« Une des grandes leçons de cette crise, c'est la prévention »

LOUVAINS

 

Avec la crise du covid-19 et la grande souffrance des soignants, les soins de santé n’ont jamais autant fait parler d’eux. À combien s’élève leur cout en Belgique ? Et qui paie ? Trois spécialistes prennent leur scalpel et dissèquent une réalité finalement peu connue : une économiste de la santé, Sandy Tubeuf, un vieux routier du secteur, Jean Hermesse, et un sociologue de la santé, Vincent Lorant. En prenant un peu de recul, la grande malade n’est-elle pas la prévention ?

Les failles ont cassé le système

Sandy Tubeuf45 milliards d’euros, c’est le montant alloué en 2018 en Belgique aux soins de santé. Soit 10 % du PIB. Oui, mais… est-ce beaucoup ? Et comment cet argent est-il utilisé ? Est-ce que chaque Belge est égal face à la santé, lorsqu’il ou elle doit se soigner ? « La réponse est claire, non ! » Concrètement, qui paie, en Belgique, pour les soins de santé ? Le financement provient de plusieurs ‘payeurs’ : environ 40 % sont financés par les cotisations sociales versées tant par les employeurs que par les salariés ; environ 40 % sont issus de subventions publiques (TVA, taxes) ; enfin, plus de 20 % proviennent du portefeuille des Belges, soit ce que l’on appelle le ticket modérateur, qui émane des assurances complémentaires. Pour Sandy Tubeuf, économiste de la santé à l’UCLouvain, « cette dernière part est une forme de garantie pour éviter la surconsommation des soins, elle permet aux individus d’être conscients de chaque dépense ».

Si l’on compare avec d’autres pays européens, la Belgique fait office de bonne élève. « En Angleterre, les soins de santé sont nationalisés. Les Anglais ne paient donc rien de leur poche. La contrepartie, c’est que les individus ne sont pas libres de choisir où et quand ils seront pris en charge. » Est-ce mieux ? « Le système est efficace lorsque le pronostic vital est engagé, mais ça l’est nettement moins lorsque la pathologie n’est pas urgente : le patient est alors placé sur liste d’attente. » Soit la majorité des cas…

Fracture sociale, malgré tout

Peut-on dire que le système belge fonctionne ? « Oui, parce qu’il permet l’accès aux soins à toutes et tous. Par ailleurs, le dispositif prévoit un mécanisme de réduction des couts, pour celles et ceux qui ont une capacité financière moindre et/ou des problèmes de santé récurrents. » Le souci, c’est que ces garde-fous n’empêchent pas les inégalités, du fait de la participation des citoyens aux frais : « même si les montants sont réduits, certaines personnes doivent parfois choisir entre 15 € pour se soigner ou pour se chauffer ou se nourrir… » Résultat ? On assiste à un renoncement des soins de santé et donc, à une fracture sociale entre celles et ceux qui peuvent payer les suppléments, et les autres. Un propos exagéré ? « Selon une enquête Solidaris* sur la confiance et le bien-être des populations belge et française, 1 Belge sur 5 a renoncé à des soins sur les 12 derniers mois. » La conséquence est très concrète : les pathologies de ces personnes risquent d’empirer, l’état de santé des Belges de se dégrader et le cout des soins futurs de s’accroitre.

Dans un monde idéal, la solution pour éviter une médecine à deux vitesses serait, selon Sandy Tubeuf, un système hybride : « faire payer un peu plus cher celles et ceux qui en ont les moyens, pour permettre à d’autres de bénéficier également d’une aide à l’accès à l’assurance complémentaire. » 

« Là où il y a ébréchures ça casse »

La crise du covid-19 a montré d’autres failles du système belge. Avec des hôpitaux exsangues, en manque de personnel soignant, notamment du côté du care. La faute à un sous-financement ? La réponse est nuancée : « c’est clair que le budget belge alloué à la santé n’a pas été revalorisé depuis presque dix ans. Cela signifie que les investissements qui sont réalisés d’un côté, pour de nouveaux traitements par exemple, nécessitent des coupes ailleurs. » La nuance ? Elle vient de la situation actuelle, qui est exceptionnelle : « jamais nous n’aurions pu anticiper une crise d’une telle ampleur. » Mais il est évident que les failles étaient là, « et là où il y a des ébréchures, ça casse ! »

Aujourd’hui, certains métiers, comme les soins infirmiers, n’attirent plus. En cause, des conditions de travail ‘inhumaines’, ainsi que le manque de temps pour accomplir correctement les gestes de soins et pour  l’attention aux patients, essentiels à la guérison. Pour Sandy Tubeuf, « il y a urgence, il faut revaloriser ces professions. Et cela doit passer par une augmentation salariale. Il faut créer un incitant. » Mais les conséquences de cette crise des soins de santé sont aussi ailleurs, martèle l’économiste de la santé : « il faut faire revenir les patients qui ont (eu) peur de se rendre dans les hôpitaux durant les confinements et ont, dès lors, renoncé aux soins. Il est impératif de mettre en place des plans spécifiques... Au risque, à défaut, de répercussions lourdes sur le long terme. »

Isabelle Decoster
Attachée de presse UCLouvain

* Enquête Solidaris : > bit.ly/35M76RJ

 « L’éducation, l'environnement, le logement… ont plus d'impact que les soins »

Jean HermesseJean Hermesse est expert en soins de santé, ancien vice-président des mutualités chrétiennes, économiste de la santé et acteur, depuis 40 ans, de la politique de santé en Belgique.

