Pas de vaccin pour le climat

LOUVAINS

 

La crise du covid-19 n’en finit pas de bouleverser nos habitudes, de restreindre nos libertés, de renforcer les inégalités et de mettre le moral en berne. Qu’en sera-t-il avec le choc climatique, en marche, dont l’impact sera, lui, plus structurel ? Pour Éric Lambin, les solutions existent, beaucoup sont déjà connues. De son côté, François Gemenne affirme qu’on ne peut plus comprendre la terre, astre céleste, sans appréhender, en même temps, l’organisation politique, sociale et économique du monde.

Réinventer le 'logiciel' de notre civilisation

Le changement climatique est bien là, même s’il est encore peu perceptible. Peut-on dater le moment où ce choc sera concret pour les pays occidentaux ? Pour Éric Lambin, professeur à l’Earth & Life Institute de l’UCLouvain et à l’Université de Stanford, le ‘choc climatique’ vient de la prise de conscience tardive par la majorité de la population qu’un changement majeur et aux conséquences dangereuses pour l’humanité est en train de se produire. « Avec la crise du covid, nous entendons parler de vagues successives. Pour le changement climatique, il s’agit plutôt d’une lente montée du niveau de la mer – dans un sens figuré et littéral. Vu l’échelle spatiale et temporelle des changements en cours, la perception individuelle n’en révèle pas toute l’ampleur alors que les données scientifiques sont sans ambiguïté. »

Davantage d'incertitudes... et d'opportunités

Si les contraintes liées au covid pèsent lourd au quotidien, on peut s’interroger sur ce qui nous attend demain. « L’impact du changement climatique est plus structurel que ce que nous connaissons aujourd’hui. Dans la vie de tous les jours, ce sont des vagues de chaleur plus fréquentes et intenses, des sécheresses, des incendies de forêts, des inondations et une réorganisation profonde de certains secteurs économiques. » Le géographe estime que nous devons vivre avec plus d’incertitudes et la perspective d’un changement radical de certaines pratiques. « Mais il y a aussi de nombreuses opportunités pour concevoir de nouveaux modes de vie et de nouvelles normes sociales. Réinventer le ‘logiciel’ de notre civilisation est un défi énorme mais passionnant. »

Il faut changer face aux grandes menaces que sont le réchauffement de la planète et l'augmentation du risque d'épidémie qui trouvent leurs racines dans nos modes de vie. « Je crois qu'elles sont dues à notre incapacité à vivre en harmonie avec la nature. Je ne suis pas Jean-Jacques Rousseau, je ne parle pas de retour à l’état de nature, mais on doit vraiment revoir notre rapport avec la nature. C’est très urgent. C’est une question de survie. »
Peter Piot, microbiologiste, docteur honoris causa de l’UCLouvain (L’Écho, 10 février 2021)

Des perdants et des gagnants

Il n’empêche, comme pour le covid, « il y aura des perdants et des gagnants. Les premiers seront les populations les plus vulnérables, celles qui ont le moins contribué au problème ». N’oublions pas que les inégalités ont également une composante géographique : des régions côtières et des zones déjà marginales sur le plan climatique deviendront inhabitables. « Les gagnants seront les acteurs les plus flexibles, avec une grande capacité d’innovation et d’adaptation. Cela souligne l’importance de l’éducation et de la créativité », insiste Éric Lambin.

