"La normalité, ça n'existe plus"

LOUVAINS

23 ans avant l’adoption du décret sur l’enseignement inclusif (en 2014), l’UCL proposait déjà un accompagnement adapté aux étudiants porteurs de troubles, maladie ou handicap. Aujourd’hui, ils sont 300 à bénéficier du statut PEPS (Projet pour étudiants à profils spécifiques) que l’UCL destine aussi aux étudiants sportifs de haut niveau, artistes ou entrepreneurs. À l’Université Laval (Québec), on tente déjà le pari de la ‘pédagogie universelle’. Car… «la normalité, ça n’existe plus.»

Du 14 au 16 mars 2017, l'UCL organise un colloque international à l'occasion des 25 ans de Aide-Handi: 'L"inclusion des étudiants universitaires à profils spécifiques interroge la pédagogie universelle'.

Besoins spécifiques : l'UCL s'engage

« La solidarité, ce n'est pas juste pour toi. Tu aides aussi les autres. Quand tu prends des notes, elles bénéficient à tous », explique Murielle Sack, coordinatrice du service AideHandi qui existe depuis 25 ans à l'UCL. Elle discute avec Manu, en situation de handicap moteur, qui est en rhéto et voudrait s'engager dans des études de sciences politiques. Il est venu s’informer sur les aides, services, accompagnements et soins infirmiers dont il pourrait bénéficier en étudiant à l'UCL.

L'UCL s'est engagée depuis 2011 à soutenir les étudiants dont la réussite serait compromise s’ils n’avaient pas accès à des aménagements ou une logistique particulière. « Certains handicaps sont invisibles, comme les troubles de l'attention, la dyslexie, les grosses dépressions ou les maladies psychiatriques. Ou encore les maladies auto-immunes qui empêchent l'étudiant de sortir de chez lui par crainte des microbes », précise Murielle Sack.

Objectiver les difficultés

Depuis la rentrée 2014-2015, le décret inclusif, entré en vigueur en même temps que le décret paysage, impose une intégration des étudiants en situation de handicap aux universités et hautes écoles francophones. Désormais, l'étudiant en situation de handicap qui se voit refuser une prise en charge ou un accompagnement peut introduire un recours. « L’UCL n’en a pas encore reçu. Mais en soi, un recours pourrait avoir du bon car il inciterait certains profs encore réticents à accorder des aménagements », indique Murielle Sack. « Tout n’est cependant pas réalisable. L'étudiant doit aussi prendre conscience des limites de sa maladie. Les difficultés doivent être objectivées par des diagnostics. »

Impliquer et sensibiliser

Dans chaque faculté de l'UCL, une personne est aujourd'hui dévolue aux étudiants à besoins spécifiques. Des programmes d'accompagnement individualisés sont mis en œuvre : preneur de notes, temps particulier mis à disposition... « Mon rôle est de coordonner ces accompagnateurs pédagogiques. Il faut sensibiliser les enseignants pour éviter que chaque étudiant doive plaider sa cause auprès de chacun d’eux », poursuit Murielle Sack. D’autre part, L'UCL n’est qu’au début de ce processus d'intégration. La KU Leuven, qui compte un total de près de 45 000 étudiants, accueillerait pas moins de 1 200 étudiants en difficulté. « Les écoles sont beaucoup plus actives dans l'inclusion des élèves en situation de handicap. Ces jeunes vont arriver dans les universités, ce qui va doubler ou tripler le nombre d'étudiants PEPS dans les trois ou quatre ans à venir. Nous devons nous y préparer en impliquant les facultés, les assistants. En dissipant aussi la méfiance de quelques professeurs vis-à-vis des cours virtuels. Ils n’ont pas grandi dans ce monde-là, mais la jeunesse d’aujourd’hui, oui ! Les pays anglo-saxons l’ont bien compris. »

Pour autant, Murielle Sack est optimiste : « Les mentalités évoluent, nous sommes en transition. D’ici 5 à 10 ans, la question des cours virtuels ne se posera plus. Nous ne sommes d’ailleurs déjà plus dans une dynamique d'auditoires avec des étudiants moyens. Aujourd'hui, on a une diversité d'étudiants : des Erasmus, des dyslexiques, des malades, des jeunes qui travaillent par ailleurs, des jeunes mères... » De quoi porter un regard enthousiaste sur l'avenir de l'inclusion à l'UCL.

