Le 28 avril prochain, l’UCLouvain remettra le titre de docteur·e honoris causa à trois personnalités qui, sur des terrains très différents, combattent la ‘fragilité du vrai’. Mais comment s’y prennent-elles ?
Chimamanda Ngozi Adichie : multiplier les points de vue
Honorer Chimamanda Ngozi Adichie autour du thème ‘La fragilité du vrai’, « c’est pour moi une évidence », témoigne Anne-Lise Sibony. « J’ai tout de suite pensé à son TED Talk, The danger of a single story », un discours tenu dans le cadre d’une remise de diplôme.
« Elle y montre combien il est dangereux de généraliser comme on le fait trop souvent à partir d’un petit bout de savoir. » L’écrivaine y raconte entre autres, comment, lorsqu’elle arrive comme étudiante sur le campus d’une université américaine, sa colocataire pense que, puisqu’elle est africaine, elle doit forcément être pauvre et ne pas connaitre la culture occidentale. Or, quand elles font connaissance, il apparait vite qu’elles connaissent les mêmes musiciens, ce qui fait voler en éclat les préjugés de la jeune Américaine.
« Chimamanda Ngozi Adichie nous met en garde contre ces récits uniques qui passent pour vrais et fragilisent l’expérience véritable. Elle nous invite à ébranler les préjugés à l’aide d’histoires singulières. Elle le fait dans ses romans où une situation est toujours abordée par des personnages aux voix et points de vue différents. » Pour Anne-Lise Sibony, les universités connaissent bien ‘la fragilité du vrai’. « Elles sont bien placées pour se rendre compte que, parfois, le vrai est inaudible. Et c’est plutôt inquiétant. »
Les spécialistes en sciences cognitives montrent que les humains sont davantage sensibles aux récits qu’aux chiffres. « Ce sont des histoires qui font sens. D’où l’importance d’honorer une écrivaine qui fait vivre les vérités humaines avec des histoires », souligne Anne-Lise Sibony.
Anne-Lise Sibony est professeure de droit européen à l’UCLouvain et marraine de Chimamanda Ngozi Adichie.
Michael Mann : combattre la désinformation climatique
Guerre, combat, ligne de front, tranchée, bataille, lutte, ennemi... « C’est un champ lexical résolument martial qu’emploie Michael Mann lorsqu’il nous parle de son histoire, tant dans ses livres que durant nos échanges », rapporte François Massonnet. Son constat ? La vérité scientifique est fragile ‘par essence’, puisqu’un de ses principes moteurs – le doute systématique – constitue par ailleurs sa plus grande menace.
Bien utilisé, le doute permet à la science d’avancer par corrections successives afin d’améliorer les théories existantes et de converger vers une meilleure compréhension du monde réel. Détourné et instrumentalisé, il entretient la confusion et laisse penser que la science est simplement perdue dans le brouillard des connaissances.
Depuis près de vingt-cinq ans, Michael Mann déploie une énergie colossale à répondre, ligne par ligne, argument par argument, interlocuteur par interlocuteur, à celles et ceux qui mettent en doute le consensus scientifique sur l’existence d’un changement climatique global sans précédent, sur son lien sans équivoque avec les activités anthropiques, et sur la nécessité d’une action climatique forte et immédiate.
Ses armes ? Occuper sa part de l’espace médiatique, qui serait autrement convoitée par les champions de la désinformation. Produire de la recherche de qualité pour légitimer ses prises de parole. Enfin, rester vigilant, car si les semeurs de doute ont compris qu’il n’est plus crédible de remettre en cause la physique du changement climatique, ils s’emploient désormais à faire porter la responsabilité des efforts sur les seuls individus afin, une nouvelle fois, de tenter de brouiller les pistes.
François Massonnet est professeur à la Faculté des sciences et parrain de Michael E. Mann.
Florence Aubenas : la preuve que le journalisme d'investigation est possible
« Florence Aubenas s’est emparée de la question en couvrant des conflits armés sur le terrain pour rendre compte de la réalité, en mettant sa vie en danger », témoigne Grégoire Lits. Par ailleurs, très tôt, elle a développé une réflexion théorique sur le rôle du journaliste dans la société. « Elle est aussi la principale représentante, dans le monde francophone, du journalisme narratif. »
‘Le quai d’Ouistreham’, une immersion dans le monde de salariés précaires à Caen, en est l’illustration. « Une enquête aussi intense demande de mettre sa vie privée de côté avec un objectif unique, rendre compte de la réalité de personnes dont on ne parle jamais. » Elle rejoint sur ce terrain Svetlana Alexievitch, journaliste biélorusse, prix Nobel de littérature.
Le temps long est la caractéristique du travail de Florence Aubenas. « Il faut aller vite, elle fait l’inverse. Au journal Le Monde, elle part plusieurs jours ou semaines sur des terrains qu’on ne peut pas couvrir dans l’instant. Elle est la preuve qu’il est encore possible de faire du journalisme d’investigation. » À quelles conditions ? « Les médias belges classiques sont sur d’autres marchés », souligne Grégoire Lits. « Le Monde peut, grâce à des abonnements numériques vendus dans toute la francophonie, se permettre d’avoir beaucoup de journalistes. » Malgré tout, en Belgique, un renouveau du journalisme est apparu avec 24h01 d’abord et Wilfried aujourd’hui. Florence Aubenas figure en bonne place dans les cours de journalisme d’investigation à l’UCLouvain. Mais elle est aussi un modèle sur le plan de l’écriture. « Elle est capable d’intéresser les gens à des histoires qui, a priori, ne suscitent pas l’intérêt. »
Grégoire Lits est professeur à l’École de journalisme de Louvain (EJL) et parrain de Florence Aubenas.
LouvainS : Mars 2022
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