Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l'Homme

 

Olivier De Schutter, professeur de droit international à la Faculté de droit de l’UCLouvain, entame ce 1er mai un mandat de rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté. De 2008 à 2014, il a été rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation (deux mandats). Il est actuellement membre du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l'ONU et coprésident du Panel international d'experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food).

« L’UCLouvain se réjouit de la nomination du Pr Olivier De Schutter comme Rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme », indique le Pr Vincent Blondel, recteur. « L’université partage la vision d’une transition vers un modèle de développement durable et la lutte contre la pauvreté et le respect des droits humains en constituent des piliers fondamentaux. L’UCLouvain a inscrit les 17 Objectifs de développement durable au rang des priorités à mettre en œuvre à travers ses missions. Cela concerne tant son organisation propre que les actions qu’elle mène dans ses activités d’enseignement, de recherche et de service à la société. » Vincent Blondel félicite vivement Olivier De Schutter et lui souhaite plein succès dans l’exercice de son mandat «qui constitue aussi un apport très important pour l’université»

Y a-t-il une continuité entre vos deux mandats de rapporteur spécial des Nations Unies, le droit à l’alimentation d’une part, l’extrême pauvreté d’autre part ?

Olivier De Schutter : L’expérience que j’ai acquise lors de mon premier mandat me sert beaucoup. Mais il y a une analogie qui me frappe : j’ai entamé mon premier mandat en mai 2008, alors que la crise sur les prix des denrées alimentaires, en particulier le blé, le soja, le riz, était considérable en raison de spéculations sur les marchés agricoles et du prix très élevé du pétrole (130 $ le baril). Les marchés étaient en panique. Ces circonstances exceptionnelles ont permis de provoquer un changement dans la manière dont le droit à l’alimentation était traité: l'agroécologie et la souveraineté alimentaire tout d'un coup ont pu être vues comme des alternatives crédibles.
Aujourd’hui, en pleine crise liée à la pandémie du Covid-19, je vois une fenêtre d’opportunité : il faut poser la question de fond sur les protections sociales, construire la résilience sur de petits territoires, réfléchir aux chaînes de production longues, etc. Même si la crise est terrible et qu’on sait que les chiffres concernant la pauvreté vont faire un bond de 40% à l'échelle mondiale, il y a une chance à saisir et une possibilité d’obtenir l’écoute des gouvernements.

Vous citez les chiffres de la protection sociale dans le monde – 55% de la population mondiale, soit 4 milliards d’humains, ne bénéficient d’aucune protection sociale et seuls 29% sont couverts tout au long de leur vie. Est-ce le défi le plus difficile à relever ?

Si on regarde les objectifs du développement durable (Sustainable Development Goals) définis en 2015, il y en a deux dont on s’éloigne plutôt qu’on ne s’en approche : la réduction des inégalités et la réduction des émissions de gaz à effets de serre responsables du changement climatique. L’extrême pauvreté a, quant à elle, régressé au cours des deux dernières années, mais la récession économique dans laquelle on entre va nous faire perdre, sur ce terrain, entre dix et vingt ans d'efforts. Or ces trois objectifs doivent être conçus ensemble: il faut réduire simultanément la pauvreté, les inégalités et les gaz à effet de serre. Le défi à relever concernera l’après-crise et la nécessité de ne pas oublier qu’il y a 17 SGD et pas un seul. Le risque est grand que la réaction porte sur la relance de la machine économique sans voir la nécessité d’une approche intégrée. On n’a jamais assisté à un tel recul de l’économie à l’échelle de la planète depuis la Seconde Guerre mondiale et la question est celle-là : que veut-on pour demain ?

Le revenu universel pourrait-il répondre à la nécessité d’une protection sociale pour tous ?

Il est un fait que de plus en plus de gouvernements ont réagi à la crise en donnant de l’argent aux ménages qui avaient perdu leurs revenus ou aux indépendants et ce, de manière inconditionnelle, suscitant de nouvelles discussions à l’échelle mondiale.

