Testimony by Laurent Deutsch

Laurent

Deutsch

J’apprends avec une immense émotion le décès de Jacques Drèze qui m’enseigna, à Louvain-la-Neuve, l’économétrie, la théorie de l’équilibre général et la théorie économique du risque.

Je ne vais pas vous mentir : je ne suis pas à même de juger sa qualité scientifique et si les bruits qui circulaient sur son caractère « nobélisable » étaient fondés ou non. Je me souviens toutefois d’un cours où un étudiant lui avait posé une bonne question. "Je ne sais pas" avait-il dit avant d’ajouter "On va voir". Il efface le tableau et commence à le couvrir de formules mathématiques, s’arrête un instant, réfléchit, mobilise une propriété de calcul matriciel oubliée du monde entier, progresse dans sa démonstration et dans la couverture du tableau, rappelle telle propriété mise en avant dans un article d'il y a dix ans, simplifie au-dessus et en dessous de la barre des fractions, s’interrompt un peu, regarde son tableau, reprend et conclut. "Oui, on peut dire que l’effet est toujours positif. C’est marrant, tiens !" puis efface ce qui aurait pu devenir un article dans l’American Economic Review.

Et cet homme, titulaire de quatre ou cinq titres de doctorats honoris causa de prestigieuses universités, se présente aux élections sociales pour défendre les intérêts des femmes qui nettoient les bureaux de l'université…

C’est cela, voyez-vous, qui a marqué à jamais l’étudiant que j’étais : le refus que la théorie économique, au développement de laquelle il œuvrait de façon significative, soit instrumentalisée à des fins qu’il réprouvait. Il pouvait, lui, dire ces choses avec autorité parce qu’il savait ce dont il parlait. Quand, après avoir achevé la présentation du théorème de Pareto-optimalité de l’équilibre général concurrentiel d’Arrow-Debreu, il le commente avec une moue perplexe en disant "avec autant d’hypothèses, cela ne nous dit encore pas grand-chose de notre monde", il nous donne une formidable leçon d’humilité.

La théorie comme une fin en soi n’avait pas de sens pour lui. À la fin d’un séminaire au cours duquel un brillant jeune économètre avait présenté une technique un peu innovante appliquée à des ersatz de données, il avait demandé la parole (se faisait alors le silence qui dit l’attente de la parole du maître) et dit "En somme, vous roulez en Rolls-Royce dans un terrain vague". Et tout était dit.

Ce n’est pas le lieu de bassiner Facebook avec mille anecdotes qui témoignent de l’immense respect que j’ai pour lui, qui a si bien illustré cette parole de John Stuart Mill selon qui "on ne peut être un bon économiste si on est que cela." Car, d’abord et avant tout, c’était un homme juste, soucieux que son empreinte sur terre soit celle de la justice. Et qui a fait de ce souci une œuvre magistrale.

Il est de ceux qui continueront de m’inspirer.

Et d'entretenir mon humilité.

Laurent Deutsch