Partie I - Agnès Guiderdoni
La scolastique en habit d’honnête homme : Expression figurée, poétique et logique en France au XVIIe siècle
Ce volet du projet se propose d'étudier la manière dont un certain corpus de textes en français utilise au XVIIe siècle le bagage scolastique, argumentatif et/ou conceptuel, à d’autres fins que proprement philosophiques. Ces textes sont principalement des scolastiques traduites en français et des textes qui s’en inspirent (traités de morale ou de poétique par exemple).
La problématique s’articule autour de deux axes. Il s’agit d’abord d’apprécier la valeur noétique (s’il y en a une) de l’expression figurée employée dans le corpus scolastique en français, et ensuite, de comprendre comment s’est opérée l’assimilation de ce cadre épistémologique dans le contexte d’une nouvelle sociabilité littéraire.
Plus particulièrement, on a examiné ce qui se passe dans l’opération de traduction / translation des modes de penser et des manières de dire propres à la scolastique dans un corpus de textes plus « mondains », en français, c’est-à-dire 1) dans une forme discursive qui est étrangère et en partie extérieure à la scolastique, 2) qui rompt avec l’ordre du discours scolastique, 3) ainsi que (et surtout peut-être) avec le public cible habituel. Un des procédés principaux mis en avant par les auteurs eux-mêmes dans cette entreprise « d’accommodation », qui appelle toujours une justification, est l’usage du langage figuré, qui « orne » le discours réputé rude et brutal de l’École. Une attention particulière a été prêtée à cette dimension, dans la mesure où la justification portant sur les ornements du discours est en lien direct avec des discussions contemporaines dans les milieux précisément où sont conçues ces traductions, translations et adaptations.
Après avoir entrepris d’étudier l’usage et la valeur de l’expression figurée dans les traités de symbolique et d’emblématique du XVIIe siècle, c’est-à-dire dans un vaste corpus d’ouvrages qui utilisent un fond scolastique pour définir une partie de ses concepts et de son fonctionnement, il s’est avéré que l’usage et la valeur de cette expression figurée dans l’argumentation de textes maniant ou intégrant en partie du moins des concepts et des cadres de pensée scolastiques, s’inscrivait dans la question plus vaste des procédés de translation, de traduction, de transfert, du savoir scolastique dans une langue et un discours qui lui sont étrangers, qui rompent notamment avec la structure fixe et l’ordre du discours scolastique, ainsi qu’avec le public cible habituel. Ce constat est frappant à la lecture des traités français de philosophie scolastique du XVIIe siècle, dont les préfaces et avis au lecteur expliquent et justifient l’entreprise non seulement de traduction mais surtout d’adaptation ou, pourrait-on dire, d’accommodation.
Un facteur essentiel de cette opération est certainement l’émergence de nouveaux lieux de sociabilité savante, au sein desquels se retrouvent à la fois des savants à proprement parler mais aussi une société mondaine d’ « honnêtes gens » (hommes et femmes) qui attend et participe à la diffusion d’un savoir vulgarisé, « mondanisé ». On remarque la présence récurrente de la notion de « délicatesse » et de la catégorie socio-culturelle des « délicats » qui qualifient de manière récurrente le lectorat des ouvrages étudiés. L’attente, voire l’exigence, d’un nouveau discours savant transparaît ainsi avec force dans le paratexte de certaines traductions françaises du corpus scolastique et de textes qui s’en inspirent, tel que le montre une première exploration des textes de Scipion Dupleix, Léonard de Marandé, René Bary, ou Pierre Le Moyne 1641.
