La famille capverdienne, idéale au 21e siècle ? Unie dans la distance, façonnée par les migrations, elle enjambe les frontières et les continents.
Après une recherche similaire au Burkina Faso, Pierre-Jo Laurent pose ses valises au Cap-Vert où il redécouvre la complexité du métier d’anthropologue, heureux de repartir de zéro. « J’avais beaucoup étudié les liens entre le religieux et le politique, et les questions de parenté. » Quelle surprise, lors de ses premiers contacts, de constater que les migrations sont omniprésentes dans les échanges avec les autochtones. Ses bonnes relations avec des diplômés UCLouvain facilitent les contacts de l’équipe de recherche belgo-créole : l’ancien président de la République, Antonio Mascarenhas Monteiro a été un étudiant du constitutionnaliste Francis Delpérée, et Basílio Mosso Ramos, ancien ministre de la santé et président de l’Assemblée nationale jusqu’en 2016, est un sociologue formé à Louvain.
« J’ai formulé l’hypothèse que la plupart des îles capverdiennes étaient liées à un lieu d’émigration – Italie, États-Unis, Belgique et Luxembourg mais aussi l’Afrique ou la Chine – qui exerçait une influence directe sur elles. » Lui-même se penche sur les flux entre une île du Cap-Vert et les États-Unis tandis qu’Elisabeth Defreyne, désormais docteure de l’UCLouvain, s’intéresse aux liens entre une île et le couple Belgique-Luxembourg. Ces études fournissent des éléments probants afin de corroborer l’hypothèse qui semble bonne.
L’influence du pays d'accueil
Pendant plus de dix ans, Pierre-Jo Laurent suit de nombreuses familles, dont trois en particulier. La première est celle de Jorge, à qui il rend service pour son mémoire et dans la famille duquel il séjournera à chacune de ses visites au Cap-Vert – « le rêve de tout ethnologue ». « J’y découvre une structure d’une complexité inouïe que je reconstitue en interrogeant ses membres sur place et aux États-Unis. Mariages, remariages, couples séparés pendant vingt ou trente ans qui se reforment... C’est une famille unie dans la distance à travers le projet de se retrouver un jour en Amérique du Nord à la faveur des lois sur le regroupement familial. »
En Italie, la réalité est tout autre : des femmes capverdiennes y travaillent vingt ans, officiellement jamais mariées, avant de rentrer au pays. La famille capverdienne semble donc modulée par la législation des pays qui les accueillent.
La deuxième famille suivie, aisée, raconte ses logiques familiales complexes et ses stratégies matrimoniales (dont les mariages au sein de son propre groupe géographique et social) sur les deux continents. Enfin la troisième, de condition très modeste, rêve de migrer sans jamais y parvenir, tentant d’unir ses filles avec des Cap-Verdiens américains qui possèdent un ‘capital migratoire’.
Le lien demeure, malgré tout
L’originalité de la famille capverdienne plonge ses racines au 14e siècle, dans l’histoire des esclaves déchargés sur l’archipel par les Portugais. Ils y apprennent la langue et le catholicisme avant de repartir et ceux qui restent donnent naissance, au contact des Portugais installés dans les îles sans leur épouse, à un peuple métissé. Au 17e siècle, c’est au tour des baleiniers américains d’initier des flux migratoires avec les États-Unis pendant deux siècles. Aujourd’hui, la diaspora (1 200 000) représente 2,5 fois la population de l’île (450 000 habitants).
« La famille capverdienne apparait comme très opérationnelle au 21e siècle et transnationalisée bien avant Internet », analyse l’anthropologue qui n’élude pas le lot de souffrances que ce modèle entraîne. « Après avoir beaucoup travaillé aux États-Unis, certains ont mis tous leurs moyens au Cap-Vert dans la construction de véritables palais… désespérément vides car leur rêve d’y réunir leur famille n’aboutit pas. » Pourtant, grâce à cette complexité, les générations suivantes ont appris la manière de traverser les frontières et les continents.
Pierre-Jo Laurent a publié, aux éditions Karthala, ‘Amours pragmatiques. Familles, migrations et sexualité au Cap-Vert aujourd’hui’, 456 p. > bit.ly/2NvdHnL |
Dominique Hoebeke
Cheffe info UCLouvain
Article paru dans le Louvain[s] de septembre-octobre-novembre 2018 |