« Là où il n’y a pas de représentation ni de mise à distance du réel qui nous entoure, la violence sourd. » Directeur artistique et co-directeur du Théâtre Les Tanneurs, Alexandre Caputo n’a de cesse de défendre l’ouverture des espaces culturels et artistiques. « Il n’y a de liberté que dans la diversité des formes et des points de vue. »
Mardi 11 mai 2021. D’ici la fin de l’après-midi le ‘Codeco de la liberté’* annoncera les premières mesures de déconfinement tant attendues par les nombreux secteurs (HORECA, événementiel, culturel) dont le ‘droit au libre exercice d’une profession’ a été considérablement, voire totalement restreint depuis plusieurs mois maintenant. Ce 11 mai, pour la première fois depuis des mois, je pousse la porte, ouverte, d’un théâtre. Ce soir, comme depuis quelques jours déjà, un public, limité à 50 spectatrices et spectateurs, assiste à la représentation de Silent disco, de l’artiste franco-iranien Gurshad Shaheman, un des 9 artistes associés au Théâtre Les Tanneurs**. Son directeur artistique, Alexandre Caputo, a en effet estimé que la création de ce projet citoyen, initialement prévue en avril 2020, ne pouvait plus être reportée ; et à défaut de pouvoir accueillir tous les publics, il a donc ouvert les premières représentations à un public strictement professionnel, dans le total respect des règles sanitaires en vigueur.
Mettre le réel à distance
Cette programmation, alors que les portes des salles de spectacles doivent demeurer closes, n’est pas une surprise. Alexandre Caputo l’avait annoncée dans une lettre ouverte envoyée en guise d’invitation au monde politique : « Là où il n’y a pas de représentation ni de mise à distance du réel qui nous entoure, la violence sourd ». Une conviction forte qu’il a répétée à maintes reprises dans les médias et sur les réseaux sociaux parce qu’il en va « de mon devoir, en tant que responsable d’institution, de donner des perspectives à toutes les travailleuses et tous les travailleurs du spectacle », ainsi qu’il le proclamait solennellement sur les ondes de La Première fin avril. Parce que tout l’enjeu de la culture est là : à travers les libertés fondamentales qu’elle offre, la liberté de la création artistique et le libre accès aux oeuvres culturelles – deux libertés au croisement de bien d’autres droits : liberté de se rassembler, de s’exprimer, d’entreprendre… –, la culture, l’art sont avant tout le lieu de la rencontre, là où le désir de se frotter à une altérité, un autre regard sur le monde, différent du sien, peut trouver son assouvissement.
Un plaisir dérangeant
Et Alexandre Caputo de préciser : « Il n’y a de liberté que dans la diversité, que dans la multiplicité des formes et des points de vues. (…) Je crois donc qu’il est essentiel qu’un théâtre offre à ses spectatrices et spectateurs un voyage au sein d’une multitude de ressentis, d’opinions, de sensations, car c’est cela qui permet de nous enrichir, et d’être ébranlés dans certaines de nos représentations voire de nos convictions. Si je vais au théâtre, si j’entame une démarche artistique ou culturelle, c’est que je suis prêt à changer, à évoluer, et que je n’ai pas une vision arrêtée, figée du monde. » L’espace culturel, artistique, doit donc, selon lui, être le lieu d’un dérangement, l’art doit être un ‘plaisir dérangeant’, un plaisir intellectuel et sensuel, qui doit surtout nous mettre en mouvement. Or voilà des mois que nous avons dû adopter des gestes barrières qui nous ont totalement figés et contraints à garder les distances, qu’elles soient physiques, sociales ou culturelles aussi. Et si la pandémie a assurément éveillé un certain altruisme dans la société, le virus a aussi expressément affirmé qu’il fallait s’abstenir de rencontrer, d’aller vers l’autre, puisque justement « le danger, c’est l’autre ! ». Pourtant, insiste Alexandre, on ne peut construire son humanité, sa liberté que dans la rencontre, et non pas à l’abri des autres.
« Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté » Article 23 de la Constitution belge. |
Prendre soin des corps qui pensent
Ceci explique sans aucun doute pourquoi le directeur des Tanneurs regrette tant le silence méprisant dont le secteur culturel a fait l’objet de la part du monde politique pendant de longs mois. Cela, avant de subir la violence de la discrimination et de l’acharnement puisque l’ouverture espérée des salles de spectacles a été conditionnée à la mise en oeuvre préalable de tests à grande échelle, ce qui ne fut pas le cas en d’autres lieux (centres commerciaux, transports en commun). « Comment expliquer qu’on prenne soin de la santé des corps (avec raison), qu’on prenne soin de la santé de nos corps qui consomment et qui achètent, mais pas de la santé des corps qui pensent et qui se questionnent sur ce qui fait sens dans la vie, et sur notre rapport au monde ? », s’interroge Alexandre Caputo. Parce que notre humanité n’est pas seulement liée à notre condition de vivants, elle est aussi liée à notre capacité à générer des représentations du monde, qui nous permettent de nous définir, de nous positionner, d’évoluer, en d’autres mots, d’être libres. « Une humanité, ça se construit par le biais d’une série d’apprentissages. » Voilà pourquoi l’art, la culture sont essentiels aujourd’hui dans une société qui tend à s’atomiser, où les espaces d’échanges et de dialogues se réduisent pour céder la place aux réseaux sociaux et à des confrontations le plus souvent stériles.
‘Faire société’
Heureusement, la crise sanitaire a exacerbé notre désir de culture, d’art, de rencontres, et non le seul besoin de divertissement. Et d’espérer que la culture reste ce lieu du plaisir et de l’émancipation, non seulement parce qu’il y va de la santé des artistes et de la santé de tous les publics, mais qu’il importe de ‘faire société’, « de se retrouver dans un espace partagé pour vivre ensemble des émotions artistiques, pour vibrer… ». Parce que, conclut Alexandre Caputo, « l’émotion qu’on vit au théâtre nous amène à voir le monde autrement, à évoluer dans nos idées, nos représentations du monde, à entrer en dialogue avec l’oeuvre et avec nous-mêmes ». Car on ne construit notre humanité, notre liberté que dans le dialogue et la rencontre.
Benoît Van Oost
Coordinateur artistique des évènements UCLouvain
* Comité de concertation
** Silent disco, spectacle écrit et interprété par neuf jeunes Bruxellois·es, non professionnel·les, en situation de rupture familiale, dans une mise en scène de Gusrhad Shaheman.
Alexandre Caputo |
Article paru dans le Louvain[s] de juin-juillet-août 2021 |