On a ainsi pu délimiter avec précision le corpus d’étude : d’une part les traductions des manuels scolastiques en français, et d’autre part des textes ressortissant d’une manière ou d’une autre à l’expression figurée (symbolique, emblématique, allégorie, ekphrasis) qui en utilisent les concepts et/ou l’argumentation. La définition de ce second corpus étant plus complexe que celle du premier, on a procédé par auteur. Les auteurs retenus ont tous produit des ouvrages théoriques relevant de l’expression figurée d’une manière ou d’une autre. Le choix s’est également porté sur des auteurs jésuites pour trois raisons : 1) tout d’abord par le fait que la Compagnie a été extrêmement active sur le front de l’expression figurée, l’intégrant même à son programme d’enseignement, 2) ensuite par la formation scolastique et aristotélicienne en vigueur dans la Compagnie, et 3) enfin par l’engagement mondain et politique des jésuites dans la France du XVIIe siècle, ce qui fait de leurs ouvrages des lieux privilégiés d’observation des opérations de traduction, transfert et assimilation de l’univers scolastique vers la sphère mondaine. Parmi ces auteurs, deux ont retenu plus spécialement l’attention, à savoir Pierre Le Moyne et Dominique Bouhours, dont les œuvres sont à la fois cohérentes, très diffusées et influentes au XVIIe siècle, et particulièrement bien représentatives des questions débattues dans les salons et académies. Claude-François Ménestrier est étudié pour sa part par la doctorante de ce module, Élise Gérardy.
Corpus d’étude (travail toujours en cours) :
a. Scolastique (par ordre chronologique)
- Théophraste Bouju, Corps de toute la philosophie, Paris, 1614 ;
- Scipion Dupleix, Corps de philosophie, contenant la logique, l'éthique, la physique et la métaphysique, Genève, 1627 ;
- Léonard de Marandé, Abrégé curieux et familier de toute la philosophie, logique, morale, physique et métaphysique, et des matières plus importantes du théologien françois, Paris, 1642 ;
- René de Ceriziers, Le philosophe français, Paris, 1643 ;
- André Dabillon, Nouveau cours de philosophie en françois, divisé en quatre parties contenant la logique, physique et morale, suivans la doctrine des plus célèbres auteurs, Paris, 1643 ;
- René Bary, Fine philosophie accomodée à l'intelligence des dames, Paris, 1660 ; La Physique, où selon les anciens et les modernes il est traité de tout ce qu'il y a de plus curieux dans la nature, est divisée en trois tomes ; et dans le troisième tome, il est métaphysiquement traité de Dieu, 3 vol., Paris, 1671 ; Logique où il est donné l'usage de la logique mesme, Paris, 1663 ;
- Jean-Baptiste de la Grange, Les principes de la philosophie contre les nouveaux philosophes, Descartes, Rohault, Régius, Gassendi, le p. Maignan, Paris, 1682.
b. Expression figurée (par ordre chronologique)
- Louis Richeome, Discours des saintes images,
- Louis Richeome, Les Tableaux sacrez,
- Etienne Binet, Essay des merveilles de la nature, 1621
- Joseph Filère, Le Miroir sans tache des merveilles de la nature…, 1636
- Pierre Le Moyne, Les Peintures morales, vol. 1, 1640 ; vol. 2, 1643
- Pierre Le Moyne, Hymnes de la sagesse divine et de l’Amour divin,avec un Discours de la poësie, Paris, 1641
- Pierre Gautruche, L’histoire poétique…, 1653
- Pierre Le Moyne, De l’Art des devises, Paris, 1666
- Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et Eugène, Paris, 1671
- Dominique Bouhours, Remarques nouvelles sur la langue françoise, Paris, 1675
- Dominique Bouhours, La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, Paris, 1687
Partie II – Élise Gerardy
L’objectif principal est de révéler les fondements scolastiques qui étayent la littérature emblématique et symbolique du 17e siècle, en reconsidérant tous les processus en jeu dans l’emblématique, éléments qui jusqu’ici ont été principalement analysés soit comme des traits particuliers au genre, soit comme relevant de paradigmes poétiques et philosophiques plus généraux tels que l’ut pictura poesis ou le néo-platonisme.
À ce jour, la majorité des recherches entreprises dans le domaine de l’emblème ont tenu pour acquise la dimension néo-platonicienne des représentations allégoriques et symboliques à la Renaissance, en négligeant d’autres tendances majeures de la période comme la tradition scolastique. Pourtant, la scolastique permet d’amener de nouveaux éléments pertinents, particulièrement parce qu’elle aide à intégrer l’emblématique dans une théorie alternative du signe rattachée à une théorie de la connaissance. En particulier, les questions de la relation entre texte et image et du processus de signification de l’emblème reçoivent grâce à elle un nouvel éclairage philosophique.
