Politiques versus scientifiques. Je t'aime moi non plus

LOUVAINS

 

Inconnu·es du grand public, des scientifiques sont devenu·es les vedettes plus ou moins consentantes d’un déferlement médiatique à la hauteur de la crise entrainée par l’apparition du COVID-19. Frictions, contradictions, déballage sur les réseaux sociaux… les relations entre ces chercheuses et chercheurs et les politiques ne sont pas un long fleuve tranquille. Les scientifiques doivent-ils prendre la parole ? Intervenir dans le débat public ? Quand ? Comment ? Pourquoi ?

Prendre des risques

« Apporter son expertise scientifique auprès du monde politique, c’est prendre le risque de se tromper », témoigne Mikael Petitjean, professeur à la Louvain School of Management (LSM) et à l’IÉSEG (Lille). « Pour minimiser ce risque, le scientifique doit connaitre les limites de ses connaissances. J’ai appris à me taire quand le corpus scientifique n’est pas suffisamment établi. » Il s’agit aussi pour l’économiste de ‘mettre la main à la pâte’ plutôt que de ‘se salir les mains’, expression malheureuse qui véhicule une idée de compromission, comme le lui avait fait remarquer le philosophe Philippe Van Parijs qui lui préfère l’expression ‘mouiller sa chemise’. De l’avis de Mikael Petitjean, le chercheur doit nécessairement publier pour se construire une réputation, mais ce n’est pas suffisant. « Conseiller n’est pas dans l’ADN des scientifiques qui ont tendance à travailler au sein de leur propre communauté. Je constate aussi une forme de dédain des scientifiques pour les politiques qui pourraient très bien leur rétorquer qu’il ne suffit pas de publier pour remplir sa mission scientifique. »

Mission ingrate

Au début de sa carrière, le scientifique donne logiquement la priorité à la recherche et à l’enseignement, mais l’implication dans la gestion de la cité est cruciale, en particulier pour les économistes puisque économie vient de ‘oikos’, maison, et ‘nomos’, gestion. « Cette mission d’expertise est souvent ingrate car on est vite critiqué et accusé de partialité, comme si le scientifique était incapable de participer au débat public en gardant ses distances et en révisant ses convictions quand cela s’avère nécessaire. La clé ? Retourner constamment vers la littérature scientifique. »

Conseiller, est-ce utile ? « Dans tous les cas, il faut y aller. J’ai surtout côtoyé des techniciens, des conseillers politiques, des chefs de cabinet qui se sont toujours montrés à l’écoute. Il ne faut pas attendre une prise de décision rapide, mais à force, les recommandations finissent par être intégrées. » Mikael Petitjean ne cache pas qu’il éprouve un profond respect pour les politiques « qui exercent un art bien compliqué à maitriser ».

La magie de la nature

L’économiste se dit aussi interpelé par la remise en cause de toute forme de discours officiel, dont le discours scientifique lui-même. « Je suis frappé par le retour en force des croyances animistes. Je vois même des universitaires autour de moi croire en la magie de la nature. » Cela place le chercheur dans une situation difficile. « Il doit douter, c’est son rôle, mais ce faisant, il favorise la résurgence de croyances moyenâgeuses. » La solution ? Garder un esprit critique face aux dernières avancées scientifiques, sans tomber dans le doute radical. « Car la prudence du scientifique laisse souvent la place à la vox populi », affirme l’économiste. « Les scientifiques doivent se faire entendre, surtout lorsqu’ils nous disent qu’il est préférable de ne rien faire. Lorsque les désaccords sont trop grands dans la littérature, un conseiller scientifique doit s’abstenir et reconnaitre qu’il ne sait pas. C’est le primum non nocere que mon épouse médecin connait par cœur. »

« Mission indispensable mais difficile. Je me dis que j'ai la chance d'être financée par de l'argent public depuis 20 ans et qu'il serait presque indécent de rester dans ma tour d'ivoire. »
Valérie Rosoux est professeure et spécialiste en négociation internationale et réconciliation à l’UCLouvain est, maitre de recherches FNRS, experte auprès de la commission spéciale de la Chambre sur le passé colonial de la Belgique.

Dominique Hoebeke 

Les expert·es, une plus-value pour la démocratie ?

L’UCLouvain et Le Vif/L’Express organisent, le jeudi 15 octobre 2020 de 12h30 à 13h30, un débat sur le thème ‘Les expert·es, une plusvalue pour la démocratie ?’, retransmis en direct sur Facebook. Les experts ont occupé le devant de la scène durant la crise du coronavirus, non sans tensions avec les politiques. Leur apport estil précieux pour le débat public ? Doivent-ils occuper le devant de la scène médiatique ? Comment gérer leurs relations avec les élus ? Un débat constructif.

