En confinement depuis plus d’un an, nous vivons une profonde perturbation de nos déplacements et de notre rapport à l’espace. De quoi nous faire ressentir à quel point la mobilité est centrale pour nos sociétés. Que se cache-t-il derrière cette obsession ? Décodage avec Christophe Mincke, juriste et sociologue, professeur à l’Université Saint-Louis.
Depuis quand la mobilité est-elle impérative ?
Christophe Mincke : Les années 1960 marquent le début d’un processus très progressif, toujours en cours. Avec Bertrand Montulet, enseignant à la Haute École Charlemagne, nous articulons deux rapports à l’espace-temps et à la mobilité dominés, l’un par la frontière (la forme-limite), l’autre par le réseau (la forme-fl ux). Dans le premier, l’espace est pensé au travers de la figure de la limite, du périmètre, de la frontière, tandis que dans le second, il est conçu comme structuré par les relations qui se nouent entre les noeuds des réseaux qui l’habitent. Nous pensons que l’on assiste clairement, dans les années 1960-1970, à l’affaiblissement du premier au profit du second, notamment marqué par l’émergence d’un impératif de mobilité. Le combat féministe dans les années 60 est assez emblématique à cet égard : les femmes contestent les frontières qui les enferment, estimant que les différences entre les hommes et les femmes en matière de comportement, de profession, de droits, etc. ne sont pas légitimes.
Pourquoi cet impératif de mobilité s’est-il imposé à ce point ?
C.M. : Notre hypothèse est que le rapport à l’espace-temps a évolué et a entrainé avec lui une modification profonde de la conception même de ce qu’est la mobilité. À la fi n du 19e et au début du 20e siècle, la société défend un idéal d’ancrage, attribue de l’importance aux frontières, enjoint aux personnes de rester à leur place (entreprise, profession, classe sociale, nation, sexe, etc.)… Dans le même temps, la mobilité est intense. L’Europe se projette dans le monde entier pour coloniser la planète. La société se passionne pour la vitesse, avec le développement du chemin de fer, de l’automobile, de l’aviation, de paquebots transatlantiques toujours plus rapides… Dans les années 60-70, ce qui va changer, c’est qu’on ne cherche plus seulement à se déplacer d’un point A à un point B mais qu’on commence progressivement à lire la vie comme un processus de mobilité en soi. S’entame un processus de délégitimation de l’idée de frontière, notamment par la contestation de la nécessité d’appartenir à un lieu, à une langue, à une classe sociale, à un pays, à une famille… Ainsi, au début du 20e, le terme ‘cosmopolite’ est négatif, il est notamment utilisé pour stigmatiser les Juifs qui ‘ne sont de nulle part’. Alors qu’aujourd’hui, il est valorisant de se dire ‘citoyen du monde’ ou ‘nomade’. Avec Bertrand Montulet, nous défendons l’idée que c’est la modification de la façon dont nous nous représentons l’espace et le temps mais aussi la façon dont nous les organisons socialement qui leur donnent une signification. Dans un monde fondé sur les frontières, c’est leur franchissement qui constitue la mobilité, qu’il s’agisse de changer de pays, de quitter son domicile ou d’abandonner une fonction dans son entreprise pour une autre. Dans un monde en réseau, par contre, chaque noeud se situe en référence à tous ceux avec lesquels il est en relation. Donc, même si je ne fais rien, le fait que les autres se déplacent me rend mobile puisque je me situe par rapport à eux. L’ immobilité devient donc impossible.
Dans un monde sans frontières, comment se repérer dans l’espace ?
C.M. : En étant membre de réseaux et en entretenant et multipliant les relations en leur sein. Les nouvelles technologies et l’ubiquité qu’elles autorisent ont soutenu cette tendance à organiser le monde au travers de réseaux. La question n’est plus de savoir où je me trouve mais bien à quels services, personnes ou ressources je peux accéder. Cependant, il nous semble que la technologie n’a pas causé cette évolution, mais l’a plutôt soutenue et amplifiée.
La possibilité d'être mobile est-elle également répartie ?