Les soins de santé en Belgique sont-ils accessibles à tout le monde ?

Jean Hermesse : On dépense plus de 45 milliards par an pour les soins de santé en Belgique. Les moyens sont importants mais nous pouvons faire mieux, c’est plutôt un problème d’allocation interne. Le cout à charge des patients reste élevé en Belgique. 22 % de ces 45 milliards sont à leur charge, autrement dit 800 à 900 € par personne par an. Certains soins sont peu accessibles comme les soins dentaires. Un milliard est remboursé tandis qu’un milliard est payé par les patients. On a là un risque majeur et les assurances complémentaires dentaires s’étendent. Or elles ne sont pas accessibles à tout le monde.

Les suppléments d’honoraires pour les chambres à un lit pèsent aussi et pour se protéger, les Belges paient 2 milliards de primes en assurances complémentaires. Par ailleurs, 5 % de la population concentre 60 % des dépenses en soins de santé. Ce sont principalement les malades chroniques et les personnes âgées dépendantes, comme dans tous les pays.

Quand on pense santé, on pense d’abord soins…

J.H. : Les soins de santé ne contribuent à la santé qu’à hauteur de 20 à 25 % : l’éducation, l’environnement, le logement, l’alimentation, les inégalités sociales ont plus d’impact que les soins. Entre Anderlues et Laethem- Saint-Martin, il y a un écart de 8 ans en termes d’espérance de vie. Entre la Flandre et la Wallonie, c’est 3 ans. On ne va pas réduire cet écart en dépensant plus, mais en dépensant mieux. La (sur)consommation de médicaments coute 6 milliards par an, dont 4 milliards remboursés. Ma crainte, si le budget augmente, c’est de voir ces moyens aller vers le secteur pharmaceutique. Partout, et pas seulement en Belgique, on favorise les bio-tech qui génèrent en moyenne plus de 20 % de marge bénéficiaire, ce qui est énorme.

Selon vous, les soins hospitaliers ne répondent plus aux besoins actuels ?

J.H. : Nous avons développé un secteur hospitalier consacré aux soins aigus qui correspondait aux nécessités des années 1970 mais qui ne répond plus aux besoins liés au papy-boom et aux problèmes générés par un mode de vie stressant qui provoque diabètes, burn-out, maladies cardio-vasculaires. La priorité est de développer les soins chroniques.

Alors qu’on se félicite d’avoir des lits d’hôpitaux, je suis convaincu que nous n’avons pas investi dans une vraie politique de santé publique. Dès le début de la crise, il aurait fallu un dépistage massif et une politique commune entre la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. On devrait investir entre 3 et 5 % du budget dans la prévention. L’Allemagne ou les pays asiatiques l’ont fait. Une des grandes leçons de cette crise, c’est la prévention. Le confinement doit contrer la crise mais il va aussi engendrer des maladies et des décès. La santé, ce n’est pas seulement éviter la saturation des hôpitaux, c’est aussi agir en amont.

Le système actuel peut-il perdurer ?

J.H. : Le vieillissement de la population nécessite un effort au-delà de la croissance du PIB. Mais investir plus de moyens ne signifie pas trouver davantage de personnel. Il faudra investir dans la formation et les ressources humaines. Il faut aussi oser parler de la délégation des tâches. Des hygiénistes dentaires pourraient s’occuper des détartrages. Pourquoi être obligé d’aller chez l’ophtalmologue pour changer de verres ? Il y a une longue liste d’attente et des suppléments. Une infirmière bien formée pourrait aussi assister le médecin généraliste.

Le mode de financement des hopitaux doit-il évoluer ?

J.H. : Je le pense. Le budget hospitalier est aujourd’hui réparti entre 105 hôpitaux aigus au prorata des admissions pondérées selon la gravité. Les moyens d’un hôpital augmentent si son nombre d’admissions croît plus que chez les autres. Du coup, gestionnaires et médecins sont poussés à multiplier sans cesse les admissions, consultations, actes techniques. Ce mode de financement incite à la croissance permanente. Il faut réfléchir à un mode de financement qui ne pousse plus à une croissance infinie. La digitalisation pourrait aussi amener une amélioration de la qualité des soins. Utilisée à bon escient, elle peut contribuer à faire de la médecine préventive.