> www.uclouvain.be/debatLeVif 

Situer la parole

« L’université est financée de façon importante par la collectivité, à laquelle on rend au travers de nos missions d’enseignement et de recherche. Mais encore s’agit-il de valoriser notre expertise », estime Marthe Nyssens, prorectrice Transition et Société et professeure à l'École des sciences économiques et à la Faculté Ouverte de politique économique et sociale (FOPES) de l'UCLouvain. Ainsi, la 3e mission de l’université, celle de service à la société, n’est pas isolée des deux autres. « Le service à la société ne peut s’envisager sans nos missions d’enseignement et de recherche : c’est en tant que chercheuse ou chercheur ou en tant qu’enseignant·e que nous avons un engagement envers la société. » Il y a donc une certaine responsabilité universitaire, sinon individuelle, à tout le moins collective, d’intervenir dans le débat public. 

Peu de vérités absolues

On s’entend : intervenir ne signifie pas décider, directement ou indirectement. « Je ne crois pas à ce qu’on appelle parfois le ‘gouvernement des experts’ : c’est aux politiques à gouverner. » Les expert·es scientifiques ne sont là que pour éclairer le débat démocratique et les responsables politiques dans leurs choix. D’ailleurs, « la rigueur de la démarche scientifique lui offre certes un certain crédit mais elle n’a pas la réponse à tout », précise la professeure Nyssens. « Il y a peu de vérités absolues, et inversement il y a de nombreux points de vue. Cela ne rend pas ceux-ci non pertinents. » Il faut donc bien que quelqu’un tranche, et les élu·es ont la légitimité, au regard du débat démocratique indispensable, pour le faire. « Il y a une éthique de la recherche qu’il faut préserver », ajoute-t-elle. Certes, une des grandes vertus de l’université est qu’elle offre un espace libre, détaché de lobbys quelle que soit leur nature, mais « je pense qu’il ne faut pas abuser de cette liberté académique dans l’espace public ». D’autant que la parole scientifique comporte le risque   d’être idéalisée, pour ne pas dire sacralisée, par le public. 

Éviter la confusion

Plus précisément, il s’agit pour les expert·es scientifiques de clarifier à quel titre ils ou elles interviennent. « Quand je signe une carte blanche qui s’indigne de l’irrespect des droits humains dans telle situation, est-ce en qualité d’experte scientifique ou bien de citoyenne engagée pour un État de droit ? » Ainsi, selon Marthe Nyssens, « je peux éclairer le débat public, mais je dois situer ma parole ». Mais si l’on peut s’accorder sans trop de difficultés sur ces principes, leur application est parfois rendue compliquée. La frontière entre position scientifique et avis personnel est poreuse. La notoriété ou même la qualité d’un·e universitaire peut, malgré lui ou elle, semer la confusion. Une certaine prudence est requise, à des degrés variables selon le domaine d’intervention. L’exercice n’est pas facile, et pourtant il sert l’université. « C’est très important qu’en tant qu’institution, nous valorisions celles et ceux qui participent au débat public », conclut Marthe Nyssens. 

« Cette mission est difficile mais indispensable pour comprendre et analyser les difficultés qui ont été rencontrées durant la gestion de la crise du COVID-19. Le but, selon moi, est de pouvoir apprendre des différentes erreurs qui ont été commises afin d’être mieux préparés si cette crise devait encore durer de longs mois ou si nous devions faire face à une nouvelle épidémie.. »
Leïla Belkhir est professeure et infectiologue aux Cliniques universitaires Saint-Luc, experte auprès de la commission spéciale de la Chambre consacrée à la pandémie de COVID-19

François Delnooz
Chargé de communication et de projets

« Les besoins sur les plans sanitaire et sociétal sont halluciants »

Olivier Mouton, vous êtes rédacteur en chef adjoint du Vif/L’Express. Comment qualifieriez-vous les rapports entre politiques et scientifiques ?

Olivier Mouton : Pour moi le mot-clé est ‘contre-nature’. Ils sont animés par des logiques différentes : les uns sont dans le rationnel, l’étayé, sans agenda public, les autres dans l’irrationnel, des thématiques larges et des agendas électoraux. Contraints par les évènements, ils ont dû trouver un modus vivendi. Je trouve assez significatif et même remarquable que la collaboration dans le cadre de la crise du COVID- 19 ait été efficace, malgré les circonstances.

