L'anglais pour réconcilier les Belges

LOUVAINS

« Come on Belgium » scandaient les supporters des Diables Rouges. Comme en écho, Philippe Van Parijs propose que les Flamands, francophones et germanophones se parlent en anglais. La bonne idée ?

« La Belgique de papa n'a jamais existé »

Dans son dernier ouvrage ‘Belgium, une utopie pour notre temps’, le Pr Philippe Van Parijs invite à encourager l’usage de l’anglais entre Belges n’ayant pas la même langue maternelle. Cette proposition a fait couler beaucoup d’encre : les hommes politiques du nord et du sud du pays restent attachés à l’usage des langues nationales dans les débats publics.

Lors du lancement du livre à l’Académie royale, Peter De Roover, chef de groupe N-VA à la Chambre, déclarait : « Il est préférable que chacun s’exprime dans sa propre langue. Cela permet de nuancer sa pensée, ce qui améliore le débat. » Hervé Hasquin estimait pour sa part qu’on « ne peut pas balayer d’un trait de plume l’histoire, les traditions. »

Philippe Van Parijs tient à préciser ses propos. « Je suis à mille lieues de proposer qu’au Parlement fédéral, on impose l’usage de l’anglais. Celui-ci a les moyens d’offrir une traduction simultanée de bonne qualité. En revanche, dans les corridors du Parlement, à mesure que les jeunes remplacent les vieux, on y parlera de plus en plus anglais. Il faut l’encourager. Grâce à l’anglais, en politique comme en sport, les Belges se remettront à parler ensemble, et de manière plus fluide. »

Pour le philosophe, l’anglais est un instrument nécessaire au niveau européen, et utile au niveau belge. Selon lui, utiliser l’anglais comme langue de dialogue n’est pas un constat d’échec de la construction du pays sauf pour ceux « qui sont attachés à cette Belgique de papa qui n’a jamais existé. Il faut penser le demos belge pour le 21e siècle, pas pour le 19e ou le 20e. »

Belgium, une utopie pour notre temps, Philippe Van Parijs, Éditions de l’Académie, 192 p., 15 € > bit.ly/2wdLpau

Une option plutôt qu'une imposition

« L’idée n’est pas choquante en soi. On utilise déjà l’anglais dans les entreprises. Mais l’imposer offi ciellement peut se révéler problématique », estime Fanny Meunier, professeure d’anglais à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’UCLouvain. Premier risque : une expression moins précise des idées. « En utilisant l’anglais lors de débats au Sénat par exemple, certaines choses pourraient être mal formulées et acceptées sans comprendre les tenants et aboutissants. » L’ anglais ne doit pas être imposé mais rester une option.

Autre alternative, promouvoir un multilinguisme réceptif : « Chacun parle sa langue maternelle et s’efforce de comprendre ce que l’autre dit. Au départ, l’effort est limité au réceptif pour s’étendre ensuite au productif. Traductions, interprètes et nouvelles technologies peuvent favoriser cette compréhension réceptive. Laisser les gens s’exprimer dans une langue qu’ils maîtrisent et, en parallèle, promouvoir l’acceptation de toutes les langues.»

Selon la linguiste, les Belges doivent continuer d’apprendre la langue de l’autre. L’enseignement en immersion permet de lever la foreign language classroom anxiety : « Au niveau réceptif, les élèves comprennent presque tout. Ils n’ont plus peur d’entendre la langue de l’autre, ils l’acceptent mieux, lui et sa culture. »

L’anglais pour réunir les communautés linguistiques ? Fanny Meunier émet des doutes : « Pour construire une véritable communauté, il faut des attaches culturelles communes. Aujourd’hui, elles n’existent pas vis-à-vis de l’anglais, mis à part quelques slogans autour des Diables Rouges. Tout le monde comprend ‘We are Belgium’, mais tout le monde comprendrait aussi bien ‘We zijn België’. L’utilisation de l’anglais dans ce contexte n’est que commerciale. »

Pourquoi pas ?

David Clarinval, chef de groupe MR à la Chambre et licencié UCLouvain en sciences politiques, se dit plutôt favorable : « L’anglais est une langue quasi universelle qui permet de dépasser les frontières. Si son utilisation est possible au niveau européen, ça devrait l’être au niveau belge. » C’est déjà le cas à la Chambre : « En commission parlementaire, lorsque nous recevons des experts étrangers, certains députés s’adressent à eux directement en anglais. » Le gouvernement se penche également sur un projet de tribunal de commerce, international et anglophone à Bruxelles, où tous les échanges auraient lieu dans cette langue. David Clarinval explique : « Cela démontre que cette réalité est prise en compte au niveau politique. Ce peut être un atout par rapport à d’autres capitales européennes. »

Pour les échanges informels entre les députés, les langues nationales sont encore les seules utilisées. « À la Chambre, la règle de courtoisie veut qu’on essaie de parler la langue de l’autre. Je pense que je pourrais avoir des conversations plus riches et plus intéressantes avec mes homologues flamands si je m’exprimais en anglais », explique-t-il. Utiliser une langue autre que nos langues nationales pour s’adresser à ses pairs est encore un tabou. Qu’il se dit prêt à transgresser.

Selon le député, l’usage de l’anglais ne suffira cependant pas à construire une opinion publique commune : « Il permettrait de jeter des ponts, mais s’il n’y a pas de culture médiatique et culturelle commune, nous n’arriverons pas à rétablir le dialogue. »

Alain Nassogne
Pôle web UCLouvain

Crédits photos : Alexis Haulot

Article paru dans le Louvain[s] de septembre-octobre-novembre 2018