À l’heure du spectacle des chiffres et des levées de restrictions, on débat naturellement autour de la liberté. Est-ce la négation de la contrainte ? Le triomphe de l’individu ? Le r ésultat de la seule délibération ? Éléments de réflexion avec Nathalie Frogneux, professeure à l’École de philosophie de l’UCLouvain.
La liberté se dit en plusieurs sens. Dans le quartier des Libertés à Bruxelles, la place de la Liberté est située au carrefour de plusieurs axes nommés suivant quatre des libertés consacrées par la Constitution belge : la liberté de culte (article 19), la liberté d’enseignement (article 24), la liberté de la presse (article 25) et la liberté d’association (article 27). C’est Charles Rogier, révolutionnaire et membre du gouvernement provisoire de 1830, qui est l’instigateur de cette place. Sa statue y trône d’ailleurs. Une oeuvre de Guillaume De Groot. Cet hommage urbain à la Constitution et à l’histoire belge traduit la conception de la liberté au 19e siècle, laquelle, en résumé, offre le droit d’éviter la contrainte. Ce qui nous ramène à nos moutons : la levée des restrictions, la fin de la drache, l’effacement des contraintes, est-ce ça la liberté ?
Traversée
« La liberté n’est pas seulement l’absence de contraintes et pas du tout l'absence de conditions », répond d’emblée Nathalie Frogneux. Il serait naïf de vouloir opposer liberté et contrainte. En réalité, il faut plutôt concevoir la liberté comme un processus d’autonomisation, selon la belle expression de Castoriadis. « Je pense que la liberté se joue toujours dans un processus de choix et de transformation de certaines conditions, qu’on peut appeler des conditions de possibilité, à travers lesquelles l’on s’autonomise. Il s’agit de refuser, de modifier ou de faire siennes des conditions d'abord hétéronomes – c’est-à-dire des conditions ou contraintes qui nous sont imposées – pour accéder à une plus grande liberté. » Et la philosophe de prendre l’exemple de la langue : « Si je veux accéder au langage, je dois certes faire face à une multitude de règles de grammaire et de syntaxe, à la précision d'un lexique, mais lorsque je les maitrise, je suis en mesure – j’ai la liberté – de modifier ma langue maternelle et aussi d’apprendre d’autres langues. » Dans ce processus d’autonomisation, il y a une dimension dynamique qui fait qu’on assume ou rejette certaines conditions. « En ce sens, la liberté est une traversée constante », poursuit Nathalie Frogneux.
Pour résumer sa pensée, cette dernière cite une heureuse métaphore de Hannah Arendt : ‘Notre héritage n’est précédé d’aucun testament’. « Cela veut dire que nous ne pouvons pas entrer dans l’histoire sans un héritage, qu’il s’agisse de celui de la langue maternelle, de la culture, d’une société, etc., mais que rien ne nous force à assumer cet héritage sans rien en changer. » C’est toute la différence entre un héritage et un testament : « Le processus d'autonomisation désigne cette capacité de regarder et de transformer l'héritage collectif par lequel nous sommes des individus singuliers. »
Processus collectif
Précision importante, cette notion d’autonomisation et la liberté qui en découle se jouent dans des processus collectifs et relationnels. « Il ne s’agit pas de nier la différence entre autonomisation individuelle et autonomisation collective mais il faut sans cesse les articuler », explique la Pre Frogneux, avant d’évoquer la question des libertés dans le contexte de la vaccination contre le coronavirus. « Je crois que réduire le vaccin à un choix purement individuel est une façon un peu trop étroite de concevoir la liberté. Nous n’avons d’autonomie que parce que nous sommes traversés par le social et par le politique ». La vaccination en général, et celle contre le coronavirus en particulier, relève sans doute d’un processus d’autonomisation individuelle et collective. « En jeu, il y a certes une liberté de choix individuel, mais il y a aussi une nécessaire solidarité collective ». D’ailleurs, les anticorps et la génétique mettent en évidence le lien intergénérationnel et communautaire de la vie.
Liberté de choix et de mouvement
Par ailleurs, dans l’histoire et selon les cultures, la valeur et l'exercice de la liberté vont changer. Les préjugés évoluent aussi. Par exemple, aujourd’hui on revient à l’hypothèse selon laquelle il y a une liberté en-deçà de la possibilité de délibérer et de prendre des décisions conscientes. Nathalie Frogneux veut souligner ce point : « Depuis Descartes et la modernité, on a beaucoup surestimé la liberté en la mettant du côté de la capacité à délibérer et à choisir, sans laisser aucune possibilité de penser la liberté animale. Or, on voit aujourd’hui que les animaux s’adaptent à de nouvelles conditions, notamment leur environnement de plus en plus technologique, sans réagir selon un instinct ‘naturel’, comme par exemple les fouines qui mangent les câbles des voitures. » En réalité, pour l’humain aussi, la liberté ne concerne pas que les décisions délibérées : nous exerçons souvent notre liberté en-deçà de toute délibération. Et la liberté la plus haute trouve sa source dans la liberté corporelle. Au-delà des droits formels, il faut assurer les conditions matérielles de leur exercice. « Au 19e siècle, l'accès aux frontières était autorisé, mais la plupart des personnes n'avaient pas les moyens matériels de voyager à l'étranger. Aujourd'hui au contraire, les migrants arrivent aux frontières, mais n'ont pas le droit de les franchir et de choisir leur lieu de vie. »
François Delnooz
Chargé de communication et de projets
Nathalie Frogneux |
La liberté académique, l'affaire de toutes et tousLa liberté académique, c’est la liberté de pouvoir aller jusqu’au bout d’une recherche que l’on mène avec probité et de communiquer sur cette recherche en la publiant et en l'enseignant. Ainsi, la liberté académique des chercheurs suppose la confiance du public. Et c'est dans ce processus de communication que s'opère un continuum entre des personnes plus ou moins informées sur ce qui est valide et fi able en l'état actuel des connaissances. Le processus d'autonomisation est donc autant théorique que pratique, car l'élucidation d'un monde commun complexe donne de meilleures possibilités d'agir. À cet égard, la crise du coronavirus a mis en lumière la rupture entre certains citoyens et les experts, ainsi que le manque de diversité des expertises. Ce manque de confi ance fragilise la liberté académique comme la liberté des citoyens. « Le manque de confiance du public envers la science en ces temps de coronavirus peut être dû au fait que l’expertise est confisquée par certaines personnes alors que ça devrait être l’affaire de toutes et tous selon le point de vue de chacun », constate Nathalie Frogneux. « Quand il étudie le problème de la désertification, par exemple, le GIEC (Intergovernmental Panel on Climate Change) n’entend pas que les expertises officielles, instituées et académiques, mais également celles des personnes qui vivent le changement climatique. Tous ces points de vue convergent vers ce qu’on peut appeler une objectivité consolidée ou élargie, qui aide à la différencier du bruit ambiant. » Et l'objectivité élargie au-delà de clivages sociaux et culturels. |
Article paru dans le Louvain[s] de juin-juillet-août 2021 |