C.M. : En appliquant la notion de motilité – la capacité d’un organisme à bouger – aux sciences sociales, le sociologue Vincent Kaufmann montre qu’être mobile dépend des ressources, des savoirs et des savoir-faire dont on dispose. Or, ceux-ci sont inégalement répartis dans la population. Au-delà, se pose la question de la reconnaissance de nos mobilités. On valorise le chercheur qui va à un congrès aux États-Unis. Par contraste, le demandeur d’emploi qui trouve un job à mi-temps de réassortisseur dans un supermarché à 1h30 de bus de chez lui ne sera pas particulièrement encensé. Pourtant, le second paie un plus lourd tribut à la mobilité que le premier. À l’inverse, un rentier rendra son immobilité invisible, évitant les critiques, tandis que le chômeur sera stigmatisé pour son inaction supposée. Il y a donc des jeux de visibilisation /invisibilisation qui ont une importance cruciale dans une société qui survalorise la mobilité. Autrement dit, on ne peut pas se contenter de distinguer les mobiles des immobiles.
Qu’est-ce que la crise sanitaire a révélé de notre rapport à la liberté et à la mobilité ?
C.M. : Quand on sera sorti de cette crise, on devra réfléchir à ce qui s’est passé. Le premier confinement a été accueilli par une partie de la population avec un certain soulagement, comme une sorte de parenthèse qui, par contraste, nous a fait prendre conscience du poids et du cout de la mobilité. Comment vivons-nous ? Pourquoi ? Qu’est-ce que cela nous apporte ? Soudain, nous nous interrogions sur nos pratiques. Par ailleurs, on a vu apparaitre de grandes inégalités sociales entre ceux qui n’ont subi aucun désagrément économique et ceux qui étaient, soit forcés d’être mobiles et contraints de prendre des risques pour continuer à gagner leur vie, soit empêchés de l’être et privés de leurs revenus. Certains ont affirmé que nous pourrions continuer de fonctionner normalement grâce à la technologie, qui nous permettrait d’être partout sans bouger physiquement. Rapidement, il a fallu déchanter. Tout ceci nous a rappelé que la mobilité a un cout et pas seulement sur le plan environnemental, alors que nous rêvons de sociétés parfaitement fluides. Ce qui apparait, c’est la perspective d’une repolitisation de la mobilité. Vu son cout, quand estelle justifiée ? Qui a le droit de bouger ? À quel rythme ? La réaction courante est de dire que nous devons pouvoir être mobiles sans aucune limite, mais nous venons d’être confrontés à certaines limites qu’il va falloir gérer. À mon sens, reprendre l’activité ‘normale’ serait un retour à une norme sociale problématique et à des pratiques intenables.
Quel rapport faites-vous entre prison, liberté et mobilité ?
C.M. : Mon domaine, c’est la criminologie et, en travaillant avec Bertrand Montulet, je me suis dit que si on trouvait l’injonction de mobilité dans le milieu carcéral, cela voudrait dire que cette logique a pénétré tous les domaines, y compris les lieux où on l’attend le moins. Auparavant, la prison c’était simple, on était dehors ou dedans, libre ou pas libre. Aujourd’hui, avec la surveillance électronique (bracelet, GPS, techniques d’exclusion de certaines zones), les peines de substitution, les multiples modalités d’aménagement de l’exécution des peines privatives de liberté etc., les limites du monde carcéral sont de plus en plus imprécises. D’autre part, le discours sur la prison a changé : elle doit être ouverte aux services, aux proches, aux biens, aux informations et le détenu idéal est celui qui se forme, a un projet, voire des projets successifs. La prison reste une institution paradoxale : elle continue d’immobiliser des personnes, mais développe des stratégies et des discours faisant la promotion de la mobilité physique et sociale. C’est par ce biais que je tente d’aborder la question de ce qui est carcéral et ce qui ne l’est pas. La question est d’autant plus cruciale que l’ambition est la normalisation de la prison, mais s’agit-il de faire de la prison le miroir de la vie libre – et donc de la supprimer si l’on va au bout de la logique – ou d’étendre le carcéral hors des murs, à l’ensemble de la société ?
La prison et la vraie vie ne feraient-elles bientôt plus qu’un ? Perspective inquiétante…
C.M. : Les bracelets électroniques tracent les détenus mais nous sommes tracés par mille dispositifs électroniques. Nous subissons une emprise qui trouve son expression la plus parfaite dans le champ carcéral. C’est en fait tout notre rapport à l’espace-temps et à la mobilité qui est interrogé par ce biais.
Dominique Hoebeke
Communication UCLouvain Bruxelles
Christophe Mincke |
Article paru dans le Louvain[s] de juin-juillet-août 2021 |