Sur le plan démographique, on sait que le changement climatique a des impacts directs et indirects sur la santé humaine et donc sur la mortalité. « La perspective d’une planète moins vivable entraine aussi des jeunes à décider de ne pas avoir d’enfant. Comme pour la pandémie actuelle, ces effets ralentiront à peine la croissance démographique mondiale mais créeront des impacts psychologiques et économiques importants. »

Faire appel à toutes les bonnes volontés

Le changement du climat est aussi directement lié à la perte de biodiversité des écosystèmes : l’un renforce l’autre. « Des habitats dont la biodiversité a été appauvrie sont moins productifs et donc piègent moins de carbone atmosphérique. L’impact des changements climatiques sur la biodiversité est amplifi é par le fait qu’une migration des habitats naturels vers les hautes latitudes est ralenti par la fragmentation du paysage. D’autre part, poursuit le géographe, une meilleure gestion des sols agricoles, des tourbières et des forêts pour piéger du carbone atmosphérique dans les écosystèmes offre des solutions naturelles pour ralentir le changement climatique. » Et qu’en est-il de la gouvernance ? Selon Éric Lambin, « celle-ci doit davantage mettre l’accent sur l’anticipation, ce qui n’a guère été un point fort pour la pandémie. Elle devra être plus multilatérale, par une coopération renforcée entre pays, et plus transparente. Elle devra aussi être basée sur des coalitions entre les acteurs publics, privés et de la société civile. Il faut faire appel à toutes les bonnes volontés ».

Le grand projet mobilisateur du siècle

Sur le plan éthique, enfin, « la question de la justice environnementale est devenue centrale pour les politiques climatiques car là aussi les populations pauvres sont plus affectées que les populations riches ». Par ailleurs, pour le chercheur, l’éthique doit se préoccuper du rapport de l’homme à la nature et pas seulement des rapports entre les hommes. « La responsabilité intergénérationnelle doit également être mieux intégrée dans les décisions politiques. Les générations futures ne sont pas encore là pour défendre leurs intérêts. »

Toutefois, le choc climatique est aussi source d’espoir car « la plupart des solutions sont déjà connues et mises en oeuvre quelque part dans le monde par des acteurs pionniers et elles sont effi caces ! De la même manière que la mise au point d’un vaccin ne garantit pas une vaccination de toute la population mondiale, le défi de la transition est d’implémenter les solutions qui fonctionnent à une échelle suffi sante pour transformer le système dans son ensemble. Pour cela, il faut créer des incitants pour motiver tous les acteurs. Il s’agit du grand projet mobilisateur de notre siècle, qui fait appel aux idées et à l’engagement de chacun », conclut Éric Lambin.

Dominique Hoebeke

 « Incorporer mieux, dans toute sa diversité, l’expertise scientifi que interdisciplinaire – pas seulement d’une ou deux disciplines – permettrait de mieux gérer et surtout d’anticiper les situations pour éviter qu’elles ne se reproduisent. Les changements climatiques vont nous apporter des vagues bien plus hautes que celles du covid parce qu’elles vont affecter non seulement les humains mais aussi les infrastructures et les écosystèmes. Or, nous dépendons de la bonne santé de ces écosystèmes. »
Jean-Pascal van Ypersele, climatologue, professeur à l’Earth & Life Institute de l’UCLouvain, ‘1 an de lockdown : reviendra-t-on à la vie d'avant ?’ 10 expert·es UCLouvain donnent leur avis.
> uclouvain.be/lockdown-1an

 « Les experts doivent pouvoir sortir de leur champ d'expertise »

Chercheur qualifié du FNRS, professeur à l’ULiège et à Sciences Po Paris, François Gemenne est spécialiste des migrations et du changement climatique. Il dirige à l’ULiège un centre de recherches consacré à ces sujets, l’Observatoire Hugo.

Quelle comparaison faites-vous entre la crise covid et le changement climatique ?

François Gemenne : Une crise appelle par nature un retour à la normale qui, pour le coronavirus, sera possible grâce au vaccin. Pour le changement climatique, il n’y aura pas de retour à la normale et on ne mesure pas encore à quel point c’est une transformation durable de la terre. Je suis inquiet quand on imagine que la crise du coronavirus serait une sorte de préfi guration du changement climatique… Nous sommes aveugles au fait que celui-ci est déjà une réalité.

Ce qui me frappe, c’est à quel point nous avions tendance à considérer que le virus ne posait pas de problème tant qu’il n’était pas proche de nous. Ne commettons pas la même erreur avec le changement climatique en pensant qu’il s’agit seulement d’un risque futur que nous pouvons encore éviter.

