Cet été, nous rencontrons des doctorants en sciences humaines de l’UCL. Car la recherche ne se résume pas à la médecine.
Ophélie Mouthuy, doctorante en archéologie à l’UCL, est actuellement en Crète pour travailler sur deux sites de fouille : celui de Sissi avec l’École belge d’Athènes et celui d’Anavlochos avec l’École française d’Athènes. C’est depuis cette île méditerranéenne grecque qu’elle nous parle de sa thèse qui l’amène à étudier l’une des plus grandes collections de tablettes en Linéaire B du palais de Cnossos.
Un exemple de tablette en Linéaire B.
Expliquez-nous en quoi consiste votre thèse ?
Mes recherches portent sur la fin de l’âge du bronze en Crète, c’est-à-dire la période charnière qui suit la destruction des palais minoens et qui précède la société crétoise de l’âge du fer. Durant cette période, entre 1450 et 1350 av. J.-C., l’administration, située au palais de Cnossos, change d’écriture. Au lieu du Linéaire A, écriture non déchiffrée reflétant sans doute la langue des Crétois, la comptabilité se fait désormais en Linéaire B, une écriture syllabique qui reflète une forme relativement primitive du grec, appelé mycénien.
Ce changement a été interprété comme le signe d’une occupation mycénienne de la Crète, venue du continent. Les Mycéniens y auraient instauré un nouveau système politique hiérarchisé. Pour garder un contrôle sur leurs territoires, ils auraient mis en place une bureaucratie capable de garder la trace des revenus et des transferts de marchandises importées et exportées du palais grâce au système d’écriture inventé a priori par la chancellerie mycénienne continentale, le Linéaire B.
C’est là qu’interviennent les tablettes…
Les seuls témoignages qui nous sont parvenus de l’écriture en Linéaire B se trouvent en effet sur des supports en argile, essentiellement des tablettes. Les scribes palatiaux procédaient à l’enregistrement systématique des opérations comptables sur ces tablettes en argile crue avant de reporter l’essentiel du bilan, à la fin de chaque cycle administratif, sur des matériaux plus nobles mais aussi plus périssables. Ces tablettes d’argile étaient donc destinées à être éliminées à la fin de chaque cycle administratif. Elles ont été accidentellement conservées par cuisson, lors de l’incendie des palais,
Que nous apprennent-elles ?
Les tablettes constituent une source d’analyse déterminante, bien que partielle, dans la compréhension de la mise en œuvre et du fonctionnement de l’administration palatiale crétoise.
L’étude des tablettes permet aussi de documenter de nombreux aspects de la société crétoise peu ou pas éclairés par les sources archéologiques : la vie religieuse, les noms des divinités et l’organisation du culte, la géographie politique et le territoire administré par le palais, la structure sociale et politique, le rôle du palais dans l’économie, etc.
Leur datation est donc importante pour déterminer quel moment historique est reflété par ces tablettes. Maîtriser leur chronologie permettrait d’améliorer notre compréhension du développement du système administratif crétois au cours des 200 ans de son existence.
Et l’apport sera tout aussi fondamental pour la compréhension tout aussi débattue du phasage architectural des bâtiments et des fresques, pour l’évolution des pratiques funéraires ou encore des rituels.
Leur chronologie n’est pas maîtrisée ?
La chronologie précise des tablettes pose problème. Dans les années 90, une étude pluridisciplinaire, consacrée à un dépôt de tablettes cohérent du palais (celui de la Pièce aux tablettes de Char) a mené à l’hypothèse qu’il y a eu une série de destructions étalées dans le temps entre 1400 et 1200 av. J.-C. Ces destructions ont touché différentes parties du palais, ce qui aurait provoqué l’enfouissement de dépôts de tablettes distincts. Autrement dit, on pourrait concevoir l’existence d’une succession de dépôts de tablettes en différents lieux, cuites par les incendies accompagnant les destructions et auxquelles correspondraient des périodes distinctes de l’administration en Linéaire B. Si l’hypothèse de la diachronie des tablettes de Cnossos est largement reconnue et acceptée, la chronologie interne des différents dépôts du palais n’est toujours pas établie.
Pourquoi vous concentrez-vous sur le dépôt de l’entrée Nord ?
Cette collection est la seule du palais qui, en raison de sa concentration et de sa localisation, pourrait être comparée avec la Salle des Archives centrales du palais de Pylos, sur le continent. L’objectif est donc de replacer cette collection dans l’évolution du fonctionnement administratif cnossien et, à plus grande échelle, des palais mycéniens continentaux.
Interview : Quentin Colette (L'Avenir Brabant wallon)
504 tablettes à passer au cribleOphélie Mouthuy doit analyser 504 tablettes retrouvées dans le dépôt de l’entrée Nord du palais de Cnossos. Elle les soumet à une approche interdisciplinaire. Archéologique, tout d’abord. Il s’agit notamment « de parcourir la documentation archéologique existante et de réétudier les carnets de fouilles d’Arthur Evans (NDLR : l’Anglais qui a découvert le palais de Cnossos) afin de se rendre compte du contexte archéologique des tablettes et de leur emplacement au sein du palais de Cnossos », explique la chercheuse. Pinacologique et épigraphique, ensuite. « L’examen pinacologique concerne l’aspect physique des tablettes (pinax = tablette). » Forme, texture, manufacture, couleur, etc. seront étudiées en détail. «L’examen épigraphique porte sur l’organisation de l’information, c’est-à-dire les variations graphiques, les particularités scribales ou la disposition visuelle des textes. Ces deux approches mettent en évidence certains aspects du dépôt et ses différences avec les autres dépôts cnossiens. » Paléographique encore pour tenter d’identifier les différents scribes. Linguistique et textuelle enfin. L’analyse linguistique, « bien souvent négligée dans les études des tablettes, peut contribuer à reconnaître des clivages parmi les tablettes ». L’étude textuelle « se penche sur le contenu des tablettes : quels sont les intérêts de l’administration représentée par le dépôt ? |
Son parcours ? « Désirant avoir un bagage plus large, dans l’espoir d’augmenter mes chances de débouchés dans le domaine, qui sont très limitées, j’ai commencé des études de philologie classique avec l’idée de me réorienter plus tard vers l’archéologie, raconte Ophélie Mouthuy. Après mes 5 ans de philologie classique, j’ai fait un master complémentaire en archéologie en même temps que l’agrégation. Les deux années suivantes, j’ai enseigné en remplacement dans des écoles. Puis j’ai obtenu une bourse d’aspirante du FNRS pour effectuer une thèse dans le groupe de recherche Aegis. Je termine ma 2e année de thèse. » Pourquoi faire une thèse ? « L’idée de la thèse a toujours occupé un coin de mon esprit. Bon d’accord, sauf après mon mémoire et TFE, où je me suis dit “plus jamais ça”. Mais j’ai toujours apprécié la dynamique de l’apprentissage. Je trouve cela très stimulant. » Et après la thèse ? « Il est difficile de se projeter. L’idéal serait de continuer dans la recherche et d’enchaîner avec un post-doctorat. Mais les places sont encore plus chères et le panel de débouchés se réduira encore plus à cause de la surqualification… Au pire, il me reste encore le retour à l’enseignement et encore, la survie du latin et du grec dans les écoles n’est apparemment plus assurée avec le nouveau Pacte d’excellence, mais ça, c’est une autre question ! » |
Photo: Ophélie Mouthuy sur le chantier de Sissi où se trouvait un autre palais minoen. (Crédit : Ophélie Mouthuy)