Ce que notre effroi devant l'incendie de Notre-Dame dit de nous

Article paru dans La Libre du 8 mai 2019

Une opinion de Ralph Dekoninck, professeur en histoire de l'art à l'UCLouvain, codirecteur du Centre d'analyse culturelle de la première modernité (GEMCA).

Lors des époques de crise ou de révolution, la chute d’un bâtiment suscite crainte et fascination. Pour beaucoup, l’incendie de Notre-Dame ne peut être qu’un signe des temps.

Il est frappant de remarquer la puissance et la profondeur des émotions qu’a suscitées l’incendie de la toiture de Notre-Dame de Paris et que continue à entretenir sa fraîche mémoire, même si cette vague d’émotions s’affaiblit tout naturellement à mesure que le choc initial s’éloigne.

Une simple revue de la presse des deux premiers jours consécutifs à l’incendie nous fait découvrir une riche palette de réactions émotionnelles : tristesse, douleur, désarroi, stupeur, affliction, inquiétude, angoisse… les Français et tous les "amoureux" de Notre-Dame étaient effondrés à l’image de l’effondrement de la flèche et de la forêt de chêne qui la soutenait.

Ces ondes de choc avaient pour épicentre le sentiment de sidération, caractérisé par un mélange de fascination et d’effroi, qui a saisi tous les spectateurs de l’événement, s’attroupant en masse aux alentours de ce qui n’était pas le ground zero mais le point dit central de la France, Paris Match pouvant dès lors titrer "Le cœur de la France en feu".

Alors qu’il n’y a pourtant pas eu mort d’homme, d’aucuns ne s’interdisaient pas des rapprochements maladroits et même malsains avec les événements, ô combien plus funestes, du 11 septembre 2001 : "Même si personne n’est mort, c’est un peu le 11 septembre français", pouvait affirmer un élu de l’opposition à Neuilly, interviewé par Fox News. Il est vrai que visuellement et imaginairement, les deux tours de Notre-Dame et les deux tours du World Trade Center se surimposaient aux yeux de certains, qui ne pouvaient dès lors s’empêcher de penser à un attentat terroriste.

Cette projection prouve à nouveau que l’imagination nous dit parfois plus sur la réalité que les faits bruts et objectifs. C’est bien cette imagination qui crée et mobilise une communauté émotionnelle qu’on cherche à convertir en unité nationale fantasmée.

Dans le trou béant du toit de Notre-Dame s’engouffre en effet un complexe réseau d’images religieuses (prises en plus dans une temporalité chargée symboliquement, celle de la semaine sainte), littéraires (tout le monde se souvenait de Victor Hugo), historiques (toute l’histoire de France semblait s’être déroulée dans les murs de la cathédrale), qui fait de Notre-Dame un monument de souvenirs, un trésor sentimental tout autant, si ce n’est plus, qu’un trésor patrimonial. D’où cette osmose ou symbiose - on a parlé également de communion - avec cette cathédrale d’images, "notre drame de Paris", selon ce beau titre placé en une de plusieurs journaux.

Le "corps" de Notre-Dame

Dans cette riche palette de réactions, il en est une récurrente, et même insistante, qui a tout lieu de retenir l’attention : celle qui consiste à personnaliser le monument, bien au-delà donc de son assimilation toute naturelle à un chef-d’œuvre artistique, à un symbole d’une nation et à celui d’une religion, deux symboles qui, dans l’esprit de beaucoup, n’en formaient plus qu’un. Ainsi pouvait-on relever dans les colonnes des journaux français et belges une série de métaphores qui ont toutes trait au corps de Notre-Dame, la dédicace même de la cathédrale à la Vierge renforçant l’analogie : on venait "au chevet" de "la grande blessée", de "la martyre" aux entrailles entrouvertes, pour la "soutenir dans sa souffrance" ou dans son "agonie". "Partout, autour de la suppliciée, des gens prient". "C’est comme si j’avais perdu un être extraordinairement cher". "Nous sommes en train d’assister à un meurtre et on ne peut rien faire". "Il ne s’agissait pas d’art ou de trésor mais de notre existence même". "On perd une mère". Toutes ces vives réactions résonnent avec les mots de Victor Hugo, souvent alors cités : "Ce corps immense est vide, c’est un squelette, l’esprit l’a quitté". On comprend ainsi mieux ce sentiment de deuil national. Certaines églises ne sonnaient-elles pas le glas ?

Un tel anthropomorphisme témoigne de notre rapport complexe au patrimoine, balançant entre culte et culture, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un patrimoine religieux encore vivant. Or, nos émotions collectives, aussi naturelles qu’elles nous apparaissent, sont profondément culturelles, animées qu’elles sont par des valeurs qui ont une histoire. Il en va ainsi de notre propension à convertir le patrimoine en reliques, propension tributaire d’un transfert de sacralité de la religion à l’art qui s’opère à dater de la Renaissance et qui s’accélère au XVIIIe siècle. Selon la belle formule de Jean Cocteau, "confuse époque [qu’est la nôtre] où les musées deviennent des églises, et les églises des musées".

Chercher un coupable

Ainsi sommes-nous tentés d’investir beaucoup de sens dans ces repères bien tangibles d’un passé en permanence ballotté par une modernité marquée du sceau de l’obsolescence programmée. Sans que nous soyons mus par une quelconque forme de croyance, voire d’animisme, nous conservons ce mélange de fascination et de crainte face à "l’exécution" des monuments, réaction propre à bien des époques de crise et de révolution. Étant donné qu’en ces temps troublés, les destructions étaient essentiellement l’œuvre des hommes - la dernière en date et la plus marquante pour la France ayant été, en 1914, le bombardement de la cathédrale de Reims qualifiée à ce titre de martyre -, la tentation était grande de chercher un coupable à l’incendie "sacrilège" de Notre-Dame, les suspicions les plus invraisemblables alimentant encore un peu plus les théories du complot.

Et si ce n’est qu’un accident, ce drame ne peut être, à en croire certains, qu’un signe du temps. Si on les suit, l’effondrement semble en dire en effet plus sur l’état d’un monde que sur celui d’un monument. On veut y reconnaître, plus que le symbole d’un passé, le signe d’un présent, voire d’un avenir : celui de la "condamnation d’un monde" comme on pouvait le lire dans certains journaux. La destruction du patrimoine, qu’elle soit l’œuvre de la nature ou de l’homme, a toujours eu des allures de fin du monde, en tout cas de fin d’un monde. D’où le défi immense que constitue la tentative de reconstruction - il serait plus juste de parler de "restauration" - qui cristallise d’ores et déjà bien des débats.

Or, quoi qu’en pensent beaucoup, le passé ne peut "ressusciter". Il se réinvente toujours. Et ce n’est pas l’action de Viollet-le-Duc, le véritable architecte de ce qui a été essentiellement détruit le 15 avril, qui le démentira.

À la fin, une chose est sûre : le patrimoine est un puissant écran sur lequel se projettent nos idéaux et nos passions qui en disent plus sur notre temps que sur celui des créateurs de ce patrimoine.

Publié le 08 mai 2019