Les théories de l’image et de l’art (Ralph Dekoninck – Sophie Lenaerts)

Objectifs généraux

Ce module de travail vise à renouveler notre compréhension d’un certain nombre d’enjeux théologiques et philosophiques présents dans les théories de l’art et des images de la seconde moitié du 16e siècle et de la première moitié du 17e siècle : il s’agit non seulement d’approfondir notre connaissance des fondements théoriques de ce type de littérature, mais aussi de mieux mettre en lumière la façon dont les arts visuels étaient conçus et perçus.

Plus spécifiquement, nous étudions les interrelations entre, d’une part, les traités sur les images publiés dans la foulée du Concile de Trente qui, comme nous tentons de le démontrer, sont profondément inspirés par la seconde scolastique, et d’autre part, des traités sur l’art qui, comme nous tentons également de le démontrer, partagent avec les premiers de mêmes présupposés philosophiques et théologiques.

Partie I – Ralph Dekoninck

De la nature à l’esprit: les métamorphoses de la pensée scolastique de l’image dans les théories des arts au premier âge moderne (1550-1610)

Les recherches menées par Ralph Dekoninck se consacrent à l’étude des théories de l’image d’inspiration scolastique qui sous-tendent les débats entre catholiques et protestants à la charnière des XVIe et XVIIe siècles autour de l’épineuse question de la juste vénération à adresser aux images religieuses. En investiguant la littérature sur l’image qui fleurit dans ce contexte et en la croisant avec la théorie de l’art de la même époque, il a porté toute son attention aux théories de l’âme qui rendent compte de la fabrique de l’image mentale dans sa relation avec l’image perçue. Un point précis d’intersection entre théorie de l’art, théorie de l’image et seconde scolastique a fait l’objet d’une étude approfondie : celui de la reprise scolastique (chez Thomas d’Aquin en particulier) d’un passage du traité d’Aristote sur la mémoire et la réminiscence portant sur le double mouvement de l’âme vers l’image, et ensuite sa postérité dans les débats qui divisent l’Église catholique au milieu du XVIe siècle dans le contexte de la préparation du décret sur les saintes images qui sera promulgué à la fin du Concile de Trente. L’étude de ce point précis a permis d’éclairer l’importance du filtre scolastique dans la transmission de l’héritage aristotélicien. Plus largement, les recherches menées se sont attachées à approfondir les soubassements issus de la logique scolastique, médiévale et moderne, qui permettent de comprendre bien des enjeux propres à ces débats portant essentiellement sur la relation non seulement entre l’image et ce qu’elle représente, mais aussi entre l’image mentale et l’image matérielle. Elles ont permis également de rendre compte des interactions entre théorie de l’image et théorie de l’art, étant donné que ces débats engagent la question de la transparence (l’âme doit viser le modèle à travers l’image) et de l’opacité de la peinture (l’âme peut goûter sa beauté, au risque de se détourner du modèle dans l’image).

Ralph Dekoninck a par ailleurs poursuivi l’étude systématique du vocabulaire latin relatif au champ sémantique de l’image (conceptus, exemplar, idea, idolum, figura, forma, notitia, phantasma, repraesentatio, similitudo, species,…) et utilisé par la philosophie et la théologie scolastiques, vocabulaire dont les reprises, adaptations et transformations, en italien et en français, par les théories de l’art (Armenini, Lomazzo, Zuccari,…) et des images (Molanus, Paleotti, Richeome,…) des XVIe et XVIIe siècles nous apprennent beaucoup sur les systèmes de l’âme qui sous-tendent alors les diverses conceptions de la création artistique comme de la réception des images à cette même époque. Au mouvement de dématérialisation auquel l’âme procède à partir des données perçues pour en extraire les formes soumises à l’intelligence répond, du côté artistique, le mouvement inverse consistant à matérialiser une idée, laquelle naît toutefois dans des conditions analysées, entre autres, par les philosophies scolastiques. La rencontre de la théologie augustinienne du Verbe intérieur et de la psychologie aristotélicienne de l’image mentale, fondées toutes deux sur le principe de la ressemblance dont le modèle est fourni par la réalité naturelle ou par la réalité surnaturelle, a permis de penser le rapport entre imitation et invention, et notamment l’autonomie de l’âme « accouchant » de ses propres idées / images. Il s’est agi en outre de montrer comment la façon dont les théories de l’image religieuse conçoivent la production des images mentales comme étant à l’origine de l’idolâtrie rejoint ce que les théories de l’art pensent à propos de la création artistique à partir de cette même image mentale. Que ce soit à propos de l’idea ou de l’idolum, une même réflexion s’élabore à partir d’un riche bagage philosophique et théologique latin.