Cette proposition est séduisante parce qu’il s’agit d’un revenu détaché de l’état civil des personnes et des choix de vie. C’est reconnaître que ceux-ci ne doivent pas être influencés par la protection sociale qui peut en découler. Elle est aussi attrayante parce qu’elle est de nature à libérer les personnes de l’obligation de prouver qu’elles font des efforts pour travailler, ce droit étant non conditionné. Mais le diable est dans les détails. Un revenu de base fixé à un niveau faible (300 ou 400 €) ne libèrera personne et le but recherché sera manqué. Un revenu suffisamment généreux pour permettre à chacun de se consacrer à des tâches non marchandes pourrait engendrer certains effets de genre - : le risque est que les femmes se retirent du marché du travail et que cette allocation devienne une sorte de salaire familial. Je crains aussi, en cas d’allocation généreuse, une réduction des prestations sociales. C'est d'ailleurs pourquoi les propositions de Philippe Defeyt, qui avec Philippe Van Parijs ont porté cette idée depuis le départ, insistent sur la nécessité de combiner le revenu de base avec la préservation de tous les acquis sociaux, et sur la nécessité de favoriser en même temps l'accès au travail, source de reconnaissance sociale et de liens sociaux. Ce qui est en tout cas prioritaire dans l'immédiat, c’est la généralisation de la protection sociale. Énormément de gens ne sont couverts par rien, à quelque âge et à quelque moment de vie que ce soit. En outre dans certains pays, 80 à 90% des gens vivent de l’économie informelle.

Vous dites que plusieurs objectifs sont liés (réduction de la pauvreté, des inégalités, des gaz à effet de serre). Cela veut-il dire qu’il n’est pas possible de réduire la pauvreté dans le cadre actuel ?

Le problème aujourd’hui est qu’on donne l’impression que l’on doit faire un choix entre deux objectifs : transition écologique et justice sociale. Cela tient à la fois à la concurrence pour les moyens entre ces objectifs : on a l'impression que les moyens qui sont consacrés à des investissements dans la transition écologique ne pourront pas être consacrés à la lutte contre la pauvreté. Cela tient aussi au fait que l'on pense que la réduction de la pauvreté passe nécessairement par la croissance du PIB (l'augmentation de la richesse monétaire au sein de la société), même si cela accroît l'empreinte écologique. Or ce sont de faux dilemmes.  Le développement économique peut être orienté pour bénéficier d’abord aux populations les plus pauvres et réduire les inégalités, sans faire "croître" l'activité économique sans discrimination. Et la transition écologique peut être conçue de nombreuses façons pour réduire la pauvreté, par exemple en investissant dans des politiques d’isolation des bâtiments, le soutien aux transports publics, l'agriculture agroécologique, les systèmes alimentaires locaux et l'économie circulaire. Ce n’est donc pas un dilemme, il faut rencontrer ces objectifs ensemble.

Une de vos priorités est de travailler avec les personnes concernées, c’est-à-dire les personnes les plus pauvres…

Les gens qui vivent dans une grande pauvreté ont l’impression, qui n’est pas fausse, qu’ils ne sont jamais entendus et ils finissent pas s’effacer eux-mêmes. Or c'est risquer de se priver des solutions qu'ils ont à proposer. Les écouter n’est pas seulement un engagement éthique, c’est un moyen de trouver de nouvelles recettes face à la grande pauvreté. C’est la philosophie même du mouvement international ATD Quart-monde, qui a soutenu ma candidature : donner la parole à celles et ceux qui ne l’ont pas. Je suis convaincu que les savoirs sont complémentaires, les savoirs des experts, des professionnels et des personnes concernées par la situation. Je l’ai moi-même expérimenté en passant du temps avec des paysans sans terre lors de mon premier mandat. J’ai appris énormément à leurs côtés.

De quels leviers disposez-vous pour atteindre vos objectifs ?

Je dispose de trois outils. Il y a d’abord les rapports remis aux gouvernements au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. S’ils sont bien documentés scientifiquement, ils peuvent avoir un impact parce que les gouvernements sont obligés de répondre. C'est ainsi par exemple que les gouvernements ont été obligés de se positionner sur la vision de la souveraineté alimentaire ou sur la transition agroécologique. C’est important parce que ça légitimise aussi les positions de la société civile.

Le deuxième outil, ce sont les visites dans les pays à raison de deux par an, pour une quinzaine de jours. C’est l’occasion de rencontrer tous les acteurs locaux et c’est extrêmement efficace pour provoquer des dynamiques locales. Arriver dans un pays avec une casquette des Nations unies a un réel impact…

Enfin le troisième levier, c’est la communication aux gouvernements à travers des lettres d’allégation dans lesquelles je leur demande de s’expliquer sur telle violation alléguée, lettres auxquelles ils sont obligés de répondre. Dans certains cas, ils diront qu’il y a erreur, dans d’autres, ils réagissent en se repositionnant. Ils sont d’autant plus attentifs que ces communications peuvent être publiques.

Publié le 29 avril 2020