 « Je pense que la diplomatie a besoin de science, au sens le plus large, y compris des sciences sociales, parce qu’il faut présenter des éléments rationnels à tous les acteurs à qui vous vous adressez. Je crois profondément que c’est l’action soutenue par les connaissances qui permet de déplacer les positions et de déplacer la représentation des intérêts dont on sait que c’est la base de la coopération internationale. »
Laurence Tubiana, économiste et diplomate, docteure honoris causa de l’UCLouvain

Faudrait-il que la menace vienne de la mer du Nord pour en prendre conscience ?

F.G. : On a en effet l’impression que nous ne nous tracasserons que lorsque nous serons directement touchés dans notre chair. Cela révèle à mon avis une certaine forme d’égoïsme, pour ne pas dire de racisme, parce que nous sommes aveugles à ce qui se passe au-delà de nos frontières. Je suis frappé aussi de la prévalence du discours collapsologue qui se focalise sur l’effondrement de nos sociétés industrielles et qui semble aveugle au fait que cette logique est déjà en cours dans certaines sociétés et chez certaines espèces.

Où est l’urgence aujourd’hui ?

F.G. : L’urgence est de préparer davantage des politiques d’adaptation. Le livre que j’ai écrit avec Laurence Tubiana en 2010, ‘Anticiper pour s’adapter’, plaidait pour que la lutte contre le changement climatique ne se focalise pas uniquement sur la question de la réduction des gaz à effet de serre mais aussi sur l’adaptation aux impacts de ce changement. On a tendance, dans nos pays industrialisés, à considérer que l’adaptation, c’est pour les pays en développement et que nous avons suffisamment de ressources financières et technologiques pour faire face. J’espère que la crise actuelle agira comme une alarme face à la nécessité d’anticiper davantage à la fois les impacts du changement climatique et des crises sanitaires futures.

Quel rôle peuvent jouer les universités pour soutenir cette anticipation ?

F.G. : Un premier rôle est l’implication dans le débat public. L’UCLouvain vient de remettre des doctorats honoris causa à des personnalités que vous récompensez, non pour leurs travaux scientifi ques mais pour leur engagement au service de grandes causes d’intérêt public. Il est très important de montrer en quoi la science peut informer le débat public dans son ensemble. Mais deux dangers guettent. Le premier, c’est l’idée que le résultat de l’expertise scientifique sera traduite immédiatement en politiques publiques. Une erreur que nous avons commise comme chercheurs, c’est de travailler uniquement sur des perspectives à long terme parce que les projections climatiques visent le milieu ou la fin du siècle. Du coup, ce qui était des horizons scientifiques s’est transformé en horizons politiques : on a pris des mesures de neutralité carbone d’ici 2050 ou de 2 degrés d’ici 2100 mais que cela signifie-t-il à l’échéance d’un mandat politique de quatre ou cinq ans ? Il y a une vraie nécessité de traduire les résultats scientifiques en objectifs politiques qui puissent véritablement s’insérer dans le débat public.

Quel est le deuxième danger ?

F.G. : Le 2e biais, c’est de ne pas suffisamment expliquer la méthode scientifique dans le débat public, en mettant sur le même plan différents niveaux d’expertise. Je suis frappé parfois de voir qu’on met sur le même pied un professeur d’université ou un chercheur du FNRS et quelqu’un qui s’autoproclame spécialiste de telle matière. Cela ne veut pas dire que ces gens racontent forcément n’importe quoi, ou que leur propos ne doit pas être entendu, mais le processus de validation de leur recherche est très différent. Écrire un post sur un blog ou publier un article dans une revue scientifique avec comité de lecture en processus de double aveugle, ce n’est pas pareil et on ne l’explique pas suffisamment au public.

