Droits fondamentaux: rester attentif

LOUVAINS

droits

Des restrictions inédites ont mis nos libertés entre parenthèses depuis le début de la pandémie, hors de tout débat démocratique au sein du Parlement. Pourtant nos droits et libertés sont consacrés dans la Constitution belge, dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et dans la Convention européenne des droits de l’homme. Faut-il s’inquiéter ?

Alice Asselberghs est avocate dans le cabinet & De Bandt où elle traite notamment de dossiers en matière de droits de la propriété intellectuelle, droit des nouvelles technologies et de l’informatique, droit européen et droit de la concurrence. Elle suit de près les questions juridiques liées à la gestion de la pandémie de covid-19 en participant au travail du collectif Lawyers4Democracy.

Les libertés des citoyens ont été restreintes de manière forcée. Qu'en est-il sur  le plan légal?

C’est une question assez vaste et problématique. Durant les premiers mois de crise, le Gouvernement fédéral est intervenu sous couvert de l’urgence. Mais depuis la formation du gouvernement De Croo, soit depuis octobre 2020, le ministre de l’Intérieur continue à adopter des arrêtés ministériels et ce sans aucune loi d’habilitation. C’est ce même ministre qui, mois après mois, au compte-gouttes, a adopté différentes restrictions aux droits fondamentaux.

On peut dire que c'est du bricolage?

Complètement. De telles restrictions auraient dû être prises à la suite d’un débat démocratique et transparent au sein du Parlement. Le Gouvernement pousse à présent pour adopter une ‘loi pandémie’, pour justifier l’adoption de tels arrêtés ministériels dans le futur. Ce projet de loi pandémie, en cours de discussion au Parlement, est controversé car il formule de manière extrêmement large les pouvoirs qui seront accordés au Gouvernement et au ministre lors d’une pandémie.

Le contrôle parlementaire des pouvoirs octroyés est une question centrale des débats. Ce projet de loi pandémie fait suite à un constat d’illégalité du président du tribunal de première instance de Bruxelles. Le Gouvernement essaie coute que coute de sauver la mise pour le futur mais le cadre ‘légal’ tel qu’adopté durant les mois qui précéderont l’adoption de la loi pandémie reste très problématique.

Dans l'histoire du droit, cette restriction des libertés fera date...

Ce qui est inédit et problématique dans cette crise, c’est l’adoption à la hâte, sans débat démocratique, de mesures attentatoires à de nombreux droits fondamentaux. Ceci est d’autant plus important que ces mesures sont assorties de sanctions pénales. Normalement, pour être justifiée, une atteinte aux droits et libertés doit être nécessaire à la réalisation d’un objectif légitime et surtout proportionnée à cet objectif. Aujourd’hui la proportionnalité des mesures en cause est remise en question : la fermeture de secteurs entiers (comme l’HORECA ou la culture) sous réserve d’exceptions très limitées, était-elle réellement nécessaire ? D’autres mesures, moins attentatoires, auraient-elles pu atteindre l’objectif poursuivi par le Gouvernement ?

En droit, le précédent fait jurisprudence...

C’est notamment pour cette raison que le projet de loi pandémie est contesté parce qu’il vise l’encadrement de toutes les futures situations d’urgence épidémique. Compte tenu de la formulation très large des mesures qui pourront être prises sur cette base, des abus risquent d’être commis.

Il faut également préciser que pour l’instant, le droit à la protection des données personnelles des citoyens est violé. En effet, certains traitements de données liées à la santé (données à caractère extrêmement sensible) violent clairement les prescrits du RGPD (voir l’article 22 de l’arrêté ministériel du 28 octobre 2020 qui prévoit le traitement de ces données par l’ONSS pour contrôler le respect des mesures).

Le projet de ‘coronapass’ annoncé par le Gouvernement lors du dernier Codeco* est également problématique, non seulement du point de vue de la protection des données, mais aussi car ce type de ‘pass’ pourrait être utilisé à l’avenir pour limiter les déplacements des personnes pour d’autres raisons.