Les scientifiques ne sont-ils pas en général peu visibles ?

O.M. : Pendant la crise, les universités et les scientifiques ont fait un travail très intéressant pour mettre le savoir au service de la collectivité. En témoigne la très efficace collaboration de l’UCLouvain avec Le Vif qui a publié les réponses d’experts aux questions des lecteurs. Il y a eu une évolution en ce sens ces dernières années qu’on l’appelait de nos voeux. Ceci dit, le rôle du chercheur c’est de chercher, avec rigueur et quand cela passe à la moulinette des médias et des politiques, l’essence même du travail en est bouleversé. Après, nécessité fait loi. Il s’agit d’une crise sans précédent et les uns se sont tournés vers les autres. Ce qui est intéressant, c’est que cette crise, terra incognita profonde, a mis en avant des acteurs significatifs qui ont pris leur place, un peu comme dans l’affaire Dutroux ou celle de la dioxine.

Quel est le rôle des scientifiques et des politiques ?

O.M. : Les scientifiques sont là pour conseiller les politiques mais ce sont ces derniers, garants de l’intérêt général, qui décident. Ensuite, ce sont les politiques qui communiquent. Je ne suis pas sûr qu’il soit judicieux que les scientifiques s’expriment, du moins pas de façon frénétique comme ce fut parfois le cas.

On pense aux sciences médicales et exactes mais il y a aussi des expert·es en sciences humaines…

O.M. : Bien entendu, il faut aussi des experts socio-économiques pour sortir de la crise, ou des psychologues pour l’aspect humain, ce que l’on a parfois oublié. Ceci dit, on a tendance à considérer que les sciences exactes apportent des réponses exactes, or ce n’est pas forcément le cas. Les chercheurs expérimentent et découvrent au fur et à mesure. On a vu aussi que les sciences exactes donnent lieu à des analyses et des interprétations différentes et qu’on fait dire ce qu’on veut aux chiffres. Donc il faut se nourrir de différentes analyses pour se forger une opinion. Comme toujours, ce devrait être une habitude du citoyen face à des réalités complexes et mouvantes.

Début août, Le Vif a publié un article qui montrait que les scientifiques avaient beaucoup changé d’avis au fil de la crise. Que vouliez-vous dire ?

O.M. : On a voulu montrer qu’on était dans une crise avec beaucoup d’inconnues et des expertises qui se construisaient au fil du temps, tout en devant tenir compte de contraintes. Après un début de crise où l’entente était forte entre les uns et les autres, les différences ont  pris le pas. Parce que certains prenaient trop de place ou que cela montait à la tête. Il faut être fort pour résister à la pression médiatique. Le risque, c’est de devenir le vecteur aussi bien de données scientifiques que d’opinions de citoyen. Cette crise a en tout cas montré que travailler ensemble est possible. Les besoins sur les plans sanitaire et sociétal sont hallucinants. C’est un changement de société plein d’incertitudes sur lequel politiques et scientifiques peuvent s’unir. Le risque étant le retour au business as usual

« Mon credo, c’est mieux informer pour mieux comprendre et mieux comprendre pour mieux agir. Pour cela il faut baser notre analyse sur des faits et non des opinions. Au final, je conçois mon travail de communication publique comme un assaut contre l’ignorance, le cynisme et le pessimisme. Il faut aussi dans notre société d’infobésité savoir démêler le fait du faux. »
Jean Hindriks est professeur d’économie à l’UCLouvain, Senior Fellow à l’Itinera Institute. Il intervient notamment dans Regards économiques (IRES), le Conseil Académique des Pensions (et, auparavant, la Commission de réforme des pensions)

 

 « La liberté de chercher n’existe que dans un état démocratique qui garantit cette liberté. Nous, les scientifiques, avons en retour la responsabilité de nourrir le savoir de la société sur elle-même afin de lui permettre de faire des choix informés sur son futur. Par définition, le scientifique ne peut être qu'engagé, au service de la société démocratique ! Et ceci est d'ailleurs la meilleure garantie que les citoyens se sentent mieux équipés pour choisir un futur désirable et valorisent l'exercice libre de la science. »
Isabelle Ferreras est professeure de sociologie à l’UCLouvain, maitre de recherches FNRS, experte sur les enjeux de démocratie économique engagée auprès des acteurs du monde de l’entreprise

Propos recueillis par Dominique Hoebeke

Article paru dans le Louvain[s] de septembre-octobre-novembre 2020