«La recherche aide à comprendre et combattre les mécanismes sexistes»

LOUVAINS

 

Professeure à la Faculté de psychologie de l’Université d’Utrecht, Naomi Ellemers consacre ses recherches aux difficultés rencontrées par les femmes dans leur développement professionnel.

Les travaux menés par Naomi Ellemers l’indiquent : un nombre croissant de femmes diplômées ne parviennent pas à décrocher une bourse de recherche ou un poste académique universitaire supérieur. Cette discrimination implicite relève de comportements psychologiques identifiés comme du ‘sexisme bienveillant’ (la femme est un être pur et fragile à protéger) et du ‘sexisme hostile’ (la femme exagère les problèmes, la misogynie est assumée) qui la conduisent à se sous-estimer. Une étude intitulée ‘Carrière académique à l’Université de Genève : le facteur humain’ chiffre cette tendance : on compte 61 % de femmes chez les étudiantes et 19 % parmi les professeurs ordinaires. Des chiffres qui interpellent.

Avez-vous personnellement vécu les difficultés que vous rapportez dans vos études ?

Naomi Ellemers : J’ai moi-même éprouvé certaines des expériences négatives rapportées, comme la question de savoir s’il faut et comment s’adapter au ‘modèle masculin’. Dans ce genre de situation, vous vous sentez seule au point de vous demander si vous avez fait quelque chose de mal pour les déclencher. C’est ce qui motive en grande partie mes travaux, car la recherche aide à comprendre les modèles et mécanismes généraux à l’oeuvre et facilitent une gestion plus efficace du phénomène.

Vos titres et distinctions sont-ils la preuve inversée de ce que vous décrivez ? Un encouragement à se battre ?

N.E. : Ces marques de réussite et de reconnaissance sont représentatives de ce que les femmes peuvent accomplir. Mais aussi une tribune pour exprimer ces préoccupations sans être accusée de pointer ces difficultés comme une ‘excuse’ pour ne pas réussir dans ma propre carrière. Cependant, beaucoup de femmes font du bon travail et restent dans l’ombre. Je les encourage donc à revendiquer des subventions et des distinctions, je les aide à formuler leurs demandes et rédige des références.

Les femmes qui travaillent dans le domaine des sciences sont-elles plus soumises au sexisme que dans d'autres facultés ?

N.E. : La compréhension du sexisme est moindre là où il y a moins de femmes seniors pour interpeller les institutions. En ce sens, les femmes dans les sciences ‘dures’ pourraient rencontrer plus de difficultés. Mais nous avons également remarqué que, dans les disciplines où les femmes étudiantes et universitaires sont plus nombreuses, la vigilance s’estompe et les jugements peuvent être biaisés en fonction du sexe, comme le prouve l’inégalité des chances de carrière en sciences sociales et médicales par exemple.

La lutte pour l'égalité des droits et des chances dans le monde universitaire peut-elle créer des changements au sein de la société au sens large ?

N.E. : Il est décevant de constater que les jeunes femmes d’aujourd’hui font encore face aux problèmes relevés il y a tant d’années. Toutefois, le fait que davantage de femmes partagent des expériences similaires rend plus aisée la détection des modèles sous-jacents, au lieu de continuer à croire que toutes ces expériences résultent de circonstances personnelles et individuelles. Le monde universitaire n'est pas si différent des autres milieux. Bon nombre des mécanismes observés sont les mêmes pour celles qui veulent devenir associées dans des cabinets d'avocats ou des cabinets de conseil, en politique, etc.

Un phénomène sociétal comme le mouvement #MeToo peut-il contribuer à changer les comportements ?

N.E. : Oui, j'ai reçu des commentaires en ce sens, notamment par le biais de notre site web Athena’s Angels. Se rendre compte de la grande prévalence de ces questions aide les femmes à ne pas se sentir seules et les encourage à entreprendre une certaine forme d'action collective. La prise de conscience qu'il ne s'agit pas d'un problème distinct, mais que cela imprègne notre quotidien, est nécessaire au changement.

Béatrice Demol
Journaliste freelance

Début décembre 2019, Naomi Ellemers a reçu les insignes de docteure honoris causa de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et de l’Institut de recherche en sciences psychologiques (IPSY) de l’UCLouvain. À ses côtés, deux autres chercheurs, James Gross (Stanford University) et Cynthia Corburn (Northwestern University).

Article paru dans le Louvain[s] de mars-avril-mai 2020