Sur les quelque 30 000 étudiants que compte l'UCL, 40 étudiants handicapés, et reconnus comme tels, sont accueillis actuellement. Ils bénéficient d'un soutien financier de l'AviQ (Agence pour une vie de qualité) et de PHARE (Personne Handicapée Autonomie Recherchée). Au-delà, 300 étudiants ont un statut PEPS.

Catherine Ernens
Journaliste politique à
L'Avenir


Rendre possible l'inaccessible

« Depuis dix ans, il y a un changement de regard des enseignants et de l’université vis-à-vis des étudiants à profil spécifique », explique Didier Lambert, vice-recteur aux affaires étudiantes. « C’était l’intérêt du projet PEPS : passer d’une demande individuelle de l’étudiant à une volonté collective de changer le statut de ces personnes. » Et l’avenir ? « Je vois deux pistes. Je voudrais que l’on puisse préparer au mieux l’insertion socio-professionnelle de ces étudiants, traitée au cas par cas jusqu’ici. Demain, je voudrais que le regard change sur les lieux de stage, et du côté des employeurs. Pourquoi ne pas imaginer un label des lieux de stage ? » Il n’empêche, à force de chercher des réponses individuelles, l’UCL est déjà bien outillée pour renseigner des entreprises ouvertes à des étudiants différents.

Deuxième piste : Didier Lambert voudrait développer une formation qui rende possible ce qui est aujourd’hui inaccessible. « En chimie, par exemple, il est actuellement inconcevable de dispenser des étudiants des travaux de laboratoire expérimentaux. Or dans d’autres pays, on a développé des programmes de chimie totalement théoriques. Cela ouvre à une discipline, même si cela n’ouvre pas à toutes les professions de cette discipline. Chez nous, un Stephen Hawking n’aurait pas accès à toutes les études… » D.H.


La pédagogie universelle

Anne-Louise Fournier est conseillère pour les étudiants en situation de handicap à l’Université Laval à Québec. Elle y mène une expérience de ‘pédagogie universelle’, celle qui inclut toutes les différences au bénéfice de tous.

Que recouvre cette notion ?
« Il s’agit d’une conception universelle de l'apprentissage, un courant pédagogique qui existe chez les anglophones d’Amérique du Nord depuis dix ans. À Laval, à l'hiver 2016, nous avons mis en route un projet pilote avec 14 professeurs de 7 facultés différentes. Au lieu de présumer qu'il n’y a qu’une seule façon d'apprendre, chacun travaille sur de nouvelles pratiques pédagogiques au bénéfice de tous, pose des constats, échange... »

Comment ?
« Un exemple : si l'examen devait durer deux heures mais que les étudiants qui présentent des troubles de l'attention en ont besoin de trois, tout le monde dispose de ce délai sans que cela modifie la note des autres étudiants. Au lieu d’un cours magistral, on conçoit des interactions répondant à des styles d'apprentissages variés. Les étudiants en situation de handicap ont besoin de matériel différent, parfois d'un interprète ou d’un preneur de notes. L'idée est que ces modifications deviennent un avantage pour ces étudiants-là mais aussi pour les autres. On travaille au mieux-être de toute la classe. Cela traduit une évolution vers une université plus inclusive où les concepts d'équité commencent à être maitrisés. L'objectif est de diminuer au maximum les cas isolés pour que ce soit moins lourd d'un point de vue administratif et logistique, et aussi parce que, pour les étudiants en situation de handicap, il est mieux qu'ils soient inclus dans la classe. »

Ces étudiants sont-ils de plus en plus présents à l'université ?
« Oui, avec des troubles très divers, sensoriels, de l'apprentissage, de santé mentale... Il y a aussi de plus en plus d'étudiants en échange international, qui ont des besoins diversifiés et qui ne maitrisent pas la langue. Ou encore ceux qui sont déjà sur le marché du travail. À Laval, en 2000, j'avais une centaine d'étudiants présentant des difficultés. Aujourd'hui, j'en ai 1 800 sur un total de 45 000 étudiants. On les appelle la ‘clientèle émergente’. »

On vous sent enthousiaste…
« C'est une première d'un point de vue pédagogique. Il est difficile de rassembler des professeurs d’université, mais c'est très excitant. Nous espérons qu'il y aura une belle contamination, même si elle prend beaucoup de temps. La normalité, ça n'existe plus. » C.E.