Notre démarche consiste en un repérage de la terminologie scolastique utilisée pour décrire l’emblématique dans un large panel de traités et de préfaces. Ceci nous permet d’examiner l’adaptation / l’hybridation possible des notions tirées de la scolastique, ainsi que la façon dont celle-ci peut fournir de nouveaux outils à la compréhension du « processus emblématique » et des effets supposés de l’emblème et de la devise sur l’âme du lecteur. Notre démarche vise également à clarifier le statut exact de la doctrine de l’ut pictura poesis ; au final, nous devrions donc aboutir à une nouvelle définition du champ de l’emblématique.
Pour atteindre ces objectifs, nous travaillons sur un corpus de traités écrits tout au long du XVIIe siècle. Nous accordons une attention particulière à l’œuvre du jésuite Claude-François Ménestrier, dont Judi Loach a démontré l’arrière-plan aristotélicien. Ses traités peuvent être considérés à la fois comme l’apogée de la littérature théorique emblématique et comme le tournant vers son déclin. Ils coïncident aussi avec le début du déclin de la pensée scholastique. Ils présentent donc un intérêt certain pour observer les continuités et discontinuités dans les questions identifiées dans le projet.
Différentes pistes de recherche fécondes ont pu être dégagées au fil du projet. Les débats menés entre jésuites et calvinistes semblent un terrain propice pour identifier les traits proprement scolastiques de la pensée de Ménestrier. Il s’est en effet engagé dans une polémique avec Pierre Jurieu à la fin des années 1680, à propos des célébrations entourant l’inauguration de la statue de Louis XIV pour l’Hôtel de Ville de Paris. Le thème de la théologie sacramentelle se dégage également, dans la mesure où la question des sacrements est très discutée aux seizième et dix-septième siècles, et que ses problématiques sont proches de celles soulevées par l’analyse des symboles (quelles sont les relations entre éléments visuels et textuels ? quel est le rôle du concepteur / ministre ? etc.). Les emprunts à l’hylémorphisme et à l’anthropologie (âme-corps) pour théoriser l’emblématique, tant en Italie qu’en France, semblent également constituer une piste à approfondir pour comprendre comment la scolastique tardive étend son influence hors du domaine strictement philosophique.
Outre Ménestrier qui permet, grâce à sa longue carrière à Lyon puis à Paris, d’observer de façon privilégiée les inflexions de la théorie emblématique, on considèrera un corpus secondaire visant à mettre en lumière la tradition dans laquelle le jésuite s’insère et qu’il se réapproprie : les traités italiens consacrés aux devises, les traités jésuites en latin consacrés à l’image figurée, et les ouvrages de ses coreligionnaires français intéressés par la devise. Pour le versant scolastique, il est indispensable de considérer les grands traités de la tradition jésuite (les Conimbricenses, Fr. de Toledo, Fr. Suárez, P. da Fonseca). On lira également avec intérêt les grandes synthèses des manuels du XVIIe siècle, ainsi que certains traités de vulgarisation en langue vernaculaire recommandés par Ménestrier.
L’étude sera menée grâce à trois des quatre grandes disciplines scolastiques : la physique, la logique et l’éthique. On verra comment la physique et la logique scolastique soutiennent deux approches différentes des images emblématiques, l’une reposant sur la soumission traditionnelle de la physique à la théologie, l’autre sur l’étude des notions formées par l’intellect. De même, la logique offre une alternative à la filiation hiéroglyphique de la devise : le syllogisme permet de penser l’impresa comme l’expression poétique personnelle d’un concetto. C’est encore cette discipline qui soutient l’orientation psychologique de la rhétorique latine de Ménestrier (1663), qui pose les fondations de sa « philosophie des images ». Outre la logique, on étudiera comment la physique scolastique sert à structurer les thèses des traités et les débats qu’elles suscitent : les avatars de l’hylémorphisme soutiennent les métamorphoses de la définition de la devise et, plus tard, de l’emblème.
L’impact de la morale scolastique ne sera pas oublié. On traitera de la casuistique qui explique, par d’autres voies que celles de la rhétorique et de l’humanisme, l’intérêt pour les exempla, pour les représentations des qualités morales, en déplaçant l’emblématique d’une topique aristotélicienne vers une étude de cas. Enfin, la querelle qui a opposé le calviniste Pierre Jurieu à Ménestrier au sujet des cérémonies jésuites permettra de voir l’impact de l’équivocité sémantique, mise sur le devant de la scène par la réserve mentale, sur le traitement de la symbolique.