La neutralité de l’enseignant devant son auditoire est-elle possible et souhaitable ?

La neutralité de l’enseignant devant son auditoire est-elle possible ? Et souhaitable ? C’est la question qui était posée à deux enseignants, Jean De Munck, professeur de sociologie du droit à l’UCL, et Gaëlle Jeanmart, docteure en philosophie de l’ULg, dans le cadre du rendez-vous du midi de l’éthique à l’UCL ce 18 avril. Le principe ? Chaque intervenant propose un exposé durant 15 minutes pour tenter de répondre à la question de départ. Ensuite, viennent les questions du public pour susciter le débat.

Autour du concept de neutralité

Le mot « neutralité » a directement interpellé Gaëlle Jeanmart. En tant que philosophe, elle ‘chipote’ aussi avec la question de départ. La notion de neutralité, d’abord, « est-ce un de ces mots qu’on utilise par effet de mode », se demande-t-elle ? « La neutralité, sur le plan de la philosophie de l’éducation est-elle un moyen efficace pour l’enseignant d’accomplir ses objectifs ? » Gaëlle Jeanmart poursuit son raisonnement. Terme juridique, la neutralité n’a, à l’origine, aucun rapport avec l’éducation. Cette question de la neutralité n’est d’ailleurs pas une question très ancienne. On peut y trouver un lien avec la question de l’autorité légitime du maitre. Et de facto, de l’obéissance des élèves. On peut ainsi déplacer la question de la neutralité vers la question de la docilité, qui vient de docere, en latin, ce qui signifie ‘apprendre’. À quel moment le concept de neutralité a-t-il été rapatrié dans le champ de l’éducation ? Gaëlle Jeanmart refait l’historique de la question : « On peut lier ce concept à celui de laïcité, qui trouve son origine à la fin du XIXème siècle lors de la séparation des rapports Etat-Eglise. L’obligation scolaire s’étend. L’instruction morale religieuse est remplacée par une instruction morale civique. Les enseignants formés ne sont donc plus issus des congrégations uniquement. En 1880, l’enseignement supérieur est lui aussi réformé et laïcisé. On lie liberté académique et laïcité. Mais la neutralité « à la belge » est toutefois un peu paradoxale », rappelle Gaëlle Jeanmart. « Avec le décret neutralité, dans l’enseignement secondaire, on propose un cours de religion ou de morale, en respectant la diversité confessionnelle. On parle alors plutôt d’une neutralité de l’enseignement, pas de l’enseignant. » La question de départ devrait du coup être évacuée, selon Gaëlle Jeanmart, mais il existe toutefois plusieurs pistes pour y répondre.

Un enseignant neutre est-il possible ?

Un enseignant neutre devant un auditoire, est-ce possible ? Pour Gaëlle Jeanmart, oui et non. « C’est possible car il y aurait dans ce cas un suspens de jugement, un refus de prendre position, un refus de l’affichage de ses convictions. Le suspens de jugement est incontournable. La première règle de Descartes est de ne pas recevoir quelque chose sans l’avoir analysé, vérifié. Il y a un refus de la précipitation. Or, une formation académique va de pair avec un intérêt des vertus morales qui permettent la recherche. Neutraliser son jugement pendant le temps du jugement en fait partie. » Un enseignant neutre est-il souhaitable ? Gaëlle Jeanmart poursuit : « On critique le jugement, or le jugement est fondamental et former au jugement est une des missions de l’enseignement. »

Jean De Munck propose un raisonnement directement lié à la liberté académique : « l’Etat libéral doit être neutre. On ne peut ni favoriser ni défavoriser une religion par exemple. Il y a un agnosticisme qui est imposé aux pouvoirs publics. Mais la société civile doit-elle quant à elle être neutre ? » Pour Jean De Munck, « Les associations formées librement, comme l’UCL, n’ont pas à être neutres. D’une manière générale, on considère que la liberté académique, différenciée par le Conseil constitutionnel de la liberté d’enseignement et de la liberté d’expression, s’applique à tout professeur, même enseignant au sein d’une université d’Etat. L’université n’a donc pas à être neutre, ses enseignants non plus. Un enseignant a le droit de constituer son cours comme bon lui semble (ressources, méthodes, etc.) En aucune façon le cahier des charges qu’il reçoit n’est du même ordre qu’un programme de l’enseignement secondaire. Il est libre à interprétation. L’université refuse l’inspection alors que l’enseignement secondaire y est soumis. Il s’agit d’une vision non-autoritaire du cahier heuristique. »

MAIS, rappelle l’académique, « la science ne se forme que par neutralisation cognitive. La neutralité a une valeur méthodologique et procédurale. L’enseignant doit être neutre dans ce sens-là, il n’a pas à porter de jugement de valeur en opposition au jugement de fait. Si l’on applique le principe de neutralité cognitive, l’enseignant doit proposer une auto-explication de ses prises de positions et faire acte d’honnêteté en présentant les options alternatives sur le mode de l’équité. Il ne doit pas dénigrer les autres positions, et offrir un cours « diversifié ». »

Sujets sensibles, prises de position, quelle relation professeur-étudiant ?

Aux Etats-Unis et au Canada, quand le professeur va aborder un sujet sensible avec les étudiants, il est tenu de les prévenir. Cela s’appelle le « trigger warning ». Alors quelle relation enseignant-étudiant ? Aujourd’hui, rappelle Jean De Munck, l’enregistrement des cours est possible. N’importe qui peut alors écouter ce cours en dehors de la relation pédagogique professeur-étudiant. Cela déséquilibre la relation. L’intervention du professeur en dehors de sa charge d’enseignant, dans les médias ou via une plateforme de la société civile, où il peut diffuser des positions, peut aussi déséquilibrer cette relation.

Deux questions du public pour aller plus loin :

La neutralité amenée par le jugement de fait face au jugement de valeur est-elle suffisante ? Si l’on prend l’exemple du climato-scepticisme par exemple. Jean De Munck répond : « une majorité consensuelle dans la communauté scientifique est d’accord sur la problématique du réchauffement climatique et de ses enjeux. Mais on ne doit jamais exclure que cette majorité se soit trompée. Il faut être très prudent sur les positions « acceptables ». »

L’enseignant de 1er cycle a-t-il un devoir spécifique ? Est-il souhaitable, dans le cadre des cours de 1ère année, de faire émerger les approches « orthodoxes » d’abord pour ensuite armer les étudiants pour les contester et aller plus loin ? Les étudiants de 18 ans ne sont pas armés pour les approches non-orthodoxes, dit l’étudiant qui pose la question. Réponse de Jean De Munck : « Le 1er cycle est spécifique mais un professeur incompétent est un professeur qui empêche ses étudiants d’avoir une vision de toutes les options et critique, dénigre les options contraires. Ça revient à ne pas assurer le cahier des charges. On demande en première année de proposer des cours d’introduction à une discipline, l’université doit donc veiller à la représentation des différents champs disciplinaires. »

Pauline Volvert

Publié le 24 avril 2017