Pierre
Dehez
CORE
Lu au cours de la cérémonie d'adieu à Jacques Drèze
Si je m'exprime devant vous aujourd'hui, c'est au nom du CORE et en particulier au nom des anciens, des émérites. Nous étions 17 et Jacques était notre doyen d'âge.
Le CORE perd sa figure de proue, son fondateur. Le CORE a aujourd'hui 56 ans et Jacques nous a tous inspirés et guidés au cours de ces années. Quand je dis tous, je vois bien au-delà de l'UCL, bien au-delà de nos frontières et je pense aux nombreux visiteurs et anciens membres du CORE dont les messages s'accumulent. Tous parlent de leur désarroi, de leur tristesse. La disparition de Jacques nous laisse tous désemparés.
Je ne vais pas vous parler de la contribution scientifique de Jacques, considérable, vous le savez. Je vais surtout vous parler de l'homme tel que nous l'avons connu.
Jacques avait une forte personnalité qui ne laissait personne indifférent, que ce soit les étudiants qui ont suivi ses cours ou les chercheurs auxquels il prodiguait ses conseils, et pas seulement ses doctorants. Et pour beaucoup d'entre nous, il apparaît à des moments décisifs de notre vie.
Enseignant, il était connu comme un excellent pédagogue. Il savait éveiller la curiosité des étudiants et les surprenait parfois avec des applications à des questions d'actualité des concepts théoriques qu'il enseignait. Car Jacques croyait à l'utilité sociale de la théorie économique tout en connaissant ses limites. Il a toujours cherché à l'améliorer pour mieux la faire coller à la réalité. Ses leçons de 2017 le démontrent, mais malheureusement, le livre qu'il ambitionnait d'écrire restera inachevé.
Jacques avait un sens aigu de l'amitié. Il avait de l'empathie et on savait qu'on pouvait compter sur lui. Il était reliable. L'humilité était une autre de ses qualités. On a souvent parlé de lui comme futur prix Nobel et il y a certes pensé, mais un jour, il m'a dit "Pierre, j'ai regardé les citations des récents Nobel et je les ai comparés aux miennes. Il n'y a pas photo. J'oublie." Je pense surtout que c'est l'ampleur du spectre de ses recherches qui l'a pénalisé.
Jacques était bienveillant, mais il pouvait être parfois caustique. Et personne n'était épargné. Permettez-moi de reprendre une anecdote rapportée par Laurent Deutsch, assistant du département d'économie dans les années 90. Je le cite: "À la fin d’un séminaire au cours duquel un brillant et jeune économètre avait présenté une technique un peu innovante, appliquée à des ersatz de données, il avait demandé la parole et dit « En somme, vous roulez en Rolls-Royce dans un terrain vague »". Tout était dit. Celle-ci est plutôt gentille. Il y en a eu d'autres…
Jacques était un homme engagé. Il a pris fait et cause pour le peuple palestinien et n'a pas hésité à payer de sa personne. Et ce n'était pas facile, en particulier parce qu'il entretenait un lien fort d'amitié avec Bob Aumann, théoricien des jeux israélien. Lorsqu'ils se rencontraient, ils suivaient un protocole précis, en se donnant d'abord quelques heures de discussion sur l'épineuse question israélo-palestinienne, pour ensuite ne plus y revenir et se consacrer à leurs papiers.
L'emploi est un thème qui a occupé une place centrale dans le travail de recherche de Jacques, mais aussi dans ses engagements, comme lorsqu'il prit fait et cause pour les femmes qui assuraient le nettoyage des locaux de l'université. Loin de se cantonner dans des développements théoriques, il s'est intéressé à la politique économique. On pense évidemment à ses travaux avec Edmond Malinvaud dans les années 90 sur les politiques de relance, une question d'actualité sur laquelle il voulait retravailler cette année.
Jacques a toujours cherché à mettre en avant la collaboration, marque de fabrique du CORE, et au-delà, en particulier au niveau belge. L'entente entre Flamands et francophones et la construction européenne faisaient partie de ses préoccupations. Il a ainsi œuvré à la création du premier programme doctoral européen (EDP) qui impliquait Londres, Bonn et Louvain, et de l'association économique européenne dont il fut le premier président.
Vous le savez, Jacques avait décidé de ne plus enseigner à 60 ans pour réaliser un rêve qu'il partageait avec Monique, le tour du monde à la voile. Ils l'ont réalisé et il a ensuite repris le fil de ses recherches, inlassablement. Il a un jour dit qu'il regrettait de ne plus pouvoir encadrer de doctorat. Qu'à cela ne tienne, il a continué à nous associer à ses recherches.
Voilà, désolé d'avoir été un peu long et, vous vous en doutez, d'autres pourraient en dire plus, beaucoup plus.
Pierre Dehez
Louvain-La-Neuve, le 1er octobre 2022