Quand la statistique se met à s’intéresser aux criminels

Cet été, nous rencontrons des doctorants en sciences humaines de l’UCL. Car la recherche ne se résume pas à la médecine.

Les statistiques : des chiffres, des chiffres, encore des chiffres. Les autorités s’en servent comme gage d’autorité pour élaborer leurs politiques et évaluer leur efficacité. «C’est un gage de scientificité, mais on peut faire dire ce qu’on veut aux chiffres. Il ne faut pas oublier que c’est une construction, un outil produit par l’État pour produire un discours sur la population», commente Julie Louette.

Cette doctorante à l’Institut des Civilisations, Arts et Lettres (INCAL) de l’UCL mène une thèse sur la statistique criminelle belge, un outil de connaissance et de gouvernance de la récidive (1870-1930). Elle tente de comprendre l’utilisation de la statistique notamment dans la création de la loi de 1888 sur la libération et la condamnation conditionnelles et celle de 1930 sur la défense sociale, malgré l’absence d’archives sur la production de ces statistiques. Bien qu’on remarque «qu’on fait appel aux statistiques de manière rhétorique sans citer de chiffres…»

À la fin du XIXe siècle, la Belgique est dominée par une bourgeoisie catholique tandis que la classe ouvrière déjà miséreuse voit ses conditions de vie empirer à cause d’une grande crise économique. En 1886, elle partira en grève deux mois avec pour objectif premier de militer pour le suffrage universel pur et simple.

Combattre la récidive

«Des lois apparaissent tant pour mieux intégrer la classe populaire (loi sur le travail des enfants, sur le repos dominical obligatoire) que pour renforcer les lois pénales (la loi de la libération et de la condamnation conditionnelles notamment)», continue Julie Louette.

Les autorités s’inquiètent de la recrudescence de la criminalité et s’intéressent particulièrement à la récidive, «un des fléaux, avec l’alcool, qu’il faut combattre, disent les autorités. Il y a donc un besoin de chiffres. Et c’est là que la question des variables choisies est intéressante.»

À l’époque, il existe deux approches pour expliquer l’origine de la criminalité : l’école italienne qui pointe des facteurs biologiques et l’école française qui met en avant les facteurs sociologiques.

Le criminel au centre

Il faut donc trouver ces facteurs qui favoriseraient l’entrée dans la délinquance pour pouvoir mettre en place des politiques de lutte efficaces. En 1898, on assiste à un changement de point de vue dans la statistique pénale. «Jusqu’alors, elle reprenait les chiffres de l’activité des cours et tribunaux. Désormais, elle va aussi s’intéresser au criminel en tant qu’individu. Le crime n’est plus le seul objet d’études, le criminel le devient aussi pour identifier les facteurs de criminalité. Cette statistique criminelle sera élaborée à partir du casier judiciaire central qui a été instauré en 1888 dans la foulée de la première loi sur la libération et la condamnation conditionnelles.»

Ces facteurs, ce sont les variables des statistiques : l’âge, le sexe, les condamnations précédentes mais aussi l’état civil, la situation familiale, penchant à l’ivrognerie, le lieu de l’infraction, le lieu de naissance (« à l’époque, la mobilité est toujours signe de dangerosité »), la filiation…

Pauvre enfant non reconnu…

Dans l’introduction de la statistique de 1898, le ministère de la Justice explique que « les enfants naturels non reconnus se trouvent en général placés dans des conditions anormales d’éducation morale et de vie matérielle. Ignorés par leur père qui refuse de leur donner son nom, ils grandissent sous une protection imparfaite à un foyer incomplet, n’ayant pour obtenir des aliments que la faible ressource du travail de leur mère. À moins, ce qui est pis encore, que la mère n’ait admis sous son toit un nouvel amant et n’offre à son enfant, pour le dédommager de la tare dont elle a marqué la naissance, que le spectacle renouvelé de sa déchéance. D’autres enfants ne connaissent pas même leur mère et ont été élevés dans un hospice aux frais de la charité publique. » Savoureux et éclairant sur le mode de pensée de l’époque. On comprend dès lors que la variable est une construction sociale.

«Il faut donc faire attention à “l’obsession créatrice”, pour reprendre l’expression de Bernard Schnapper. Si on cherche quelque chose, on a plus de chance de le trouver. C’est pourquoi il est important de comprendre comment sont produites les statistiques, qui les utilisent et pour dire quoi.»

Quentin Colette (L'Avenir Brabant wallon)

Chercheuse et assistante

Julie Louette, doctorante en histoire à l’UCL, a 31 ans et est mère d’une fille de cinq mois. « Je suis assistante au cadre, je partage donc mon temps entre recherche et encadrement des étudiants. C’est pourquoi, j’en suis à ma septième année de doctorat », témoigne-t-elle. Après des études en histoire initiées à Namur et conclues à l’UCL, elle participe au projet Instap qui vise à rendre accessibles les statistiques pénales belges. Ensuite, elle entame sa thèse de doctorat. « J’ai toujours dit que je n’en ferais pas. Mais un poste d’assistant s’est ouvert et ce côté pédagogique m’a intéressé. » Elle compte rendre sa thèse en septembre 2018. Et après ? «Faire de la recherche est très enrichissant et permet de développer plein de compétences. Mais même avec le bon CV, il n’est pas simple de faire une carrière académique. Je pense que je me tournerai vers l’enseignement secondaire. Pas par dépit. Former les jeunes et les aider à devenir des citoyens capables de penser, c’est quelque chose de porteur.» (QC)

Publié le 04 juillet 2017