Les poétiques néo-latines (Aline Smeesters – Margaux Dusausoit)

Objectifs généraux

Ce module de travail vise à reconsidérer la tradition des poétiques néo-latines dans une perspective scolastique. Ces traités se situent dans la filiation directe des poétiques de l’Antiquité (Aristote, Horace) et opèrent également de nombreux emprunts à la rhétorique antique (Rhétorique à Herennius, Cicéron, Quintilien, les rhetores graeci...). À première vue, cette tradition semble avoir peu en commun avec la scolastique. Pourtant, les Poetices Libri septem (1561) de Jules César Scaliger, une des poétiques les plus influentes de la seconde moitié du 16e siècle, sont saturés de références philosophiques aristotéliciennes, aussi bien au niveau du vocabulaire que des méthodes d’analyse de l’objet poétique.

Il s’agit ici à la fois de mieux comprendre la démarche propre de Scaliger, et d’étudier son impact éventuel sur le vaste corpus de poétiques post-scaligériennes (en particulier jésuites), afin d’éclairer le rôle de la seconde scolastique dans la construction des paradigmes poétiques de la première modernité.

Les Poetices Libri Septem de Jules César Scaliger (1561) ainsi que les poétiques néo-latines jésuites qui couvrent tout le dix-septième siècle (des Poeticae institutiones de Jacobus Pontanus, Ingolstadt, 1594 aux Institutiones poeticae, de Jouvancy, Venise, 1718) sont ainsi mises en comparaison avec des ouvrages de philosophie et de théologie scolastiques des 16e et 17e siècles.

Partie I – Margaux Dusausoit

Cette partie du module se focalise sur les Poetices libri septem (1561) de Jules César Scaliger. La recherche récente a démontré que la Poétique de Scaliger est imprégnée de termes et de concepts provenant du champ philosophique. En effet, Scaliger tente de décrire le langage poétique à l’aide des concepts aristotéliciens, la théorie des quatre causes par exemple, et plus rarement platoniciens. Cependant, une recherche systématique et approfondie de la dimension philosophique de la Poétique manque encore.

Margaux Dusausoit a progressivement orienté ses recherches vers l’interprétation toute scolastique que donne Scaliger de l’œuvre de Virgile au fil des pages de sa poétique. Cet angle d’approche situé au croisement des domaines philosophique et littéraire comporte plusieurs avantages : il est novateur par rapport aux travaux déjà effectués sur la Poétique de Scaliger ; il permet de rendre compte de la présence de la philosophie scolastique dans les Poetices Libri Septem dans la mesure où les vers de Virgile soit illustrent les raisonnements philosophiques de Scaliger, soit sont à l’origine de ces raisonnements ; il permet de couvrir en majeure partie cette Poétique puisque Virgile y est omniprésent ; finalement, il contribue à situer Scaliger et sa pensée par rapport à d’autres poéticiens de son époque mais aussi par rapport aux autres commentateurs de Virgile.

Partie II – Aline Smeesters

Le cas de la Poétique de Scaliger est intéressant, non seulement en lui-même, mais aussi en raison de sa réception bien attestée : nous savons qu’elle fut la poétique de référence de la seconde moitié du 16e siècle et au-delà. La seconde partie de l’enquête consiste donc à vérifier si et comment la composante scolastique de la Poétique de Scaliger a été prise en compte par ses lecteurs et émules – qu’ils soient eux-mêmes auteurs de traités de poétique, ou poètes néo-latins. Cette partie de l’enquête se concentre tout particulièrement sur les productions jésuites. 

Après l’établissement d’un panorama d’ensemble des poétiques jésuites et de leur diffusion, l’enquête s’est focalisée sur des thèmes précis qui apparaissaient porteurs pour le projet : la question de l’inspiration et du furor poeticus ; le rôle reconnu à l’imagination ; la concept d’hylémorphisme appliqué à la poésie. Les recherches ont par ailleurs démontré l’importance, dans la réflexion des poéticiens jésuites, des premiers commentaires italiens de la Poétique d’Aristote (Robortello, Maggi, Vettori…) dont les tentatives pour réconcilier ce dernier texte avec un cadre de pensée général pétri de rhétorique et de scolastique sont poursuivies et discutées par les jésuites jusque très avant dans le 17e siècle.

