Testimony by Michel Lebreton

Michel

Lebreton

Université de Toulouse

Lorsque, j’étais jeune étudiant en sciences économiques à Rennes au milieu des années 70, le nom de Jacques Drèze m’était déjà familier. J’avais lu avec gourmandise son article de 1964 sur la contribution des ingénieurs économistes français puis écrit mon mémoire de fin d’études sur la procédure MDP [1]. A cette époque, beaucoup d’économistes étaient engagés dans une grandiose construction intellectuelle visant à élargir la théorie classique de l'équilibre général à des situations où certains prix sont rigides (les déséquilibres de marchés éventuels étant alors « résolus » par des rationnements). Depuis ma lointaine Bretagne, je contemplais, admiratif, cette ambitieuse entreprise de synthèse, entreprise comme en connaissent toutes les sciences. Je suivais cette floraison de travaux avec beaucoup de curiosité et il était clair à mes yeux de jeune étudiant, puis plus tard d'assistant, que Jacques Drèze était un pilier majeur de cette épopée et plus généralement de la science économique moderne [2].

 

J'ai eu la chance de le rencontrer et de l'approcher beaucoup plus tard (dans ma quarantaine) après avoir accepté l'offre qui m'avait été faite de diriger le CORE durant la période 1998-2000. Mes années belges restent à jamais gravées dans ma mémoire. Ces années furent des années heureuses. Une vie professionnelle épanouie et de belles rencontres. Je n’oublie personne. En sus de Jacques, je pourrais évoquer les nombreux autres membres du CORE avec lesquels j’ai interagi et les amitiés durables qui se sont nouées à cette occasion. Je n’oublie pas non plus la merveilleuse équipe administrative sans laquelle le CORE ne serait pas ce qu’il a été et ce qu’il est. Alors que j'atteins le crépuscule de ma vie professionnelle, le départ de Jacques fait remonter à la surface tous ces merveilleux souvenirs. Jacques est directement ou indirectement celui à qui je dois ces années de bonheur. Ma femme et mes deux fils se souviennent aussi de ces deux années avec beaucoup d’émotion.

 

Le savant exceptionnel qu’il a été a été évoqué par de nombreuses personnes durant la Visio conférence organisée par Pierre Dehez pour lui rendre hommage. J’ai eu l’immense privilège de travailler avec lui et deux coauteurs (Shlomo Weber et Alexey Savvateev) sur un projet d’économie publique théorique. Ma mémoire, pourtant capricieuse, n’effacera jamais les moments vécus à l’occasion de cette collaboration. Pour être tout à fait sincère, j’étais intimidé de me trouver avec lui face au tableau. La vivacité d’esprit de Jacques était impressionnante. Il était puissant et profond.

 

Durant la Visio conférence, de nombreuses facettes de sa personnalité ont été évoquées. J’ai songé demander la parole mais devant le flux de témoignages, tous aussi émouvants les uns que les autres, j’ai jugé préférable de renoncer. La fin de celui de Jean Jacques Herings m’a profondément touché ; je souhaiterais moi aussi évoquer l’homme.

 

J’ai en effet partagé des moments plus privés avec Jacques, moments où j’ai appris à connaitre la complexité et la richesse de sa personne. Nos conversations dépassaient largement le cadre étroit de la science économique. Nous parlions inévitablement du CORE, de son histoire mais aussi de son devenir, des projets que je portais. Nous allions souvent déjeuner ensemble au restaurant universitaire Le Sablon. Le CORE avait été aux yeux du jeune étudiant que je fus et demeurait, aux yeux de l’économiste plus accompli que j’étais devenu, un modèle, une référence, une institution…J'avais à cœur d'apporter ma petite pierre à ce prestigieux édifice et d'honorer la confiance que ses membres avaient placée en moi.

 

S'agissant du CORE, il y a tant de choses à raconter. Il est impossible de dissocier la vie professionnelle de Jacques de l’aventure du CORE. Jacques fut sans conteste un entrepreneur de génie. Comment oublier le séminaire du lundi durant lequel, dans une salle enfumée par la pipe de Jacques et les cigarettes de Jean Francois, l'orateur résistait avec plus ou moins de bonheur aux « assauts » des participants ? Comment oublier les séances improvisées au tableau de la salle de convivialité, salle où trônait la fameuse machine à café qui a aussi fait la célébrité du CORE ? Et le repas annuel international, et les goûters gourmands avec l’équipe administrative, …Et pour moi, comment pourrais-je oublier cette expérience d’interdisciplinarité vécue avec mes collègues de recherche Opérationnelle (Michel Goemans et Martin Skutella) à l’occasion d’un problème sur lequel je séchais avec Shlomo Weber depuis plusieurs années [3] ! On ne dira jamais assez combien cette conception de l’interdisciplinarité et de sa mise en œuvre, bien en avance sur son temps, était une innovation de tout premier plan.

 

Sur un plan plus personnel et pour conclure, j’aimerais dire que la mise en pratique de son humanisme chrétien dans sa vie quotidienne m’impressionnait au plus haut point. J’aimerais ici raconter une anecdote (ou plutôt le souvenir que j'en ai). En 1998, l'année où je suis arrivé, l’UCL délivra un Doctorat Honoris Causa à Aung San Suu Kyi au titre des valeurs de liberté et de démocratie qu'elle défendait en Birmanie. Comme elle était emprisonnée, son époux l'avait représenté à la cérémonie. Peu de temps après, des étudiants de l’UCL ont attiré l’attention sur le fait que la société Petrofina (racheté par Elf) procédait à des investissements importants en Birmanie et finançait de ce fait la junte militaire en place. Sachant qu'un membre de cette société siégeait dans le conseil d'administration de l'UCL, ces étudiants ont exigé et obtenu que ce représentant vienne s'expliquer publiquement dans un amphithéâtre de l'UCL. Jacques avait proposé que nous allions assister ensemble à ces débats où (de mémoire) P. Van Parijs occupait le rôle de modérateur. Jacques m’avait souvent fait comprendre qu’il était important pour lui que sa vie au quotidien soit en harmonie avec les valeurs auxquelles il croyait. Il n’aimait pas les contradictions et je pense que celle mise en avant par les étudiants (contradiction entre les valeurs portées par l’UCL et les actions de l’un de ses administrateurs) l’avait interpellé.

 

Ces quelques lignes sont loin d’épuiser ce que j’aurais à exprimer ou raconter concernant Jacques. Un géant s’en est allé. Toutes mes pensées vont vers Monique, ses fils, les autres membres de sa famille et ses amis.

 

Michel Le Breton

 


[1] Il y avait alors un intérêt pour l’étude des procédures de planification.

[2] Il a touché avec brio quasiment tous les domaines de la discipline. En sus de ses autres contributions à l’économie publique, je connaissais aussi son article joint avec Robert Aumann consacrée aux solutions de la théorie des jeux coopératifs dans le cas de structures de coalitions.

[3] Michel a évoqué cette expérience à l’occasion de la cérémonie de réception du Doctorat Honoris Causa de l’UCL en 2016.