 « Il faut intégrer l’idée que nos interactions avec l’environnement, notamment via les productions de matières premières, de denrées alimentaires, qui nous font interagir avec l’environnement, avec les animaux sauvages, avec différents types de paysages, sont potentiellement à l’origine d'un événement comme la pandémie. »
Sophie Vanwambeke, géographe médicale, professeure à l’Earth & Life Institute de l’UCLouvain, ‘1 an de lockdown : reviendra-t-on à la vie d'avant ?’ 10 expert·es UCLouvain donnent leur avis.
> uclouvain.be/lockdown-1an

Vous voyez d’un bon oeil le fait de sortir de son champ d’expertise…

F.G. : Souvent, aussi, on voudrait réduire l’expression des universitaires et des scientifiques dans le débat public à leur strict domaine de compétence. Certains clouent au pilori ce qu’ils appellent les ‘toutologues’, ou vont parler d’‘ultracrépidarianisme’ quand un chercheur s’écarte de son champ d’expertise. Or celui-ci est, avec la spécialisation des carrières, de plus en plus réduit. On le voit dans la crise actuelle : si les experts s’enferment dans leur propre point de vue, on ne parvient plus à avoir une décision acceptable socialement. Il faut défendre la nécessité pour les universitaires de sortir un peu de leur champ d’expertise pour adopter une vue globale sur la société, je crois. De reconnaitre que le domaine d’expertise est un angle de vue sur la société, parmi beaucoup d’autres. Et que la plus-value du chercheur réside aussi dans la démarche scientifique, la hauteur de vue, pas seulement dans l’expertise.

Les jeunes peuvent-ils pousser les universités dans le dos ?

F.G. : Le niveau des étudiants sur la question du changement climatique est de plus en plus élevé. Il y a dix ans, je répondais à 9 questions de l’auditoire sur 10, aujourd’hui je peux répondre à 3 ou 4 questions et pour les autres, je vérifie et je reviens avec les réponses. Les jeunes doivent aussi pousser les universités à revoir la manière dont la connaissance est organisée. On a trop séparé, sur le plan de la production du savoir et de la transmission de la connaissance, les sciences naturelles des sciences humaines et sociales. Ce que nous dit l’Anthropocène, cette nouvelle époque géologique, c’est qu’on ne peut plus comprendre la Terre, l’astre céleste régi par les lois des sciences naturelles, si on ne comprend pas aussi le monde à travers l’organisation politique, sociale et économique de la terre. Et vice versa. B.V.O et D.H.

 « La première priorité, c’est de reprendre au plus vite la lutte sur les fronts laissés en suspens, qu’il s’agisse des inégalités, du climat, de la biodiversité. D’autre part, tirer les enseignements de cette pandémie, en en dégageant une plus grande lucidité, à la fois sur ce qui fait sens dans nos vies, et sur ce que nous sommes effectivement capables de faire, par exemple, pour substituer à la mobilité (en avion notamment), davantage de communication virtuelle. »
Axel Gosseries, philosophe et juriste, professeur et responsable de la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale, ‘1 an de lockdown : reviendra-t-on à la vie d'avant ?’ 10 expert·es UCLouvain donnent leur avis.
> uclouvain.be/lockdown-1an

 

    

Le 9 février 2021, l’UCLouvain a remis le titre de docteur honoris causa à quatre personnalités sur le thème ‘Relever les défis’ : Didier Pittet, épidémiologiste et infectiologue suisse, inventeur de la formule du gel hydroalcoolique ; Laurence Tubiana, économiste et diplomate française, qui a joué un rôle majeur dans l’accord de Paris (COP21) ; Peter Piot, microbiologiste belge, directeur du London School of Hygiene and Tropical Medicine (Londres), conseiller spécial de la Présidente de la Commission européenne ; Liv Strömquist, journaliste et auteure de bandes dessinées suédoise, engagée sur le thème de l’égalité hommes-femmes.

 

Article paru dans le Louvain[s] de mars - avril - mai 2021