Un premier grand dossier poursuivi au fil du projet est celui des débats qui agitent une série de poéticiens autour de l’identification théorique de la « forme » et de la « matière » de la poésie (en lien avec l’hylémorphisme péripatéticien).

Un second dossier concerne la progressive montée en puissance du concept d’imagination dans les théories poétiques entre le milieu du 16e siècle et la fin du 17e siècle. Les poéticiens de l’époque conçoivent bien souvent l’imagination ou phantasia selon le modèle de la psychologie aristotélicienne, qui la situe parmi les « sens internes » de l’âme et lui confère un rôle-pivot entre les impressions reçues des sens externes et le travail de l’intellect qui, selon la célèbre formule aristotélicienne, « ne pense jamais sans image ». L’imagination du poète apparaît comme un concept clé, qui permet notamment aux théoriciens de repenser le furor poeticus sur un mode naturaliste (sans intervention divine immédiate) et de développer le rôle des passions, dont l’imagination (celle du poète, de ses lecteurs-auditeurs ainsi que, le cas échéant, celle de l’interprète ou acteur) constitue selon eux un puissant levier. La capacité d’invention combinatoire de l’imagination (dans les rêves par exemple) mérite également d’être explorée davantage ; cette caractéristique qui tend du côté de l’irrationalité a eu tendance, dans la première tradition humaniste, à entraîner une dévalorisation de l’imagination dans le cadre poétique, une imagination censée ne produire que des chimères et des songes grotesques. Quand et comment l’imagination est-elle devenue une puissance de création positivement connotée ? Et quel rôle le cadre de pensée de la seconde scolastique a-t-il (ou non) joué dans ce processus ? Telles sont les questions approfondies dans ce module, dont les résultats ont aussi été mis en parallèle avec ce qui se passe dans le domaine de la théorie de l’art (le caractère interdisciplinaire de l’équipe Schol’Art contribuant à faciliter de tels rapprochements). Dans cette perspective de croisement entre théorie littéraire et de l’art, une enquête a été réalisée sur le thème plus précis des qualités « lumineuses » attribuées à l’imagination aux 16e et 17e siècles - explorant la théorie scolastique de l’illumination des phantasmata par l’intellect agent, et ses reprises diffuses chez certains poéticiens. Les questions de la fureur poétique et des visions intérieures ont, plus généralement, été articulées avec les théories scolastiques des sens internes, des species, des phantasmata, de l’intellect agent/patient, mais aussi celles, plus médicales, de la physiologie du cerveau.

Si l’essentiel du travail a porté sur les poétiques néo-latines, d’autres axes de recherche secondaires ont aussi été explorés. L’étude de la réflexion moderne sur le langage des mystiques, objet d’un précédent projet du GEMCA (projet FRFC « Pensée figurée et expérience mystique »), s’est révélée pertinente également dans le cadre de cet ARC, dans la mesure où un tel langage emprunte à la poésie une partie de ses procédés (expression figurée, métaphores, discours voilé…) tout en aspirant à une légitimité théologique, elle-même âprement discutée par les théologiens scolastiques. Dans ce contexte, Aline Smeesters poursuit l’analyse et l’édition-traduction de la Pro Theologia Mystica Clavis du jésuite Maximilianus Sandaeus (Cologne, 1640) ; elle a été assistée dans cette tâche par Monica Baur, qui a été engagée pendant une année pour faciliter le travail d’édition et d’annotation de l’ouvrage.

La réflexion s’est également portée sur l’enseignement et la pratique du latin et de la poésie latine dans les collèges jésuites du 17e siècle, comme lieu de croisement de diverses influences (humanistes et scolastiques, entre autres). Aline Smeesters a notamment entrepris de mettre en relation, d’une part les théories scolastiques et médicales relatives aux organes des sens et à l’intellection, et d’autre part les représentations qui sont faites du développement physiologique du Dauphin de France nouveau-né dans plusieurs poèmes et discours encomiastiques dus à des jésuites français en 1638-39 (reliant ainsi ses recherches actuelles au dossier des généthliaques jésuites princiers qui constituait son précédent chantier de recherches).

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