A-t-on touché à du sacré?

Les droits et libertés sont consacrés notamment dans la Constitution belge, dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et dans la Convention européenne des droits de l’homme. Ce sont évidemment des textes primordiaux qui fondent nos démocraties européennes et notre culture. L’exercice de ces droits peut être limité, mais sous certaines conditions strictes. Toute la difficulté est dans la balance entre le droit à la vie, l’objectif de santé publique et l’exercice des droits et libertés fondamentaux. Or, cette balance délicate aurait dû être exercée par le Parlement !

Doit-on être inquiet pour nos libertés?

Oui, je pense qu’il faut rester attentif. En l’occurrence, notre gouvernement a décidé de toucher à de nombreuses libertés comme notre droit de se réunir, de travailler, d’entreprendre, de voyager... Pendant les premiers mois, les citoyens n’ont pas été réellement attentifs et ont fait confiance au gouvernement. Il n’y avait pas suffisamment de recul. Après plus d’un an, on ne peut plus utiliser l’urgence pour justifier les manquements démocratiques. Un vrai débat doit être mené.

Pour les citoyens en colère, que plaider?

Il est clair que les nombreuses atteintes aux droits et libertés pourraient être qualifiées de fautes dans le chef de l’État. Ces mesures ne sont pas basées sur une loi d’habilitation suffisante. La cour d’appel de Bruxelles va devoir se prononcer sur ce point dans les prochains jours. En effet, le Gouvernement se base sur d’anciennes lois, dont une loi du 15 mai 2007, qui ne visent pas la situation de pandémie et ne constituent pas une base légale suffisante.

En outre, il n’y a pas eu de consultation du Conseil d’État préalablement à l’adoption des arrêtés ministériels. Les citoyens et entreprises peuvent également faire appel au principe d’égalité et de non-discrimination (comment expliquer que certains secteurs aient été favorisés et d’autres complètement mis à l’arrêt ?). Les indépendants et les entreprises ont subi un préjudice financier important. L’État et les Régions ont mis en place des mesures d’aides et de subventions mais celles-ci sont minimes et ne compensent pas intégralement le dommage subi. 

À l’avenir, les mesures prises vont certainement être de plus en plus contestées devant les cours et tribunaux.

Les mesures prises portent également atteinte à la liberté de circulation. Le projet européen de certificat covid-19 en cours d’adoption prévoit un certificat spécifique permettant de voyager dans l’Union. Le ‘coronapass’ belge, quant à lui, permettra aux Belges d’accéder à certains grands évènements. Il faut rester attentif aux discriminations qui vont être créées dans les faits parce que les citoyens devront soit être vaccinés, soit être testés négatifs. Cela pose question car certains citoyens vont être discriminés notamment eu égard au prix élevé des tests PCR.

Le précédent, c'et le temps de guerre?

C’est assez inédit comme situation, c’est certain. C’est d’ailleurs notamment sur base d’une loi de 1963 que le Gouvernement s’est basé pour prendre les mesures restrictives de libertés (loi réglant les mesures de protection civile que le ministre peut prendre en situation de conflit armé ou de catastrophe). La loi du 15 mai 2007, prise après la catastrophe de Ghislenghien, fonde, elle aussi, l’adoption des arrêtés ministériels. Mais ces bases légales ne visent pas une situation de pandémie !

Catherine Ernens
Journaliste

* Comité de concertation

Alice AsselberghsAlice Asselberghs
Diplômée en dr oit de l’UCLouv ain (2017). A lice Asselberghs est avocate dans le cabinet & De Bandt où elle travaille en droit de la propriété intellectuelle, droit des nouvelles technologies et de l’informatique, droit européen et droit de la concurrence. 

 

Article paru dans le Louvain[s] de juin-juillet-août 2021