Un pan des recherches a été consacré à l’étude d’un dossier précis : le Discours pour les images (1597) du jésuite français Louis Richeome. Dans le cadre de l’édition (à paraître en 2022 chez Jérôme Millon) avec Pierre-Antoine Fabre (EHESS, Paris) de cet important traité sur l’image religieuse, Ralph Dekoninck a particulièrement étudié l’imprégnation scolastique de ce traité qui convoque fréquemment des questions de logique et de dialectique, mais qui est également sous-tendu par une riche et complexe théorie de l’âme. Il a par ailleurs pu investiguer, en vue d’un article à paraître en 2022, l’articulation entre la conception de l’idole propre à Richeome et celle de l’idée qui sous-tend bien des traités contemporains sur l’art. L’objectif est de proposer un nouvel éclairage sur les relations entre les traités sur les images, publiés dans le sillage du Concile de Trente et profondément inspirés par un cadre scolastique, et certains traités sur l'art, comme L'idea de' pittori scultori e architetti de Federico Zuccari (1607), qui ont trouvé une partie de leur inspiration dans un terrain philosophique et théologique commun. Il a pu enfin travailler sur la notion de « ressemblance » et sur son importance dans les théories de l’image à cette même époque.

Partie II – Sophie Lenaerts

La création mentale de l’image chez l’artiste et le théologien : étude des influences de la scolastique sur les théories de l’art et de l’image italiennes post-tridentines

Cette partie du module est consacrée aux influences de la seconde scolastique sur les théories de l'art et de l'image italienne du dernier tiers du XVIe siècle et du premier tiers du XVIIe siècle. Sophie Lenaerts travaille tout particulièrement  sur deux traités : l’Idea de’pittori, scultori et architetti (1607) de Federico Zuccari, et le Discorso intorno alle imagini sacre e profane (1582) de Gabriele Paleotti, qui expriment une conception nouvelle de l’art et de l’image dans ce contexte post-tridentin. C’est en effet à cette époque que les théoriciens de l’art adoptent une approche plus métaphysique des grandes questions théoriques liées à l’image et à la création (facultés créatrices, rapports à la nature et à Dieu, inspiration, idolâtrie, statuts de l’image et de l’artiste…) en se distançant des problématiques techniques et biographiques auparavant prédominantes.

Les travaux de Sophie Lenaerts sur les traités de Zuccari et Paleotti ont permis d’identifier, d’une part un certain nombre de considérations communes aux deux auteurs (pourtant issus de milieux artistiques et religieux différents), telles que la matérialité de l’image, l’image mentale ou encore la redéfinition de la place de l’artiste et de l’image dans le paysage culturel et religieux de l’époque ; et d’autre part une série de questions scolastiques exploitées par Zuccari et Paleotti, comme le rôle des facultés de l’âme, les rapports entre sensible et intelligible et les rapports de la création humaine à la Création divine. Un travail de contextualisation des traités a été effectué, notamment lors de plusieurs séjours de recherche à Rome. Ces recherches se sont focalisées sur la carrière des auteurs et leur environnement intellectuel (universités, académies, collèges) et ont permis de rapprocher davantage les textes des enjeux intellectuels et religieux de l’époque (Contre-Réforme).

Le travail de contextualisation amorcé s’est poursuivi par la consultation d’autres traités post-tridentins : G. A. Gilio, Degli errori e degli abusi de’ pittori circa l’istorie (1564), B. Ammannati, Lettera agli accademici del Disegno (1582), R. Borghini, Il riposo (1584), G. P. Lomazzo, Trattato dell’arte della pittura, scultura e architettura et Idea del Tempio della pittura (1584 et 1590), G. B. Armenini, De’ veri precetti della Pittura (1587), G. Comanini, Il Figino (1591), A. Possevino, Tractatio De Poesi et Pictura ethnica, humana et fabulosa collata cum sacra (1594), F. Scannelli, Il microcosmo della pittura (1607) et F. Borromeo, De pittura sacra (1624). Ce travail sur le corpus secondaire a permis de replacer les traités de Zuccari et de Paleotti dans le contexte plus large de la production théorique sur l’image à l’époque post-tridentine et de développer une vision plus claire de l’environnement théorique dans lequel ont évolué les deux auteurs principaux (constat d’un déclin de l’art, intégration des enjeux post-tridentins autour de l’image par les artistes…).

La chercheuse a pu déceler de nombreuses thématiques communes aux artistes et théologiens, basées sur les traditions littéraires et théologiques (imitation, buts et effets de l’image, questions morales, facultés de l’âme,…) et qui servaient à constituer leurs conceptions de l’image et de l’artiste. De plus, il est apparu que de nombreux emprunts aux philosophies aristotélicienne et scolastique étaient employés par la plupart des auteurs afin de décrire l’image, son processus de création et ses buts. Ces trois pôles sont devenus les pistes de recherche principales de cette partie du module : premièrement l’hylémorphisme et la théorie des quatre causes aristotéliciennes employés pour définir et décrire l’image ; deuxièmement l’explication du processus de création de l’image (mentale) réalisée à partir des facultés de l’âme et de leurs fonctions ; et troisièmement la valorisation et la défense de l’image grâce à sa valeur de signe : la peinture renvoie à une image mentale qui renvoie au prototype, à la chose représentée.

Des thèmes plus précis ont aussi fait l’objet d’approfondissements ponctuels, notamment le parallèle entre les créations artistiques et divines à travers la question du processus cognitif et créatif des anges, question abondement débattue par les auteurs scolastiques et dont on retrouve l’écho dans les chapitres consacrés au disegno divino et au disegno angelico par Federico Zuccari.

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