« Notre compétence? Nous adapter en permanence »

Roxanne Duponchel est étudiante PEPS en deuxième master en criminologie. Elle porte un handicap moteur de naissance qui impacte son équilibre, la vitesse et la coordination de ses mouvements. À l’UCL, elle bénéficie de l’aide de preneurs de notes et durant les examens, d'un local hors de l'auditoire et de 50% de temps supplémentaire.

« Dans notre société, on considère encore trop le handicap comme une difficulté. Les gens ne savent pas comment nous aborder, quoi nous dire, ils voient des barrières là où il n’y en a pas. C'est l'élément-clé: la communication manque cruellement », témoigne Roxanne. « Le colloque sur l'enseignement inclusif est une formidable occasion pour parler de notre expérience quotidienne, de partager cette compétence que nous avons de nous adapter continuellement. » C.E.


Génération ‘handi-capable’

Il utilise une loupe électronique pour agrandir le tableau et les notes sur l'ordinateur. « Je fais comme tout le monde mais avec une technique différente. » Mathieu Fraipont est atteint d'une maladie génétique qui diminue ses capacités visuelles. En 1er master en histoire, il bénéficie d’un statut PEPS. Il n'a jamais raté un examen et a même décroché une distinction. Il dégage une énergie incroyable.

Pour lui, son handicap est une force : « Ça me donne un motif pour repousser mes limites. Pour être très organisé, établir des réseaux de confiance, avoir une relation particulière avec les profs, le personnel administratif, celui qui gère les auditoires. J'ai toujours eu à cœur de bien réussir. »

Pour Mathieu, le handicap n’est pas un sujet tabou, même s’il ne veut pas y être réduit. « En parler, ça aide à vivre ensemble, à faire évoluer les structures et les mentalités. » Il souhaite cependant ne pas laisser cette parole aux seules associations. « J’ai mes propres mots pour parler de nous : nous sommes la génération ‘handi-capable. » C.E.


« J’ai beaucoup de respect pour ces étudiants »

Je donne cours de statistiques en Faculté de psychologie depuis 20 ans et j’ai beaucoup été confrontée à des étudiants particuliers, par exemple non ou malvoyants », explique la Pr Bernadette Govaerts. Au début, j’étais perdue. Comment faire la différence entre ce qui relève des capacités académiques ou du handicap ? Difficile de s’occuper de cas particuliers devant un auditoire de 450 étudiants », poursuit-elle. « Devant un tableau, j’ai appris, pourtant, à ne pas dire ‘regardez ‘ mais plutôt à utiliser un vocabulaire qui détaille ce que l’on voit. Mais cela demande beaucoup de concentration. » La Pr Govaerts insiste sur le rôle joué par l’équipe Aide-Handi, devenue PEPS, qui prend le relais pour comprendre les difficultés et proposer des outils adaptés. « On se met au service de l’équipe accompagnante plutôt que l’inverse. »

Les examens (sur ordinateur) sont davantage axés sur le raisonnement que sur le calcul du résultat. « Mais je ne fais rien qui désavantage les autres étudiants. Je constate que les malvoyants, par exemple, s’en sortent très bien parce qu’ils parviennent à se faire une image mentale claire des objets statistiques. » Et de conclure : « Aujourd’hui je ne fais quasi plus de distinction entre ce qui relève de l’académique et du handicap. J’ai beaucoup de respect pour ces personnes. Cela amène aussi du respect de la part des autres étudiants. » D.H.

Crédits photos : Alexis Haulot

Article paru dans le Louvain[s] de mars-avril-mai 2017