L’État providence n’a jamais été autant décrié qu’aujourd’hui et pourtant il n’a sans doute jamais été autant nécessaire, écrivent Mathieu Lefèbvre et Pierre Pestieau, tous deux professeurs d’économie, dans la dernière parution de Regards économiques. Les critiques qu’il doit essuyer viennent de ceux qui veulent en réduire la voilure comme de ceux qui le trouvent inefficace à remplir ses principales missions. Pourtant les multiples fractures sociales qui ont conduit une partie de la population à douter de politiques censées la secourir, et de basculer parfois dans le vote populiste, redonnent toute sa justification à un État providence plus performant et soucieux de combler le fossé séparant une certaine tranche de la population socialement intégrée d'une autre, composée d'exclus.
Il convient cependant de reconnaître que le contexte actuel est bien différent de celui que l’État providence a connu au moment de son essor, après la seconde guerre mondiale. Les principaux changements concernent l’ouverture des frontières, le marché du travail de plus en plus précarisé, la structure familiale éclatée et l’individualisme croissant; auxquels s’ajoutent le défi climatique, le vieillissement démographique et un net ralentissement de la croissance. Ces nouvelles donnes qui menacent la pérennité de l’État providence appellent donc des réformes profondes.
Avant de parler de réformes, il importe également de rappeler que jusqu’à un passé récent la performance de l’État providence a été satisfaisante. Elle n’a cessé de croître dans la plupart des pays européens et on a pu assister à une nette convergence entre ces mêmes pays européens. Certes des différences demeurent avec les pays nordiques comme premiers de classe et la Bulgarie, la Roumanie et la pauvre Grèce en bons derniers. Ce bilan globalement satisfaisant et qui va à l’encontre de jugements hâtifs et idéologiques ne doit pas faire oublier que les menaces demeurent, sans doute plus vives que dans le passé et qui se traduisent par diverses fractures sociales.
La source majeure de ces fractures est sans nul doute la panne de l’ascenseur social. L’État providence s’est sans doute trop longtemps préoccupé de l’inégalité des revenus et de la pauvreté et pas assez de la mobilité sociale. Il semble important de réorienter ses priorités et d’adopter une politique davantage proactive. Cela demande de sécuriser le quotidien des pauvres mais aussi celui des classes moyennes qui subissent de plein fouet les chocs qu’entraine une économie de marché mondialisée. Cela exige surtout de donner aux uns et aux autres des perspectives d’avenir en remettant en marche l’ascenseur social.
À cet effet, il est suggéré d’améliorer la perception des droits de succession et de rendre l’école davantage démocratique. Cela implique également une réorganisation de la protection sociale. Tout particulièrement, il faudrait revenir à des programmes qui dans la tradition bismarckienne ne couvrent pas seulement les plus pauvres mais l’ensemble de la société. On a sans doute eu trop tendance à se focaliser sur les seuls pauvres et oublier que le besoin de sécurité concernait d’autres catégories : les personnes dépendantes, les travailleurs précarisés, les retraités. Les salaires minimaux représentent une garantie de stabilité pour les travailleurs peu qualifiés. Plus généralement, il importe de s’assurer que les minimas sociaux soient fixés à un niveau supérieur au seuil de pauvreté. Ajoutons le fait que la famille qui a longtemps constitué un filet de sécurité solide commence à faire défaut. L’État se trouve ainsi confronté à des besoins nouveaux que couvraient la famille.
Quelques réformes que réclament les fractures sociales ont été esquissées. Il serait téméraire de croire qu'il existe une réponse à une question dont les chercheurs et les hommes politiques n’ont pas fini de prendre la mesure. Mais ici plus qu’ailleurs, il faut éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain, ce que n’hésiteraient pas de faire les ennemis de l’État providence.