Propos recueillis par Catherine Ernens

Régionaliser les soins de santé

Vincent Lorant« Le système des soins de santé est une branche de la sécurité sociale gérée par l’INAMI », explique Vincent Lorant, professeur à l’Institut de recherche santé et société de l’UCLouvain. Ce système bismarckien, adopté aussi par la France et l’Allemagne, est né des organismes assureurs, acteurs intermédiaires, qui interviennent principalement dans le remboursement des soins. Autre caractéristique : depuis la sixième réforme de l’État, une série de compétences ont été redistribuées aux entités fédérées. Conséquence, un pouvoir central affaibli et des prestataires de soins qui jouissent d’une grande autonomie. « Même si le SPF Santé Publique finance et régule les prestations des soins, il a peu de pouvoir de contrainte. » Témoin, la liberté thérapeutique dont bénéficient les prestataires et la liberté de choix des patients.

Des compétences éclatées

Avec cinq niveaux de pouvoir, estime encore le sociologue et politologue de la santé, les compétences sont trop éclatées et leur répartition peu claire. « Par exemple, la médecine préventive est une compétence communautaire alors qu’une série d’actes préventifs de l’assurance maladie relèvent du fédéral. » Suggestion ? « Les compétences devraient être transférées aux entités régionales : il faut aller au bout de la logique de la sixième réforme de l’État. »

Complexité institutionnelle

Bien que complexe, le système fonctionne puisque 99 % de la population belge sont couverts par la sécurité sociale. « Lors du confinement, les personnes ayant perdu leur emploi ont pu compter sur la sécurité sociale. » Autre avantage, chaque décision est le résultat d’une concertation avec les prestataires de soins, les partenaires sociaux et les représentants des patients, ce qui garantit la démocratie par représentation des intérêts des différents acteurs. Toutefois, ce système a ses limites. « La négociation permanente entre acteurs avec des opinions et des conflits d’intérêt ne favorise pas une prise de décision claire et rapide au profit des patients d’abord. » Quant à la complexité institutionnelle, elle contribue aussi à freiner le processus. « La composition d’un gouvernement en seize mois, avec sept partis dans la majorité, explique la lenteur dans la prise de décisions. »

Défaut de prévention

Le chercheur pointe aussi la mauvaise santé de la population, surtout en Wallonie, conséquence d’un défaut de prévention et de promotion de la santé. « Si l’on compare à d’autres pays, les indicateurs en matière de prévention ne sont pas brillants. En 2018, un Wallon sur cinq fumait tandis que la couverture vaccinale des personnes âgées contre la grippe a diminué au cours des dernières années en Wallonie. » Autre indicateur de ce désintérêt : « Côté wallon, il n’y a aucun programme de recherche qui concerne les matières de santé liées au nouvelles compétences : la santé mentale, les personnes âgées, les actions préventives ou l’organisation de la médecine générale. »

S'inspirer du nord

La solution ? « On pourrait s’inspirer de pays comme la Suède, la Finlande ou la Norvège qui ont renforcé le pouvoir des entités territoriales. » Celles-ci jouent un rôle important dans l’organisation et le financement de la santé, ce qui assure une cohérence des interventions sur une base territoriale. « C’est comme si le CPAS d’Ottignies remboursait les soins de santé primaires et finançait les médecins généralistes de la région. » Ces bassins de soins permettent de développer des services et des politiques qui répondent mieux aux besoins locaux, les profils de santé différant d’une province à l’autre. Ces modèles sont également fondés sur l’autonomie du financement des soins de santé. « Financement national et organisation locale ne sont pas incompatibles – c’est le cas au Québec – mais il faut éviter de créer un système inégal entre les entités. » Contreexemple : l’Italie, où la disparité est forte entre le Nord et le Sud. « Un système décentralisé des soins de santé fonctionne à condition qu’il y ait péréquation, donc redistribution des moyens entre les entités », conclut le chercheur.

Emeline Finet avec D.H.

« Soignez l'intérêt de la région pour la santé »

Vincent Lorant regrette le peu d’ambition de la Wallonie en matière de santé. Si la Flandre dispose d’un plan spécifique pour la santé mentale, ce n’est pas le cas côté francophone alors que, depuis la sixième réforme de l’État, plusieurs services de santé mentale dépendent des régions (Initiatives d’habitations protégées, Maisons de soins psychiatriques…). Ainsi, « le plan wallon de prévention et de promotion de la santé (Horizon2030) vise une réduction de 10 % du taux de mortalité par suicide d’ici 2030. C’est très limité par rapport au champ très large de la santé mentale mais aussi peu ambitieux alors que la Belgique est une mauvaise élève : avec un taux de 22,2 suicides pour 100 000 habitants, le taux de suicide chez les hommes est proche de celui des pays de l’Europe de l’Est », déplore le sociologue. 

 

Article paru dans le Louvain[s] de décembre 2020 - janvier - février 2021