’Alliance, les républiques ossètes et abkhazes proclameraient immédiatement leur indépendance.
Au mois d’août 2008, à la suite de plusieurs accrochages entre les Ossètes et les Géorgiens, un nouveau conflit se déclare. L’armée géorgienne avance en territoire ossète jusqu’à ce que la Russie intervienne militairement et s’engage contre les troupes géorgiennes. L’armée russe bombarde plusieurs villes géorgiennes près de la frontière avec l’Ossétie et détruit rapidement la majorité de la force navale de Tbilissi ainsi que ses défenses anti-aériennes. Le 12 août 2008, les Abkhazes lancent également une offensive contre les troupes géorgiennes dans la région des Gorges de Kodori.
14 jours après le début des hostilités, la Russie reconnaît l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Moscou retire alors ses soldats du reste du territoire géorgien. L’armée russe demeure toutefois présente sur les territoires ossète et abkhaze.
Cette guerre en Géorgie a permis au Kremlin d’atteindre plusieurs objectifs. D’abord, par son attaque sur les bases militaires, l’aviation et la marine géorgiennes, la Russie a considérablement affaibli les capacités militaires de Tbilissi. Cette campagne a aussi permis de tester les relations OTAN-Géorgie. La guerre de 2008 a mis un terme à la possibilité pour Tbilissi de rejoindre l’OTAN dans un avenir rapproché.
La Russie a finalement gagné le droit d’avoir une base militaire et des troupes postées en permanence dans chacune des nouvelles républiques. Sa présence militaire en Géorgie est dès lors assurée.
De la Géorgie à l’Ukraine, de nombreuses similitudes
Bien des parallèles peuvent être tracés entre les guerres de Géorgie et d’Ukraine. Dans les deux cas, la Russie est intervenue sur le territoire d’anciennes républiques soviétiques en légitimant ses interventions par la nécessité de défendre la sécurité de populations jugées favorables à Moscou contre le gouvernement en place.
Légalement, la Russie appuie ses deux interventions sur des arguments comparables aux raisons invoquées par l’OTAN pour bombarder Belgrade en 1999, et assister le processus d’indépendance du Kosovo. Comme Pierre Jolicœur et Aurélie Campana l’expliquent à propos de la guerre de Géorgie :
« Il s’agit pareillement d’un conflit survenu dans le processus de décomposition d’un État communiste fédéral pour lequel l’ethnicité́ constituait l’un des principes organisateurs de la vie politique. Tant au Kosovo que dans les cas ayant cours dans la CEI, les rapports centre-périphérie se situent au cœur du conflit : la suppression de l’autonomie politique par l’autorité́ centrale constitue la source des conflits du Kosovo et de l’Ossétie du Sud, tandis que la volonté́ d’accroitre l’autonomie, voire de chercher l’indépendance, serait à la source des conflits de l’Abkhazie. »
Dans son discours du 18 mars 2014 devant la Douma russe, Vladimir Poutine affirme également que ce qui a été permis pour les Kosovars en 1999 devrait être permis pour la Crimée et sa population. Au même titre que le Kosovo, la Crimée est en droit de faire reconnaitre son indépendance par la communauté internationale. Il avait dressé le même parallèle quelques années plus tôt pour justifier la reconnaissance par la Russie de l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie.
En 1999, lors du bombardement en Serbie, la Russie ne disposait pas des moyens économiques et militaires nécessaires pour s’opposer à l’OTAN. En 2008 en Géorgie, et en 2014 puis 2022 en Ukraine, Moscou souhaite démontrer qu’elle est de nouveau une grande puissance en mesure de défendre ce qu’elle perçoit comme étant ses intérêts.
Les conflits en Géorgie ont rapidement été interrompus par des cessez-le-feu et des négociations tripartites incluant Tbilissi, Moscou et les représentants respectifs des républiques ossètes et abkhazes. En Ukraine, après plus de dix jours de conflit et des négociations infructueuses, la Russie semble bien déterminée à poursuivre l’intervention.
Les sanctions suffiront-elles ?
À la suite des premiers bombardements visant les bases militaires, l’aviation et la marine ukrainienne, Moscou paraît au moins vouloir atteindre les mêmes objectifs qu’en Géorgie en 2008, à savoir entériner la perte par l’adversaire de deux régions séparatistes, réduire considérablement ses capacités militaires pour des années et obtenir une assurance longue durée sur sa non-adhésion ultérieure à l’OTAN.
À la différence de la Géorgie, la communauté internationale a rapidement réagi lors de l’invasion de la Crimée en 2014 en imposant des sanctions à la Russie. Elle a réagi de nouveau le 24 février 2022, jour de l’invasion de l’Ukraine, en imposant de nouvelles sanctions beaucoup plus sévères. Dans les huit dernières années, les sanctions n’ont pas suffi pour faire reculer la Russie et elles n’ont pas non plus réussi à prévenir l’invasion actuelle. Cette fois, il n’est pas impossible que la sévérité des nouvelles sanctions contraigne Moscou à chercher une solution à la table de négociations plutôt qu’avec les armes…
Sophie Marineau, Doctorante en histoire des relations internationales, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.